Florence Saint-Roch, Bouger les lignes, encres de Roselyne Sibille, L’Ail des ours, 2021, 50 pages, 6 €.
Ce bref recueil, minutieusement construit, s’offre comme un dialogue : s’y entrelacent en effet deux voix différentes, distinguées par leurs polices (romaines et italiques) et leurs numéros (arabes et romains). À ces deux paroles correspondent deux déplacements parallèles : d’une part, la navigation maritime de migrants humains (« Ce qu’on se dit en embarquant / Changer de vie changer le monde »), d’autre part, le mouvement aérien des oiseaux migrateurs (« L’air aiguise notre ligne de vol / on se déploie // […] Ceux d’en bas nous observent »).
Différents aspects – souvent négatifs – colorent la migration en mer. Parmi eux, le piétinement, marqué par l’oxymore : « on arrive et on n’arrive pas » ; la précarité du sort, soulignée par l’enjambement : « Notre place sur terre / Mouvante à chacun de nos pas » ; l’épuisement, accentué par le lexique du vide : « La fatigue nous dissout / Creuse l’écart entre le monde et nous » ; la perte des repères et l’absence de perspective – tant physiques qu’intérieurs : « On se sent tout désorientés », « Pluie et brume ferment la vue » ; l’abandon des acquis, pulvérisés par les images : « On se tient à ce qui nous reste / Bribes et poussières ». Il est aussi question des relations malaisées avec les autres, ceux qui ne migrent pas, par le biais de verbes faussement péjoratifs : « Notre présence dérange / Empêche les feintes et les ignorances ». De fait, les sédentaires offrent bien peu, les sonorités en témoignent, qui font entendre ensemble (VAG) le vacant et le mouvant : « Aux vagabonds les terrains vagues ». Ils ravivent malgré eux – l’adverbe « sans doute » est ambigu – le sentiment d’être l’étranger : « Des paroles rassurantes sans doute // On ne les comprend pas ». Ils se rendent complices de la fermeture, ici renforcée par l’antéposition d’un adverbe radical : « Toujours une frontière ». Et souvent, ils restent indifférents là où l’on attendrait une lueur sensible : « Dans les yeux de certains / L’absence d’étonnement »…
Toutes ces difficultés contrastent avec l’assurance innée de ces autres migrants, les oiseaux, qui maîtrisent à la fois la technique, le mouvement et le but : « À tire d’aile ou en vol plané / Notre trajectoire assurée ». Leur insouciance témoigne surtout d’une confiance dans la cohérence d’un espace grand ouvert, plus sûr que ces obstacles inconsistants : « Qu’importent les nuages / Turbulentes condensations / Songes de pluie souffles d’orages // L’air se continue » ; « Nos ailes reconnaissent / Absorbent la pleine lumière ».
Et pourtant, les voyageurs marins s’embarquent dans l’espoir de « bouger les lignes ». La formule, qui donne son titre au livre, est riche de perspectives. Aux lignes séparatrices, Florence Saint-Roch préfère les liens horizontaux entre migrants et sédentaires, suggérant leurs points communs – nous sommes tous de passage, tous aussi perdus les uns que les autres : « Est-on jamais certains » ; « Les gens qu’on interroge / Si peu au fait des directions » ; « On ne connaît ni la paix ni le repos / À cela sans doute / on doit d’être vivants » » ; « Notre solitude en croise d’autres »… La poète invite au rapprochement le plus profond qui soit : « Comme si l’autre n’était pas le même ». Elle mobilise également des lignes verticales en faisant naviguer son lecteur du bas vers le haut et du haut vers le bas. Dans cette immense oscillation, mer et ciel – par là même, humanité et animalité – échangent leurs points de vue. D’un côté, l’incertitude, entre l’espoir et l’impatience, tout entière orientée vers l’espace céleste : « On envie les oiseaux » ; « On s’en prend au ciel // Vite qu’il nous envoie ses nuages blancs // Cohortes bouillonnantes ». De l’autre, en retour, un regard surplombant : « On les aperçoit en bas / Essaims dispersés pèlerins solitaires […]// Vers le nord leurs visages fatigués / Leurs minuscules avancées ». Nul jugement condescendant dans cette vision plongeante mais une hauteur de vue teintée de compassion et de lâcher prise : « Vent debout / Le monde se redessine / N’a pas besoin de noms ». Et même une complicité : « On sait pour l’affronter / Quel vent les pousse ».
Force est de constater qu’avec les lignes, les points de vue se croisent et se rencontrent. Au long du livre, le point de vue interne, par la grâce du pronom « on » (plus indéfini que personnel), glisse le lecteur tour à tour dans la peau des migrants et celle des volatiles. En bas, chacun de nous est convié à partager le sort de ces êtres si souvent négligés, ignorés : « Avant d’être Abou Mori Algateh / Teri Jawad ou Salif / On est des Somaliens des Afghans / Des Syriens des Soudanais / Des peaux plus ou moins foncées / Des jambes des pieds / Des centaines de paires de souliers ». En haut, il nous est proposé de contempler les « gloires » et « folies de lumière » : « Brassages subtils échelles secrètes / On ne touche plus terre ». Toute frontière est relative, nos contours, nos regards s’attendrissent, jusqu’à franchir la limite entre physique et métaphysique : « Vues hautes approbations / La marche du ciel / L’ordre des choses ».
Bien entendu, les lignes langagières ne sont pas en reste. On connaît le goût de Florence Saint-Roch pour l’exploration attentive de tournures usuelles. Accompagnée par les encres subtiles de Roselyne Sibille, dont les lignes ondulent, la poète assouplit le paysage un peu terne de notre langue pour y creuser l’espace d’accueil d’autrui. Par exemple, « Et tout le tremblement » ne désigne pas seulement tout le reste mais aussi le tremblement effectif du voyage. Et lorsque les migrants proclament : « On aimerait affirmer le soleil / Oser un sang tumultueux / Avoir lieu tout simplement », ils élargissent le sens d’« Avoir lieu », entre exister et posséder un territoire. Avec l’aisance d’une oiselle, la poète déplace les significations, dégage notre horizon de lecteur. Alors pourrons-nous vraiment com-prendre, saisir ensemble le négatif et le positif, le fixe et le mouvant : « On fait partie du paysage / Notre plus grande chance / Notre plus grand dommage ».
Ce livre accroît notre sagesse. Qu’il soit migrant, voyageur ou sédentaire, chacun y relira son destin propre en regardant différemment son semblable, son frère. À rebours de toute « géolocalisation », il prendra conscience des ressources d’une condition commune, marquée par l’éphémère. Il consentira à se perdre, à s’enfoncer dans la chair des choses : « Rien ne nous échappe / Du cycle des saisons / Des œuvres de la terre ».
« Tout est ici maintenant /
Nulle autre emprise nul autre règne ».
Isabelle Alentour, L’Hirondelle, encres de Jean-Marc Barrier, L’Ail des ours (n° 10), 2021, 50 pages, 6 €.
Dans ce recueil poignant d’Isabelle Alentour (l’évocation d’une amie disparue dans ce qui semble être un suicide, « Frédérique » dite « L’Hirondelle »), deux voix fluides, à travers des lignes et des vers d’une grande simplicité, ouvrent l’espace d’une rencontre avec ce qui n’est plus mais a laissé des traces ineffables : « Cette ouverture / n’est pas un poème // c’est un effacement / un retrait // une place faite à l’absente // un hommage feutré / du silence à l’enfance ». Ces deux sortes de paroles, marquées par des polices et mises en page bien distinctes, sont d’une part le poème en prose, justifié et en lettres romaines, et d’autre part les vers centrés sur la page, en italiques.
À la périphérie du texte et de nous-mêmes, le récit proprement dit – marqué par des notations spatio-temporelles (« Dix juin », « Midi, à la cantine »), celui des souvenirs, de ce qui se voit, se dit – retrace une adolescence enfuie, avec sa sensibilité exacerbée qui se protège, ses blessures enfouies : « Au début regards de brume, bulles de déprime et flipper dans la tête, même pas mal ! / Puis un jour déferle l’angoisse, son ressac dans la chair. » Le propos semble à la fois de raconter l’amitié d’autrefois et d’en faire le deuil en conjurant l’abîme, « la Grande Peur brutale, sauvage, totale » : « Et nous sortons ensemble, de front dans le soleil, chacune comme une fête, joyeuses comme des mouettes poussées par l’immensité. / Quinze ans pour toujours. »
De retour dans l’intériorité, le poème à l’état pur – solitude atemporelle ou silence de l’aube, instant de la rêverie – laisse quant à lui affleurer des propos essentiels, en-deçà de l’émotion traversée, au cœur de cette vie qui nous anime et prend sa source dans l’enfance, quelle que soit notre forme éphémère. En témoignent d’emblée le choix d’une épigraphe d’Emily Dickinson (extraite de J’étais morte pour la beauté) et les premiers vers du texte inaugural, d’une grande force : « Qui tombe ce matin dans l’ombre du matin // un corps opalescent / qui sait que rien ne dure // elle ne part / elle ne va / elle vole (c’est tout) ». L’éternité s’y hasarde, incertaine et têtue, à travers différents modes verbaux (subjonctif, indicatif futur ou présent, participe, conditionnel…) : « qu’entre ses pattes / soit sauvegardé le grand large et un peu / d’amour » ; « Pour elle j’inventerais un paysage / une respiration / […] // un chemin qui n’aurait pas commencé ».
Au long du livre, un corps s’inscrit dans un fragment de temps avant de sombrer dans la mort, laissant se lever diverses questions, où pointe un sentiment de culpabilité : « À quel moment l’avions-nous lâchée ? » Progressant vers son propre centre, la poète retrouve ce que ce corps est parvenu à lui transmettre, comme un élan originel, toujours latent : « Elle disait qu’elle savait la déchirure et la lumière dans la déchirure, l’écho des larmes dans le corps, ce que cela fait couler d’eau douce jusqu’au cœur. / (Comme l’eau est belle sous la terre / c’est de l’eau de source avant la source) ». En même temps que nous suivons, le cœur étreint, ce fil tragique qui se déroule (« Un pied dans le vide, les yeux fermés, elle appela »), nous demeurons dans la conscience où s’écrit le poème, l’hommage qui perpétue ce qui traverse tout : les interrogations des survivantes et, plus encore, cette « attention aux vivants » par laquelle « insensiblement recommencera à battre la mesure du temps ». Rien n’est plus précieux que cette attention-là.
Cette attention où se renoue à chaque instant la vibration vitale, par delà la naissance et la mort, semble ici symbolisée par les ailes qui parcourent et unifient l’espace. Dès le titre, le corps disparu est transfiguré en celui d’un oiseau, qu’autrefois ses ailes poussaient à s’éclipser pour quitter le poids des solitudes : « Alors elle se lève et sans crier gare file au grand air. / À tire d’ailes. » Les ailes étaient les auxiliaires de son dessein secret - « Rallier la compagnie des hirondelles, tel était son projet » -, toujours compréhensives et aimantes : « Que d’un geste ample / soient rassemblés sous l’aile / la terre / goémon et humus / mousses vierges et pollen / le galop des chevaux ». Ces mêmes ailes portent encore le poème, dans le présent d’une écriture qui se fait relecture, redécouverte de l’amour infini : « Prenant source à l’oiseau j’ai écrit, les bras chargés de jours. / […] / Dans le renversement j’ai lu ce qui venait, émue comme la peau découvrant la douceur. »
Ce très beau livre est dédié à « Frédérique, l’Hirondelle » et à « Sophie Vallon », dont nous savons seulement qu’elle « a permis à l’Hirondelle d’enfin se poser ». L’écriture, de préférence accompagnée, possède cette vertu de déposer les choses (ce qui erre en nous-mêmes) sans les figer pour autant. En posant sur la page le cri et l’ombre de l’absente, elle offre au souvenir un nid et un ressourcement, une provision de lumière. De même que dans les encres sensibles de Jean-Marc Barrier, un décor bleu sombre, tour à tour massif, aigu, vertical et horizontal, recueille sans cesse la spirale du vol de l’oiseau, le texte s’atténue pour s’imprégner d’une présence en suspens, pour la faire parler sans jamais l’alourdir :
« (Quel mot alors ?)
Pas un mot, un prénom peut-être.
Un poème ? »
Sabine Dewulf