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Hep ! Lectures fraîches ! (février 2023)

vendredi 10 février 2023, par Cécile Guivarch

Quelque chose de ce qui se passe, François de Cornière, Le Castor Astral

« Je commence souvent mes poèmes / par des questions invisibles ». Cela ne parait presque rien, mais cette petite phrase porte quelque chose de magique et est révélatrice de ce qui tient l’écriture de François de Cornière. Ce qui se passe dans notre quotidien, nos petites vies, est une somme de questions invisibles. Tout est mystère, à même de nous étonner, et François De Cornière le répète, le perpétue de poème en poème. Le poète quotidiennement ancré dans une forme d’étonnement, de questionnements qui font naître les poèmes. Sa poésie est d’une touchante simplicité, sans recherche d’effet particulier, il écrit ce quelque chose de ce qui se passe. L’art de cette simplicité indique à quel point la poésie est dans toute chose. Le petit rien et le grand tout, peuvent autant faire chavirer le cœur. Pourquoi ? Telle est la question. Une chose est sûre, de livre en livre, cela « fait prendre la direction d’un poème », ou plutôt de beaucoup de poèmes de François De Cornière .

Cette écriture fait du bien, rend heureux même. Cela tient certainement au fait que le poète lui-même se contente de petites choses qui sont liées au bonheur. La capacité de s’émerveiller du peu : la mer, le soleil, deux silhouettes, le jardin... Ce qui surgit à partir du presque rien. Ces émotions qui font « un nœud dans la gorge / ou un grand vide en soi ». Et « ce va-et-vient de tout » traverse sans cesse l’écriture de François De Cornière : lorsqu’il marche, lorsqu’il conduit, fait du vélo, se lève, se trouve dans la lumière de son jardin. Dans ses poèmes apparaissent parfois des films, comme Les 400 coups ce qui donne à penser que la vie elle-même est peut-être un film. Que le poème est peut-être un film. Ou que le film lui-même est un poème. Dans les poèmes rentrent aussi la musique, les lectures, les amis poètes et le paysage. Ecrire un poème lorsque quelque chose est là, et « pourquoi on aime ça / pourquoi on continue ». Ecrire « une impression fuyante / insaisissable / mais profonde / qu’on n’oublie pas ».

Un très bon livre de François De Cornière, comme ses précédents d’ailleurs. Au passage, signaler l’anthologie Les façons d’être, parue dans la même maison, Le Castor Astral, dans laquelle on retrouve des extraits de Nageur du petit matin, livre qui ne peut s’oublier sur la mort de son épouse. Ou encore des extraits de Ces moments-là, de Ca tient à quoi et des inédits à découvrir.

UN APRES-MIDI EN MARS

J’avais pensé écrire un poème
qui parlerait du moment
où je commence à écrire un poème.

L’idée m’était venue
en marchant avec elle
un après-midi de mars.

Je me souviens très bien.
Il y avait le soleil
et il y avait nos ombres.

A l’aller nos ombres nous suivaient
au retour elles allaient devant nous.

La mer verte de l’hiver
- par grand coefficient -
entrait dans la baie à toute vitesse.
Et il y avait le vent.

Nous marchions
nous rentrions maintenant.

Je me disais
qu’écrire quelque chose avec ça
m’aiderait peut-être à saisir
ce que j’éprouvais.

C’était ce va-et-vient de tout
(dans mon corps et mon cœur
et dans le paysage aussi)
que j’aurais aimé tenir
comme le fil entre mes doigts
quand je pêchais le bar
dans les courants de ma jeunesse.

Sentir la petite secousse
ne pas aller trop vite
attendre un peu
juste ce qu’il faut
une seconde à peine

et espérer que ce moment pour un poème
ne lâche pas prise
qu’il dure un peu
même si la plupart du temps
- je le sais bien -
il casse.

Géométrie du cri, Guillaume Richez, Editions Lanskine

Dès le premier texte de Géométrie du cri, on sait que ce livre amènera des questionnements. Ecriture d’images, autant poétiques que géométriques, dans le premier texte on compte : « nous vieillissons trois fois », puis viennent virgules et décimales – vie et ARBRE à éblouir. Vie traversée de douleur où le cri a une couleur. Guillaume Richez renverse les codes et la langue, donne une odeur aux hachures, des décimales au vivant, crée des effets de langue, une originalité sans pareil. Les poèmes mélangent ensemble les ingrédients avec brio. Récit d’une souffrance en déployant un vocabulaire qui n’est pas celui employé habituellement pour l’évoquer.

Magie de cette écriture – et force. « Tu es quelqu’un qui retient / seule la forêt ». L’arbre omniprésent dit la vie, dit la mort – la douleur en mêlant géométrie et littérature. L’arbre pour espérance, même si le cri est figé. On sent la douleur, la souffrance, ce qui va vers la mort mais se raccroche à la vie, à l’ARBRE. Des trouvailles, des trouvailles et des trouvailles sont semées dans ce livre, comme « sa voix sans consonnes » ou « penser le point comme un paysage ». Un cri qui est même parfois un hurlement et va jusqu’à percer la voix. Un corps en souffrance qui « va vers le signe = du ciel ».

Géométrie, mathématiques s’installent dans la poésie pour en « écarte(r ) la fission », évoquer « la vie qui travaille », l’insoutenable douleur, celle qui fait crier. Le pare-brise à plusieurs endroits, l’accident, la souffrance qui s’ensuit pour se réparer. « La voix écrasée sur le volant ». Le chiffre sept qui revient au fil du texte, Sept à SEPT heures, l’heure d’un cri, « entre la mort du garçon et la mort de la fille » devient ma morte. Importance de l’heure entre 18h31 et 18h32, d’un côté puis de l’autre côté de l’arbre. Tout se mélange, comme les figures géométriques, l’écriture, les pronoms, les signes mathématiques. Le « je » est une forme géométrique emplie de douleur, de quelque chose de cassé.

Un livre d’une grande et rare intensité pour dire la peine, la trace indélébile d’une « mort qui remonte ». Gros coup de cœur pour ce premier recueil de poésie de Guillaume Richez. Je n’avais rien lu d’aussi original, ni une telle prouesse poétique depuis un moment. Pour aller plus loin, lire ce bel entretien de Guillaume Richez par Isabelle Lévesque sur Recours au poème.

tu passes la moitié du temps avec le mot ARBRE
l’autre moitié à le multiplier
règle ton œil à SEPT pour un poème de 8
t’abstrais numériquement du passé
ton cri s’hurle dans ma bouche
le ventre plein de vieux regards
mort et paysage inclus
tes phrases ont un bruit de viande réchauffée
ça remue à 18h31 dans ma bouche

(j’écris ARBRE pour l’arbre.)

Homme parfait - 53 proses pour une guérison rapide, Isabelle Pinçon, peintures de Michèle Riesenmey, l’Œil ébloui

« Homme parfait surgit dans l’encadrement, un sauvetage impromptu cueilli comme une fleur. » A noter l’importance de chaque mot dans cette phrase. Idée d’Homme parfait... de surgissement.... de sauvetage... impromptu... cueilli... fleur.... Surgissement de l’ombre vers la lumière. Sauvetage pour renaître tel une fleur. Des peintures de Michèle Riesenmay accompagnent ce texte, des peintures dans lesquelles un jeu d’ombre et de lumière attire particulièrement l’attention. A l’instar des quelques photographie en noir et blanc qui figurent également dans le livre.

53 proses pour une guérison rapide. 53 courtes proses où Isabelle Pinçon met en scène cet Homme parfait sorti de son imaginaire, d’un fantasme. Car « l’homme de tous les jours (l’)énerve », faire naître Homme parfait, de par le texte mais également par les dessins de Michèle Riesenmay qui évoquent la création, le spermatozoïde pénétrant l’ovule évoque encore cette idée d’une possible de renaissance de l’homme. Dessins et texte s’accordent sur ce qui vient, sur ce qui nait - directement de l’imaginaire. Les proses d’Isabelle Pinçon puissent profond, font du bien, éloignent « les animaux féroces (...) coincés derrière la porte ».

Mais qui est donc Homme parfait ? Est-ce celui qui « ne confond pas ma chair avec de la pâte à modeler » ? Est-ce celui qui « me tient la main » ? Est-ce « une météorite » ? Une condition certainement difficile à tenir : « Homme parfait doit rester parfait » et « il ne saura jamais qu’il est doué de perfection ». Existe-t-il ? Ou bien faudrait-il que quelque chose change pour qu’il existe ? « Quand Homme parfait me rejoint la guerre est finie ». « Homme parfait pourrait s’appeler Homo sapiens à condition de ne pas y mettre trop de modernité ». Une autre dimension pour le texte : à la fois tendre vers un quotidien idéal et questionner une dimension politique. Améliorer l’homme. Améliorer le monde. Cette guérison rapide en 53 proses aussi bien pour l’homme en tant que personne individuelle, que pour ce monde de plus en plus complexe. « Homme parfait installe ses combustions dans l’immensité (...) galactique ». Le parallèle entre un événement historico-politique et l’intime particulièrement frappant : « Les premiers pas de l’homme sur la lune, les premiers pas d’Homme parfait sur mon sol ». Cet Homme parfait qui sauverait le monde, ou déjà d’une manière individuelle un monde : « Homme parfait n’a pas de lieu sinon le mien ». Avec ce mystère de « jaili(r) autant de fois que je l’écris ». Alors s’il existait Homme parfait, peut-être le rendrait-il le monde meilleur. Peut-être le moi irait mieux.

Homme parfait a bien fait de me donner les nuages et les oiseaux et les étoiles et la transparence. J’ai tout ingurgité pendant la nuit. Au petit matin ses lettres ont coulé au fond du seau sans faire de bulles, sans détresse, sans ivresse. Si je me penche les têtards grandiront à la vitesse des enfants. L’escargot sur la paroi commence son voyage mental jusqu’à l’anse métallique.

Sous l’odeur des troènes, Hervé Martin, éditions unicité

Ecrire au plus près des hommes : Hervé Martin mène ce projet de livre en livre. Evoquer celui qui est au soir de sa vie, celui qui trouve un gite, ceux qui travaillent ou gardent quelque chose de l’enfance, sans oublier ceux qui subissent des insultes, l’exil et les inégalités. Rassembler tous ces êtres qui ont su donner de leur chaleur, à qui on a souri, ou à qui on a tendu la main, dans un même livre. Sous l’odeur des troènes rassemble des textes d’Hervé Martin écrits sur la durée. Certains textes sont des extraits de livres déjà édités aux éditions Henry (Toutes têtes hautes et Et cet éprouvé des ombres), en anthologie ou en revue.

Ecrire au plus près de la mémoire, écrire le quotidien et les gestes, écrire les êtres au travail. Une œuvre qui témoigne d’une grande attention à l’autre et aux émotions que l’autre procure à l’auteur. Ce qui retient, c’est la présence de la lumière tout le long de ce livre. Cette lumière : ce peu en chacun est pourtant si réelle. Il est toujours question d’avancer, de marcher, tendus vers la lumière. « Je les regarde », juste cela, ce regard sur les hommes, cette quête de dire au plus juste l’émotion qui le gagne en regardant les autres évoluer. Sensible à l’histoire singulière des êtres, ces hommes, dont certains font partie des siens, mais qui sont avant tout une grande famille humaine. Dans les poèmes d’Hervé Martin, je note la présence du moi et des hommes et ce sont ces derniers qui en quelques sortent forgent la mémoire de soi. L’empreinte des vivants. Toujours avec ce regard d’enfant qui reçoit les fragilités du monde, de la vie. Des textes dédiés portant des prénoms dès le titre. Des corps, notamment au travail - souvent des travaux de campagne - mais aussi le maître ou le mécano, le facteur ou l’ouvrier. Tous ces hommes qui se lèvent le matin pour aller travailler, éprouver les corps, sueur, fatigue et personnes courbées. Des hommes et des femmes qui sont ensemble rassemblés par leurs métiers, travaillant tous les uns pour les autres. Des migrants : thème qui apparaît au début du livre et puis revient au fil du texte. Une émotion vive pour ces émigrés venus chercher la « douceur du nouveau monde ». L’écriture d’Hervé Martin est par ailleurs pleine de tendresse, même lorsqu’il réagit pour un monde meilleur. Le désir de « revenir en chemin de mémoire » orchestre l’ensemble avec l’idée que même si la mémoire demeure, les choses passées ne reviennent pas, ni ceux qui ne sont plus.

Qui peut                  mieux que les corps
d’une femme                  un homme
allant         nus         dans         la         nuit
incarner la rose                 de nos vies

Quand ils offrent                 aux regards
cet amble de bipède         Une démarche
face                 à l’obscurité du jour

Sachons voir en ce peu                  Cette
peau                 qui recouvre nos corps
nos visages incertains         et la naïveté
fraîche des yeux                 De ces corps
humains                 seulement la présence
Leurs pas         emmêlés dans les nôtres
une proximité         confondue à nos
voeux

Gardé vivant, Béatrice Marchal, Al Manar

Consigner les souvenirs gardés vivants en soi. L’écriture est agréable et d’emblée on se sent bien dans ce livre. Des morceaux de vie, des objets, des lieux, des visages, des sensations - surtout des sensations - livre témoin de toutes ces choses fortes qui ne sont pas oubliées, mais aussi des petites choses qui n’ont l’air de rien, comme les feuilles tombées de l’automne ou les cartes reçus à Noël. Place à l’étonnement, l’émerveillement avec des proses par petites touches pour évoquer quelque chose de particulier et resté gravé. « Le présent était une fête ». « L’ordinaire, le banal sont devenus les fragments précieux d’une ardente réalité ». La poétesse, petite fille : « les mots par leurs sonorités éveillaient en moi de confuses émotions », « j’ai compris, du haut de mes quatre ou cinq ans, qu’invisibles autant qu’inexplicables étaient les mouvements du cœur ». La poétesse, adolescente au moment des premières règles. Ecrire pour dire le beau, les souvenirs heureux, l’intime mais aussi la honte et les douleurs, notamment celles traversant le siècle : les parents et la guerre qu’ils ont vécu, les secrets qu’ils ont gardé. L’importance de garder vivant ce qui nous a fait grandir et nous a forgé., Béatrice Marchal le rappelle dans ce livre.

Pendant notre promenade quotidienne à travers les annexes de l’hôpital, j’avais de l’enfant qui s’ennuie sur la route l’attente de secrets et réconfortants repères.

Des quelques fleurs qui s’attardaient dans l’automne, je rapprochais les couleurs fanées n un bouquet précieux et délicat.

Plus encore me touchaient les feuilles tombées qui couvraient l’asphalte creusé de trous et rendaient l’allée plus étroite chaque jour - larges feuilles aux couleurs claires qui bruissaient sous nos pas comme la musique de souvenirs communs, en un tapis de plus en plus épais.

Ainsi va, Jean-François Mathé, Rougerie

Plaisir de lire ce nouveau recueil de Jean-François Mathé qui m’indique dans sa dédicace : « poèmes écrits pour ne pas perdre la voix ». La voix n’est pas perdue et l’émotion de lire Jean-François Mathé est bien présente, dès le premier poème.

En haut du pré

Le pré en pente raide, tu l’as fauché jusqu’au sommet. Maintenant, dans l’herbe rase, tu cherches ce qui te donnerait raison de continuer à respirer au-delà de ton souffle, de rester debout et, arrivé en haut, de te croire plus grand que tu ne l’avais été en bas. Mais tu lèves la tête et le ciel te rappelle que ton regard ne le contient pas. Tu t’assieds et remets ton souffle à sa place.

L’idée de souffle, de ciel, de l’immensité, de notre place dans le monde et de notre passage sur terre, tout cela contenu dans la force d’un poème. Jean-François Mathé fait partie pour moi de ces poètes qui ont ce don d’écrire pour toucher juste par la puissance de l’image. Le ciel se poursuit dans les poèmes suivants avec les oiseaux en altitude. Ces oiseaux suivis par les vivants et les morts (cela n’est pas sans me rappeler le très bel essai de Marielle Macé, Une pluie d’oiseaux (éditions Corti, collection Biophilia), que je suis en train de lire.) Jean-François Mathé rappelle que la vie est fragile, que l’on respire fort pour retombe(r) au fond du soir. Son rapport à l’image ne laisse pas indifférent et apporte le questionnement.

Ces poèmes touchent et trouvent quelque chose d’enfoui en nous. Des images emplies de ciel et d’oiseaux pour dire le jour, pour dire la nuit, pour dire la vie, pour dire l’au-delà . Des images pour dire ce qui s’élève, s’envole ou bien reste ancré au sol, à sa place ou sur le seuil. La lumière est parfois trop forte et est toujours en contradiction avec la nuit qui prend le dessus. Entre ces deux extrémités, la vie qui dure et s’endure, les hommes pressés, la fatigue. Jean-François Mathé évoque aussi les temps de guerre durant quelques poèmes où « la mémoire se vide avant le corps et la lettre d’adieu » pour l’homme mourant au combat.

« Tu viens à la mort comme on vient à la vie »

Et pourtant, Jean-François Mathé loue la beauté du paysage sans détourner le regard du ciel où entrevoir l’autre côté, d’autres paysages, les gens aimés qui y ont déjà volé.

« Quelqu’un devient personne »

Je m’arrête sur la dureté de cette phrase, où la vie s’efface. Où l’être est de passage. Un oiseau s’envole et passe sa vie à s’envoler vers le ciel trop grand. Pourtant cette mort qui rend aussi un être éternel, « un amour qui ne vieillit ». Ainsi va... Mystère du vivre et du mourir, où la réponse se consume sans être donnée. « De la vie des morts il reste du vent ».

Etes vous là ?

Etes-vous là où l’on croit que vous êtes ? Chaque instant pour vous n’est qu’un moineau qui s’envole de votre cœur et y laisse un nid vide. Vous existez, aussi insaisissable que pour la main du sable de passage. Etes-vous là, qu’on vous retienne ? Si oui on vous enlace, on vous aime et l’on danse avec vous une valse dont chaque tour un peu plus vous efface

Les alouettes, Perrine Le Querrec, Editions D’En Bas

Livre écrit suite à la rencontre avec six femmes ayant vécu des violences psychologiques et physiques. Ecouter, entendre, c’est donner parole, c’est donner voix, pour ces six femmes mais aussi pour toutes celles qui ont pu vivre de telles violences. C’est donner une valeur à leur reconstruction, leur redonner envie de vivre. Les textes sont les mots de ces femmes retranscrits par Perrine Le Querrec à l’écoute et fidèle aux récits, aux mots-dits, aux non-dits. Rien n’est manqué. L’écriture restitue simplement. Les paroles de six deviennent ainsi la parole de toutes. L’écriture est témoin de ces femmes « séduite(s) / puis détruite(s) ». Le singulier malheureusement pluriel devant cette insoutenable soumission. Des textes forts. Parfois à la limite de l’entendable. Ne cachent pas. Déconstruction de l’être, réduit à rien, sans droits. Mais petit à petit, la gratitude de pouvoir se sentir en vie, de pouvoir se sentir femme et de nouveau libre.

BOOMERANG

Il prend soin il fait mal Il prend soin il fait mal Il prend soin
il fait mal
Il renverse les rôles retourne les mots les situations il me renverse
me déracine
Insistant et tenace
Insultant et menace
     ça va jamais finir
     ça s’arrêtera pas
Avec ce genre de personne ça s’arrête jamais
Rabaissée critiquée isolée
Cerveau déstructuré liberté surveillée
D’abord on renonce à s’opposer
Ensuite on renonce à parler
Les seules pensées libres, les pensées suicidaires
Pour mes enfant - ne pas m’ôter la vie

L’emprise est maintenant sur les enfants

Les mains heureuses, Alain Freixe, la rumeur libre éditions

Il est question d’avancer - vers le haut - en montagne - avancer, marcher - voir « des lambeaux de ciel restés là à flotter » jusqu’à ce que le soleil morde d’une belle violence. Il est question des mains qui, dans l’atelier, redonnent éclat à la lumière du dehors. « Les mains heureuses n’éclairent pas les ombres, elles tournent avec le soleil. » Une belle phrase révélatrice où les imagent s’ancrent. L’écriture d’Alain Freixe porte quelque chose d’intime, quelque chose profondément dans le soi, sans vraiment révéler, juste dans la suggestion. En cela l’émotion de le lire. Les mains heureuses comprend plusieurs parties et plusieurs facettes du travail du poète, mais avec ce fil conducteur, il me semble : « feu dans le gris ». Alain Freixe écrit les vibrations contenues dans la lumière et ses variations. Il écrit le mystère du Grand Tout dans lequel nous avançons, par exemple celui du « grand vent (qui) tient ensemble sans les unifier les éléments contraires ». Comment résister au vent de cette écriture qui nous relie à la nature ? Le gris chez Alain Freixe n’est d’ailleurs pas vraiment gris, c’est aussi « la couleur de l’été » et d’ailleurs « quelque chose (...) vibre dans le gris jusqu’à en émouvoir la lumière ». Des fantômes nous traversent parfois et revient la mémoire des visages qui nous ont fondé. Une ode à la femme est également présente : « Madame est toute lumière », « terre mouvant et indécise du poème ». J’aime ce livre et la manière de voir la vie qui s’en dégage. S’en suit par ailleurs une conversation entre Alain Freixe et Thierry Renard où le lecteur en apprend beaucoup sur le parcours de l’auteur, l’écriture de ce recueil, sa pratique de la poésie plus largement.

Il pleut. Dans ses mains d’eau, c’est tout le ciel qui coule et se perd dans le matin. Mais ce n’est rien la pluie... Ce n’est rien. Rien que de l’eau qui revient. Se perd, sans se perdre. Disparaît en secret. Derrière les grands arbres que le vent agite et qui laisse le monde continuer comme si de rien. C’est du moins l’impression que laisse l’humidité. Et dans l’air, alourdi d’eaux et de brumes, un corbeau racle de son vol le ciel jusqu’à laisser derrière lui du bleu qu’un peu de blanc attendrit.
Il reste ce brin d’herbe qui ne cache rien de la terre, de la joie qu’elle dégage, châle de fumées sur le jardin.
Le volet claque. La fenêtre s’éteint. Le soleil est passé à l’intérieur.

Il ne faudra plus attendre un train, Frédérique Guétat-Liviani, Lanskine

Un livre sur la mère, où l’on note dès le premier texte que le mot mère ou maman a disparu au profit de ma. Des textes en prose marqués de silences entre les mots pour évoquer la mère qui crie attachée à un fauteuil médicalisé. Silences pour évoquer la peur de la perte, de ce qui quitte la mère - mémoire et mots. Une mère qui vouvoie sa fille, ne sait plus son âge. Des bribes de conversations dans lesquelles la mémoire efface des pans de vie mais garde intacts certains souvenirs d’enfance. L’impact du temps passé sur le corps qui « ne cesse de rétrécir / on ne le verra bientôt plus », ce corps qui disparaît en même temps que la mémoire mais qui permet de relier encore à quelque chose (« mes pieds dépendent encore de moi »).

Quand on ne reconnaît plus ni sa fille, ni les gens, quand on ne se souvient plus des choses récentes mais très bien d’un cousin fusillé pendants la guerre, quand on demande qui elle est et qu’elle répond : « je suis libre je ne vous le dirai pas ». Puis quand les mots disparaissent et laissent place aux sons... Quand les sons disparaissent... Quand la mère disparaît. Celle qui a appris le langage à sa fille et qui a fini par le perdre... Il reste alors la poésie pour dire les jours qui suivent. Une poésie narrative, avec une vive place accordée aux bribes de conversation, des phrases qui sont à elles-seules poésie. Une poésie bâtie sur l’émotion, à l’état brute, sans besoin d’aucun artifice. Le lecteur est ému tout au long de sa lecture.

ma        ne parle        presque plus l’autre soir        elle voulait parler        les mots ne venaient plus à la place des mots        il y avait des sons        elle leur a donné un rythme        pour qu’en les prononçant        ils ressemblent à des phrases        on lui a servi        le repas du soir elle a émis des sons        pour montrer        son contentement quand on a éteint        la grande lumière        elle a émis d’autres pour dire sa désapprobation        mais le lendemain matin elle a prononcé des mots        tout à fait        reconnaissables l’après-midi        l’orthophoniste est venue        elle lui a dit        ça fait 4 ans        que nous travaillons        ensemble nous allons        faire une pause        car        vous êtes fatiguée qu’est-ce qu’elle raconte        je ne suis pas du tout fatiguée

Erre, Antoine Emaz, Tarabuste

Un dernier manuscrit, les derniers textes d’Antoine Emaz. Un titre en un seul mot comme il nous avait habitué. Erre. « Comme ce qui reste (…) du temps pris ». Toute la puissance de l’écriture d’Antoine Emaz dans ce dernier livre qui laisse une dernière trace. « Un quelque chose (qui) bouge doucement / vibre ou tremble ». C’est « à peu près ça / très simple / mais justement ». Une écriture du présent lorsque le corps est usé et se prépare à partir lentement. Une écriture qui retient ce qui est encore là, comme pour accepter le dénouement. Mais ce livre est lumière et invite à percevoir le bonheur dans le presque rien, dans un tremblement de feuilles. « Au bout (…) on n’est pas perdant ». Le passé évoqué avec tendresse. Le présent vibre dans une grande sérénité, car « restent la lumière, l’air le silence / comme sans fin ». Nous faisons partis d’un tout et ce tout est sans fin. « Tout est ciel ».

« Pourquoi se demander si l’acacia est fatigué / d’être vieux » ? Le corps fuyant comme le temps, le corps comme quelque chose de palpable et d’impalpable, penchant pour une forme de sérénité : « Le temps le corps ici s’en va / souriant pas tranquille : mais si calme ». Et toujours la simplicité des mots d’Antoine Emaz et leur profondeur. Une certaine pudeur aussi. Elle s’entend notamment dans le mot silence. Les mots disent et ne disent pas. Les mots pour rendre plus facile le vivre. « Il faut bien des moments où vivre / a le goût d’un sourire ». Mais « malgré tout / on épuise plus vite les mots / que le silence ». Et ce silence qu’Antoine Emaz nous a laissé est sans mots…

repos
on ne va pas se plaindre du temps mort
on respire
la nuit l’été il n’y a pas d’étoiles

on n’attend rien sauf attendre plus loin
rien plus loin la nuit
cela ne veut pas dire grand-chose

simplement peut-être plus loin dans les mots
ce qu’on attend
ce rien qui changerait

Icis, je n’ai pas oublié le ciel, Danielle Fournier, Les Lieux-Dits Cahiers du Loup bleu

Ce Icis au pluriel, ce « aujourd’hui, je suis » contenu dans le premier texte de ce petit recueil en prose évoque cet espace / ces espaces dans le(s)quel(s) nous vivons. « Cette terre inhospitalière, ce territoire aux frontières lourdes, aux portes blindées aux multiples serrures fermées à clef ». Un pluriel pour « une série de variations sur un même thème ». Danielle Fournier dresse un bilan réaliste du monde où le désastre côtoie le banal, où chacun continue de faire comme si « rien ne s’est passé ». Le monde donne l’impression de continuer de tourner mais sonne vide en réalité. Elle évoque le monde immonde de par ses exils, les violences faites aux hommes et aux femmes. Toutes ces violences que nous portons en nous : « mon corps porte les marques géographiques, l’empreinte de ces histoires cachées ». Mais l’espoir est là, « puisqu’il est toujours l’heure quelque part de naître à ce qui ressemble à la lumière », se rendre à la nudité, s’en remettre au vert.

Être icis, d’un côté ou l’autre d’une barrière, d’une mer, avec des hommes, des femmes, des gens fraternels et d’autres qui ne connaissent pas ce mot. Être icis et s’en tenir à la vie au plus simple, s’en tenir à la nature, être nous-mêmes la nature. Danielle Fournier suggère de se rendre à la nature, « nous sommes des animaux » pour reconquérir cette part d’humanité en nous. « La terre n’appartient à personne (…) » Danielle Fournier, poétesse et témoin, livre un appel de bienveillance et d’amour. Croire en un monde qui serait l’Origine où « il aurait fallu tout simplement Être ». Mais ce monde difficile à trouver, tant tout se réduit, tant la respiration est souvent difficile… Même les fleurs devraient pouvoir se reposer.

Certaines forêts gardent leur canopée à l’hiver. Malgré les vents. J’ai laissé dehors la bruyère et les pensées dans leur pot. L’endormie. Ces lieux naufragés du jardin, de mains-poèmes dispersées dans une terre compacte, foulée par tant et tant de pas qu’elle est devenue aussi dure que le roc, sèche aussi. On sait bien, il n’aurait fallu être comme si cela était possible. Il aurait fallu, tout simplement. Être.

Il y a cette extrême fragilité dans laquelle je suis puisqu’aujourd’hui, je suis icis. Déshabitée par un monde où tout se réduit, où la respiration devient difficile, où l’on compte chacune des pulsations, la fréquence du pouls, où l’on mesure les signes vitaux pour être certain que l’on ne s’est pas trompé.

Avant que le souffle ne s’essouffle pour s’arrêter. Simplement s’arrêter.

Ton nom maintenant, Véronique Wautier, L’herbe qui tremble

Ce livre posthume, préfacé par Marc Dugardin, contient six cycles de poèmes rassemblés par Marc Dugardin et les filles de l’auteure. Des poèmes qui avaient déjà été travaillés, et étaient sûrement aboutis au regard de Véronique Wautier. Ecriture de mots simples et justes. Une écriture qui touche le lecteur en profondeur et au cœur. Une écriture puissante. Le regard de l’enfant occupe une place. Ce regard blanc et pur mais qui revient sale. Quelle est la place de soi dans le monde ? « Dans chaque fleur / une guerre endormie ». Le tremblement, les blessures, traversent ce livre mais la lumière, le désir parviennent à couvrir les failles. Un livre traversé par les mots, ces mots pour vivre la vie. « Parfois on écrit / et les mots ne sont pas vérifiés / ils jaillissent d’une ancienne forêt / d’une future nudité ». Véronique Wautier écrit avec l’ombre. Elle évoque la vie et l’allée vers la mort : « est-ce doucement que l’on meurt ? ». Mais surtout c’est d’être au monde dont il s’agit. Une écriture maîtrisée, tout coule, tout touche, à découvrir d’urgence si vous ne l’avez pas encore lue.

il pleut à travers le soleil
ou peut-être devrais-je dire
il soleille à travers la pluie

et tant d’oiseaux pour mimer
cette langue du roulis
ce manque de la langue
ce pic de la présence

il pleut il soleille il tremble il brindille il poulie
c’est un ensemble à cordes

déplier les silences, Brigitte Mouchel, éditions Isabelle Sauvage

Des cartons retrouvés, « passés de mains en mains », des photos, des enveloppes. Des traces, des gens passés, « le peu qu’on a transmis, ce qu’on raconte ou pas ». Celle qui fouille, exhibe les histoires, les non-dits, nomme les grands-mères, évoque les enfants dont « certains n’ont pas eu le temps d’être nommés ». Brigitte Mouchel, les mains dans les cartons, laisse venir les histoires, les personnages du passé en vrac au fur et à mesure des traces qu’elle découvre. Pas d’ordre précis, pas de chronologie vraiment, pas d’attache à une figure en particulier. Mais ces traces assemblées forment généalogie, ces traces dont nous gardons quelque chose. Sont évoqués les peurs, les hommes qui meurent, les mères, les enfants, les gens séparés, les femmes seules, les difficiles conditions de vivre. Des pans de vie sortent de l’imaginé d’après les photos, des scènes de vie, de petits gestes du quotidien. Ces scènes se déploient sur les pages sans points mais avec des tirets pour relier les phrases entre elles et des extraits de correspondance en italique. Ces vies sont écrites de manière détachée mais rejoignent chacun de nous, font écho.

elle fouille
elle tremble de trouver
ils n’ont de cesse de taire la part tragique
ils empêchent le possible de vivre
ils cachent le fragile
elle écoute les machines de toutes les mères, à coudre
le tissu des attachements – à tenir le monde

ils donnent des prénoms anciens, transmis de mères en mères en espérances

celui-ci est inquiet – loin, le père empoisonne – un autre, enfant, mange si peu
celle-ci ne veut pas, des taches brunes dans le dos – de quelle grand-mère du sud, robes blanches et ombrelles – a peur de ce qui bouge sans qu’on sache, les animaux – le vent qui tourne d’un coup, là-bas, sur la maison
celui-ci s’agite en dormant, l’imperceptible des insectes, au loin
il s’inquiète – où est-elle ? entends-tu ? elle pleure
elle se calme aux étoiles, l’été dans le jardin, l’immense
(…)

Aternel, Maurice Regnaut, Editions Au Salvart

Textes écrits entre 1961 et 81, repris quarante ans plus tard et signés Maurice. Textes restés inédits et publiés par les éditions Au Salvart, un dernier hommage au poète disparu. Observation au jour le jour de ses enfants à partir de leur naissance. « Une nouvelle petite bouche a faim », le poète observe cette petite bouche grande ouverte ou en forme de O à d’autres moments ou encore les petits yeux pleins d’expression. Maurice n’oublie rien, transcrit son étonnement face à la vie en éveil. Poèmes adressés bien souvent au « tu », l’enfant ou au « vous », les enfants. Ecrit l’enfant et son hochet, l’enfant et ses petits bras grands ouverts, l’école et les pourquoi. Les textes ne sont pas uniformes et abordent différentes formes. Le vers, les rimes parfois, et surtout le dialogue. Les phrases « pépites » consignées dans des carnets. Maurice Regnaut, « un poète ignoré » casse les codes de la poésie en prenant telles quelles des questions posées par les enfants, des questions métaphysiques qui sont la poésie. Le dialogue est poésie et la poésie est un dialogue. Elle est présente dans ce qui s’observe au quotidien. C’est ce que Maurice Regnaut a su démontrer.

il y a vous, enfants,
il y a,
chose en vous plus que fascinantes,
il y a cette façon qui n’est qu’à vous seuls
de tenir un objet, quel qu’il soit,
votre toute petite main sur lui refermée,
il serait presque fou de vouloir alors la rouvrir,
et soudain

plus rien ce qu’ainsi vous aviez en main ne
l’est plus ne l’a jamais lâché nous l’avez
lâché rejeté non oublié allez donc savoir simplement
lâché oui lâché sans autre et c’est tout lâché
(…)

Cécile Guivarch


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