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Lus et approuvés par Valérie Canat de Chizy (novembre 2021)

dimanche 31 octobre 2021, par Valérie Canat de Chizy

Claudine Bohi, Un père. Les Lieux-Dits (Cahiers du Loup bleu), 2021

Claudine Bohi, dans ce recueil, s’interroge sur ce qu’est un père.

Parce qu’elle n’a pas vraiment connu son père, qui ne la reconnaissait pas comme étant sa propre fille, qui ne se croyait pas père, malgré la loi de chair.

Il y a le mystère de ce père si lointain, inaccessible, dont la porte était fermée. Pourtant, cette distance fut sans doute pour Claudine Bohi le socle, le point de départ vers un chemin de vie, un premier pas vers la liberté. Comme si l’absence d’amour paternel avait dû être comblé par autre chose, à inventer.

Ce qui prédomine, ce sont les yeux si clairs du père, comme emplis d’absence, les mains vides, le silence. Paradoxalement, ce vide est un mur de glace contre lequel la poète s’est heurtée, et qui l’a amenée à suivre un chemin d’errance et de quête. Parce qu’elle a cherché son père, sans jamais le trouver.

Le vide, le vague, prennent toute la place. Pour construire à partir du vide, il s’agit d’ériger des fondations. Mais où trouver le matériau ? Claudine Bohi ne répond pas à cette question. Elle ne dit pas comment elle a pu combler cette absence d’amour paternel, si important pour se construire. Elle dit juste se souvenir qu’elle le cherche, son père.

Ce père, qu’aujourd’hui elle semble comprendre, avait eu une vie difficile, était un peu perdu, petit Poucet trop vieux / sans cailloux dans les poches.

il tremblait dans sa vie
il avait peur dedans

remplir ses bras de tendre
il n’a jamais osé

le plus malheureux des deux
on ne sait pas lequel

le père pas père
ou la petite toute seule

on ne peut pas le dire

À son père, la poète a pardonné, car il ne pouvait pas faire autrement. Il lui a laissé pourtant une trace invisible à l’intérieur, une main à laquelle se raccrocher en pensée quand elle se sent perdre pied.

Au-delà de la distance, de l’absence de démonstration affective, un lien s’est établi entre le père et la fille, un lien ténu, fragile, mais présent tout de même.


Estelle Fenzy, Amoureuse ? La Boucherie littéraire, 2021

Poème en prose aux phrases découpées, ciselées, Amoureuse ? se présente comme une autofiction de l’adolescence et de la curiosité d’aimer.

Estelle Fenzy plonge dans ses souvenirs et relate les étapes de la femme en devenir qu’elle a été.

Elle écrit les premières règles, le corps qui se transforme, le passage de l’enfant à la femme. L’exploration du sentiment amoureux et du désir. Les premiers émois. Les complexes de celle qui, au départ, n’intéressait pas les garçons. Mais cela, c’était avant. Car la vie commence à quatorze ans.

Il y eut la première boum, dans un garage, avec les jeux de lumière, la danse sensuelle. Ce garçon dont elle fut follement amoureuse mais qui s’intéressait à une autre. Les sourires échangés à la cantine.

Lire Amoureuse ?, c’est un peu retourner dans l’adolescence, à l’âge des premières amours. C’est tomber amoureux.se, encore et encore. C’est se souvenir des années lycées, des étapes de la découverte de l’attirance. C’est sourire à ces évocations qui nous rappellent une part de notre vie.

Il y eut les déceptions. Ce garçon indifférent. Cet autre qui surgit à l’improviste, et illumina tout, comme un rayon de soleil. Le premier rendez-vous, les premiers gestes de l’amour. La sensualité en éveil. L’apprentissage de ce que l’on veut et de ce que l’on ne veut pas. Les situations à risque, aussi. Celles auxquelles peut être exposée toute femme.

Chroniques de la découverte de l’amour, les textes de ce recueil relatent des situations, avec des détails souvent précis, des paroles rapportées, qui sont autant de paliers dans la vie d’une adolescente qui se mue.

Dans sa chambre, un lit, un bureau, une guitare, beaucoup de livres.

Il dit que je suis jolie. Que j’ai un profil parfait. Qu’il aimerait faire des photos. Si je veux. Il dit Nefertiti.

Il ferme le volet. Allume une lumière rouge. Me fait asseoir. Face à l’appareil. Murmure. Bouge doucement. Ne pas m’effrayer. M’apprivoiser peut-être. Rendre à mon cœur un rythme supportable. L’entend-il exploser à travers ma poitrine ?

Déclics. Déclencheur.

Son index sous mon menton.

̶ Lève un peu ton visage, s’il te plaît…

Je ne parle pas. J’existe violemment.


Fabienne Swiatly, Mère éléphante. Éditions des Lisières, 2021

Chronique d’une enfance et d’une adolescence vues au prisme d’une relation à une mère dévorante, Mère éléphante, de par son titre même, évoque l’idée de démesure, d’écrasement.

La forme brève des textes, tous des quatrains, donne une impression de concentration dans l’écriture, quand l’espace autour est réduit au strict minimum, face à une mère qui contrôle, surveille, prend toute la place.

La maison est un huis-clos, un espace à tenir par les femmes, la mère et la fille, tandis que, de l’autre côté de la rue, les frères peuvent jouer à se battre.

Les volets sont fermés. La radio est ce qui permet à la narratrice de s’évader, de s’agrandir le monde. La maison à tenir, le ménage à faire, la mère veille.

Tenir la maison, c’est un ordre.
À mes pieds la serpillère et le seau,
Laver, frotter, effacer les salissures.
Ras le cul, entre mes lèvres serrées.

À l’intérieur, la colère bout. La mère, évoquée par le pronom elle, dort de plus en plus souvent. Disparaît dans le sommeil. La maison rétrécit.

Petit à petit, les barrières tombent. L’enfant devenue adolescente ose s’affranchir, profite du sommeil de la mère pour franchir la porte, fuir, marcher à travers les jardins ouvriers, puis le long de la Moselle.

L’après-midi est un bloc de béton,
Fuir jusqu’au bord de la Moselle.
Sa chambre donne sur le couloir.
Tu me laisses seule ? J’ouvre la porte.

Ce recueil est un peu le récit d’une emprise et d’une émancipation. Le récit d’une transformation, celle d’une enfant qui devient adolescente, puis femme. Qui découvre son propre corps, le plaisir, aussi.

Cette émancipation, qui permettra à Fabienne Swiatly de prendre son propre envol, se fera par l’écriture. Par la découverte de la poésie.

L’école est un cahier qui attend.
Sa voix ordonne depuis la chambre.
Je n’écoute plus, j’écris.
Des phrases s’inventent sur le carnet.


Estelle Dumortier, Entre les lignes. Photographies de Bernard Ciancia. La Rumeur libre, 2021

J’ai été profondément touchée par ce beau livre relié, mêlant les poèmes d’Estelle Dumortier et les photographies de Bernard Ciancia, fruit d’ateliers d’écriture à voix haute, de lecture, d’échanges réalisés dans un EHPAD, la résidence l’Arche en Isère, avec des personnes âgées souffrant d’alzheimer.

Au cours de ces ateliers, Bernard Ciancia a pris des photographies. En résulte une série de portraits en gros plan, où l’humanité de ces personnes se révèle au grand jour.

Dans le texte d’ouverture, Pascale Yniesta, psychologue et poète, écrit : Entre les lignes est né de ce constat : déambulation, fugues, chutes, répétition sont des termes employés dans les deux domaines, médico-social et artistique, mais ils décrivent des troubles du comportement dans le premier alors qu’ils représentent des formes ou des œuvres dans le second.

Pour écrire les textes de ce recueil, Estelle Dumortier s’est inspirée de la parole de ces personnes, retranscrites au fur et à mesure des ateliers. Il en ressort une perception du monde, dans laquelle la mémoire ancienne refait surface, par pans, ainsi, des souvenirs de la guerre chez de nombreux résidents, tandis que la mémoire immédiate tend à disparaître, les personnes atteintes d’alzheimer ne reconnaissant souvent pas leurs proches. La perte de la mémoire immédiate entraîne un effacement des repères. En découle un univers aux contours flous, traversé de lignes de fuite, et ce livre, tant par les textes que par les photographies, redonne vie à ces hommes et à ces femmes, leur redonne la parole, alors que celle-ci est empêchée.

Ce qui m’a beaucoup émue aussi, c’est que nombre de personnes de ce livre ont disparu, parmi les résidents, mais aussi le photographe Bernard Ciancia, et Pascale Yniesta, que j’avais eu la chance de rencontrer à une lecture, et dont je retrouve la présence lumineuse dans plusieurs photographies.

j’ai aimé toute ma vie
il avait quatre-vingt-onze ans
on habitait le même immeuble
je connaissais bien sa femme
il a été réglo
il a attendu un an après sa mort
une nuit il est descendu à quatre heures du matin
il m’a proposé qu’on prenne nos repas ensemble
j’ai accepté
il est resté chez moi
je peux vous dire que c’est encore possible
d’avoir des relations sexuelles à quatre-vingt-huit ans
l’amour ne s’arrête jamais


Gili Haimovich, Soleil hésitant. Traduction de Marilyne Bertoncini. Jacques André éditeur, 2021

Les poèmes de ce recueil font allusion aux origines israéliennes de la poète, de même qu’aux deux langues dans lesquelles elle s’exprime, l’hébreu et l’anglais. Ils évoquent le désir d’enfant, le couple, le mariage, la parenté.

Gili Haimovich semble à la fois tournée vers l’intérieur et vers l’extérieur. L’intérieur, ce peut être le ventre dans lequel germe la graine qui donnera naissance au premier enfant. Mais la graine peut aussi être le cocon qui deviendra chenille, puis papillon. C’est à l’intérieur que s’opèrent les transmutations, lesquelles permettent de se renouveler, d’évoluer. Je me renouvelle / constamment, comme l’évolution, écrit-elle. Ainsi, ses ailes de libellule la portent plus loin, toujours plus loin. Grande voyageuse, elle évoque certains des lieux dans lesquels elle a séjourné : l’Estonie, l’Inde, le désert de Gobi…

Cette quête d’ailleurs, de voyages, paraît insatiable, comme une soif jamais comblée.

Où que j’aille, c’est toujours un désert.
J’ai toujours soif.
Je ne sais pas si j’en ai assez dans ma bosse.
Je rêve de satiété.
Je rêve de la possibilité de m’arrêter.
Je rêve de laisser tomber l’urgence d’aller quelque part.
Je marche
sans savoir si je peux m’arrêter,
même si une oasis apparaissait.

Gili Haimovich aborde différents thèmes, comme la féminité, la douceur. Son regard porté sur la vie, le réel, est décalé, original. Ainsi, ses cheveux deviennent des serpents qui glissent et métastasent sous ses aisselles.

Elle dit fonctionner à l’énergie solaire, pourtant, il s’agit d’un soleil hésitant. Rien n’est jamais lisse ni parfait. Tout peut être déformé, vu sous un angle différent. Tout peut être illusion aussi. Ses poèmes disent la beauté du monde – Terre légère / lumière légère / la mer un peu salée, presque douce / entre branches, nuages, rochers, ou n’étaient-ce que des pierres ? - , tout autant que les trottoirs déformés par les racines des arbres, les poubelles débordant d’immondices.

« Notre vie ici est une illusion »,
dit la fenêtre de la chambre, l’œil toujours ouvert,
refusant de se fermer,
si bien qu’on dort à l’intérieur de cet œil.
À travers nos yeux clos
le soleil est éclatant.

J’ai été ton rayon de lumière ;
depuis j’ai décliné
dans notre chambre
(qui n’est pas vraiment la nôtre.
Pas plus que le sommeil.)

Valérie Canat de Chizy


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