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Repères, repaires, par Françoise Delorme (décembre 2024)

mercredi 4 décembre 2024, par Cécile Guivarch

 

Sur mon chemin, le fleuve / Marianne Duriez, publication Décharge, Châlon sur Saône, 2024

Un tout petit livre, qu’une main cache presque en son creux, pour un grand voyage, un petit « polder » pour un voyage jusqu’au Congo, pour un hommage au fleuve Congo que l’on perçoit déjà immense, infini comme une mer sur l’étrange photo de la couverture : une sirène avec une queue de poisson sur une moto devant « le majestueux fleuve Congo », femme-poisson prête à partir elle aussi et qui ne sera plus jamais silencieuse.
Ce voyage débute dans un avion et se termine à Paris avec un petit poème circulaire qui pourrait d’ailleurs curieusement jouer le rôle d’introduction à ce livre que l’on emporte dans sa poche pour le feuilleter encore, certain d’y trouver à chaque fois – nécessairement – une manière de rêver très loin :

Les lieux ne sont rien sans les histoires
Qu’elles soient racontées
Ou vécues.

Alors, on rêve, entre la vie et les mots qui l’entraînent de voix en voix, d’oreille en oreille. On en apprend des passages, de ceux qui roulent dans la bouche, comme un chant qui revient, comme une musique qui ne vous lâche plus lorsqu’elle vous tient. Ce petit livre a vraiment quelque chose d’entêtant. Il est animé par des rythmes qui entraînent ce récit de voyage et lui donnent un air de petite épopée, à la fois légère et profonde. Légère car la poète ne manque pas d’humour et peut dans la saisie d’un moment particulier le transformer en séquence un peu ratée d’un film un peu triste, nostalgique même :

Le temps s’est arrêté à Massawa,
On se croirait à Cinecitta.
C’est sûr, un metteur en scène en sueur va
surgir des arcades blanchies et hurler
« Coupez ! »

Les détails du quotidien, nombreux, s’égrènent tout au long d’un chant qui ne s’arrête jamais vraiment même si chaque poème vit sa vie indépendante et s’attarde sur des instants particuliers. Le monde, l’Afrique ici, tel qu’il se montre, n’est pas toujours radieux, loin s’en faut. Mais plus on avance, plus il s’agrandit et s’étoffe, de plus en plus immense, de plus en plus dense, montrant aussi de plus en plus sa fragilité et la fragilité de la poète, de la poésie aussi peut-être. Marianne Duriez n’oublie pas « Le sanglot quotidien / de ce fichu Congo ». :

Les pêcheurs et les enfants s’endorment
Sur les rives du majestueux fleuve Congo.
Ils rêvent de caresses sur le rocher des amoureux,
Et s’éveillent en sursaut sentant dans leur cou
le souffle putride des esprits de l’île du Diable.

Au matin,
Oubliées dans les eaux du majestueux fleuve Congo,

Coulent toutes les certitudes.

Puis elle poursuit son voyage, le poème continue son chemin, trouvera la Seine bien fluette au retour, et le monde d’ici bien sophistiqué et pâlichon. La poète revient en France, mais un retour peut-être en partie regretté :

Maintenant, j’ai perdu ce lieu où je n’étais que moi
et eux.

J’aurais voulu [...]
Pouvoir me rendre au Lampadaire
Commander des bières à Amour,
Parker, ou Maman Nationale
Refaire le monde jusqu’au matin
N’être que moi,
Et eux.

Bref, comme le dit excellemment le préfacier Florent Toniello, « on en redemande de ces vers qui savent susciter la réflexion sous des dehors nostalgiques aussi profonds que le fleuve Congo qu’ils explorent ».

 

Rien n’est su / Sabine Garrigues, éditions Le Tripode, Paris, 2023

Il ne s’agit pas à proprement parler d’un livre de poèmes, plutôt d’un récit en vers, qui va allonger la liste des proses narratives qui préfèrent se formuler en vers libres aujourd’hui et dont j’ai déjà parlé, comme si s’inventait ainsi une forme prolongeant le texte d’une sorte de puissance oratoire immédiate. Le récit parle. Ici, on l’imaginerait presque comme un monologue de théâtre. C’est aussi une adresse, en premier lieu à la jeune morte, ensuite à chacun d’entre nous, dans le même mouvement. Quelqu’un nous parle. La mère d’une jeune fille assassinée pendant les attentats du Bataclan de novembre 2015, Sabine Garrigues, écrit. Elle écrit dans un rythme rapide qui rappelle le souffle de quelqu’un qui fuirait ou quelqu’un qui voudrait arriver absolument quelque part. On la suit dans cette course qui a commencé par ces mots :

il y a cette balle qui traverse ton front

Toute la violence d’une situation tragique se décline ensuite dans des vers essoufflés, avec des mots qui se bousculent parfois en notations affectives, des gestes d’amour adressés à l’enfant morte désormais, déployés en réflexions sur notre violente et douloureuse humanité :

croulant sous les roses déposées une par une
par des cœurs brisés
[...]
sans doute est-ce de ça dont on a vraiment
besoin
de l’amour comme passe-chemin

Parfois en cri de terreur, en appel insensé, qui durera toujours, qui reviendra lanciner, même si écrit, il semble un peu se résorber :

je cours vers les agents pour demander
qu’on me dise
qu’on me dise enfin
on ne me dira rien
le numéro d’urgence restera muet lui aussi toute la nuit

Toutes sortes de sentiments se pressent éclipsés les uns par les autres, le chagrin, la colère, la révolte, l’apaisement, la déprise, le deuil qui s’impose peu à peu, réouvrant le désir de vivre affirmé dès les premières pages : « j’ai envie de bouffer chaque seconde ».
Ce livre fait face à la réalité avec une force peu commune. Une sorte de déchirement se transforme, non pas vraiment en une renaissance, ce serait trop simple et peut-être mensonger, mais en une séparation qui, au lieu d’être terrifiante et absurde, reprend sa place dans le cours des choses, magnifiquement, en final :

la vie n’est -elle faite que de cela
du poids des choses ?

Je n’ai rien de mieux à t’offrir
mais ça me semble une quête juste
alors

vogue mon Trésor

La lecture de ce texte ne laisse pas indemne, surtout si on le relit. D’abord emportée par son rythme quasi effréné à certains moments, et jamais complètement apaisé, on se laisse prendre dans ces gestes qui luttent. C’est une lutte qui nous prend aussi dans son courage, dans sa force de résistance, sa rage d’expression. Puis, quand on relit, la souffrance nous atteint plus directement, plus sûrement, nous poussant à entrer plus encore dans la matière douloureuse des mots que nous lisons. Parfois, j’en reste pétrifiée. Rien n’est su. Car s’exprime aussi dans ces pages une sidération sans nom. Nous restons à la fois immobiles et mobiles, entre souvenirs qui se dévident, et un présent suscité qui dépasse l’entendement. Et il faut entendre quand même, regarder quand même, se laisser faire par ces vers qui débaroulent, rester vivants quand même :

j’ai soif
ma bouche est un désert
le café à l’angle empile ses chaises
ils ne donneront pas d’eau
chacun pour soi à ce moment
d’incompréhension totale
le paysage
l’ambiance ne ressemblent à rien de connu
des chars dans les rues de paris
de la fumée
des bras mais plus de mains au bout

Les mots parfois parviennent à stopper le sang, à garroter un court instant la souffrance pour une catharsis peut-être possible, pour une métamorphose du temps en autre chose, une manière de l’accueillir dans sa terrible réalité, non sans avoir à d’autres moments évoqué des moments de bonheur et de beauté. Cette catharsis est nécessaire, primordiale, première. En cela, ce livre vibre longtemps dans la mémoire et la lectrice que je suis a le curieux désir de remercier intensément Sabine Garrigues pour cet acte de mots, ce poème comme libéré, libre en tout cas de toute haine, ce poème qui paraît si juste, si à la place exacte où l’on rêve parfois que se hisse toute parole :

de ta vie vers ta mort
de ton ici à ton là-bas
prendre des forces maintenant
sur ce théâtre qui met en scène la tragédie
[...]
ici
jouer du jeu le plus grand qui soit
la tragédie humaine
tu prends ma main et nous avançons vite
tu veux me montrer quelque chose
avoir le temps de me montrer

Nous ne savons rien, nous vivons. Nous vivons, les mots nous donnent à partager le monde, à la fois si compréhensible, et si incompréhensible.

 

Enfantines / Francesco Micieli, traduit de l’allemand par Christian Viredaz, éditions Conférence, 2024 Trocy-en- Multien

De Francesco Micieli avaient été traduits, déjà avec grand talent et empathie par Christian Viredaz, une magnifique trilogie : Je sais juste que mon père a de grosses mains, Le Rire des moutons, Mon voyage en Italie (j’en avais rendu compte lors de leur parution aux Éditions d’enbas en 2013 https://www.viceversalitterature.ch/book/7090 ). Ces trois ensembles de poèmes faisaient entrer le lecteur dans les arcanes d’une vie complexe, parfois difficile, écartelée entre plusieurs langues (albanais, italien, allemand – langues pas toutes si égales socialement en Suisse, avec ce que ça comporte de hiérarchisations) dans plusieurs registres d’un langage poétique restant toujours d’une très grande sobriété, non sans un humour léger, mais aussi cinglant. En prose comme en vers, la concentration était de mise et c’est encore le cas dans ce beau livre bilingue : Enfantines. Comme l’indique le poète lui-même, « Ces Enfantines ne sont pas des poèmes au sens strict, pour autant que ce « sens strict » existe ; ce sont des phrases formées comme le ferait un enfant tardif. Mais les Enfantines parlent d’enfants : ça c’est important ! »

Il est bien question d’enfance dans Enfantines, surtout des ponts entre réalité et fiction que construit l’enfant avec sa capacité à « jouer pour de vrai ». Le mystère reste entier sur ce qui se passe en de tels moments, si ce n’est qu’il est probable qu’ils permettent à l’être humain de s’appréhender lui-même dans le monde et d’entrer en relation avec ce qui n’est pas lui, en s’affranchissant plus ou moins de ses propres déterminations, en imaginant d’autres possibles parfois, d’autres espaces, d’autres temporalités, d’autres rencontres entre les choses, en essayant aussi de s’approprier avec justesse ce qu’il croit comprendre du réel, sa violence, sa joie et sa douleur. Le premier poème, si simple, si dense, évident et mystérieux tout à la fois, que je cite intégralement (comme les autres d’ailleurs, car ils sont insécables, dans chaque poème tout se tient tellement fort !), donne à rêver, à méditer :

FERME
L’enfant monte sur la terrasse
Le tracteur se renverse
L’enfant est trop grand
Les vaches en bois sont
Impatientes et elles meuglent
L’enfant va en vitesse
À la cabine téléphonique
En plastique
Compose le numéro
Et parle au vétérinaire
S’il vous plaît venez tout de suite.

D’autres poèmes correspondent à la définition qu’en donne Francesco Micieli, à savoir que ce sont des phrases « d’enfant tardif », plus tout à fait un enfant, donc, qui sait que les mots qu’il profère ne sont pas si magiques que ça, mais qu’ils nous laissent, s’ils redeviennent « des mots d’enfant », la possibilité d’agrandir le monde en lui donnant de nouvelles limites, comme infinies, en tous cas propres à nous révéler la merveille ou la difficulté de vivre. Le petit poème dédié à Wislawa Szimborska, poète particulièrement habile à créer de merveilleux et puissants poèmes légèrement décalés, donne à sentir toute la force de ces poèmes presque naïfs en apparence, dont la naïveté feinte, non sans humour, dévoile ici notre absolue fragilité :

DIMANCHE
L’enfant connaît le cœur
Il sait qu’il pompe
Et qu’il travaille et qu’il a fort à faire
Chaque dimanche, quand l’enfant se réveille
Il remercie le cœur
De battre
Même si c’est dimanche

Enfantines est un livre fort, concentré, comme Francesco Micieli sait les écrire, sans mots en trop, avec des changements de focales soudains qui réveillent des sentiments profonds et font monter presque les larmes aux yeux :

PHYSIQUE DU DÉPART
Tu vois comme
Tes parents deviennent plus petits
La première fois qu’ils te quittent
Jusqu’à ce qu’ils s’unissent en un point
Deux personnes si grandes, un seul point
Tu t’imagines
Que tous les points sont des parents qui disparaissent

Très belle aussi l’idée de faire apparaître sur les pages la langue allemande d’origine dans un noir d’impression moins intense, un gris léger qui donne à rêver que le poème traduit se montre presque comme un palimpseste, qui cache le premier autant qu’il le révèle, lui permet d’exister et de parvenir jusqu’à nous...

 

Terminus voilà / Bruno Berchoud, éditions Cheyne, Devesset, 2024

Mensch est un mot que l’on peut envier à la langue germanique dont Bruno Berchoud fut longtemps le passeur en l’enseignant dans collèges et lycées. C’est un mot qui signifie à la fois individu, personne, chacun, n’importe qui, gens, vous, moi, quelqu’un, et le poète lui-même. Un drôle de singulier-pluriel. C’est le nom que donne le poète au « héros » de Terminus voilà, plutôt d’ailleurs anti-héros fragile et somme toute assez ordinaire, comme vous et moi.

 

 

Qui donc serait ce Mensch en vérité
l’enfant jamais grandi toujours écarquillé
debout sur le balcon du quatrième étage
passant les yeux entre les jours de la rambarde
dans un immeuble ancien avec porte cochère

Le personnage Mensch est présenté comme tel, un personnage, avec d’autres : Son fils, dit fiston à qui le livre est adressé, et Des inconnus, nombreux, qui font vibrer le sens collectif de Mensch : tous lui ressemblent dans toute leur diversité, exactement comme le malicieux titre d’un livre d’Emmanuel Hocquard le donne à sentir en paradoxe fondamental : Tout le monde se ressemble. Nous sommes comme au théâtre. Il y a une scène. Un Mensch, lectrice ou lecteur, va suivre l’histoire de Mensch tout au long des autres histoires contées en ces poèmes qui se déroulent selon le trajet du tramway, selon la suite des arrêts qui le ponctuent, du début à la fin. Et moi aussi, je me laisse entraîner, je vais me souvenir de ma vie – qui n’est pas la sienne – dans le même mouvement, un mouvement si nécessaire pour comprendre et continuer le monde, quoiqu’il en soit :

Souvent Mensch pressent le haussement d’épaules
car oui la nostalgie est ridicule une affaire
de vieux quand il ne reste que cela
comme s’il ne s’agissait que de beauté enfuie

Le voyage s’annonce vivant et se fraiera un passage entre des couches temporelles diverses, et pas seulement dans la ville qu’est Besançon (Besac pour les familiers, B’sac pour les intimes !). C’est une poésie narrative, mais en vers, vers comptés, le plus souvent des alexandrins. Ils donnent une sorte d’allant très agréable à la lecture, on l’imaginerait bien dite sur scène dans le petit théâtre qu’elle invente. Nous n’avons cependant pas vraiment affaire seulement à un récit, car chaque poème, dont le titre est le nom de chaque station, se suffit aussi à lui-même dans sa propre durée. Nous allons rouler à un rythme régulier et nous allons traverser, grâce à un moyen de transport remis écologiquement au goût du jour, un tramway, nombre d’aspects de la vie humaine, du plus trivial au plus sophistiqué, du plus tragique au plus anodin à l’écoute de fortes anecdotes, sensibles, non sans un humour tour à tour un peu « au ras de pâquerettes » (qui fait sourire à tous coups) ou très subtil ou les deux à la fois. C’est étrange comme j’ai plus envie d’écrire « nous » que « je » ou alors « on » : dans le bruit du tram tout au long des rails dont on ne peut sortir, mais qui nous entraînent, nous entraînent, si semblables et tous si singuliers, chacun écoute et regarde et nous entend, nous voit, chacun !

Sur le siège voisin vient de s’asseoir un homme
mal rasé la peau mate écharpe long manteau
[...]
Que sait-on de l’exil
pourquoi on abandonne la beauté d’un pays
[...]
On hésite à vrai dire à questionner autant
dans le tram un homme en train de lire
dans sa langue natale
Ainsi parlait Zarathoustra

Le poète, lui, ne s’est pas exilé, le monde est venu à lui. Les noms des stations s’épèlent et rappellent des souvenirs personnels, soit par un jeu de mots sur la sonorité, Époisses, soit par toute l’Histoire humaine qui remonte, Allende, Brûlard, soit par plaisir étymologique, Viotte, Chamars, soit pour encore d’autres raisons. Les souvenirs s’égrènent et finissent par tisser la trame d’une vie entre le quotidien, les petites histoires, l’Histoire, un tissu serré en mots de belle manière, chaleureuse et vive, qu’on lit en désirant savoir la fin et c’est : Terminus voilà  ! C’est clair. Le tour est joué. Un humour un peu noir ne se sépare pas de la sûre tendresse d’un regard humain posé sur les humains, sur Mensch. Difficulté et charme d’exister entre humains parmi les luttes locales (les Lip), internationales (Allende), plus éloignées dans l’Histoire (guerres précédentes), petites aventures quotidiennes et mouvements du monde, s’esquissent puis se dessinent durablement dans le travail ciselé de l’agencement des mots et la caresse de la voix des poèmes. Terminus est un beau livre qui fait rêver, à la fois léger et lesté, sourires et larmes mêlés, mais toujours dans le partage consenti d’une circulation des sentiments et pensées, un partage désiré d’une transmission parfois inquiète, qu’elle soit filiale ou simplement de Mensch à Mensch, pour continuer le monde, même si cela n’est pas toujours évident, ni simple à imaginer ! Il faut bien un étonnant tour en tramway brinquebalant et toute une vie tendue dans l’effort de ne pas disparaître pour peut-être trouver la clé, en tous cas la chercher avec vigueur et de toutes façons la trouver, terminus, voilà !

Mensch espère ne jamais égarer
le cri de ses colères ne pas laisser s’éteindre
l’intranquillité
aussi pense très fort Mon fils où seras-tu
dans quarante ans –

Et cette phrase qui déboule comprenne qui pourra
Ne vous découragez pas c’est souvent
la dernière clé du trousseau
qui ouvre la porte

 

Où est mon pays / André Frénaud, éditions Le temps qu’il fait, 2023

...je participe à l’énergie incessante du monde par un pouvoir de la parole, jusqu’à parfois oser écrire : Je chante
Notre inhabileté fatale

Quel bonheur que soient réédités des poèmes d’André Frénaud tous parus dans les nombreux livres publiés par Gallimard, puis par Poésie-Gallimard il y a longtemps déjà, et plus particulièrement ces longs poèmes auxquels il attachait très grande importance. Rencontrée en 1984 (!) au hasard d’une lecture obligée à l’Université, la poésie d’André Frénaud, choc immense, ne m’a plus jamais quittée. Elle est sûrement un des lieux les plus sûrs de lecture qui soient, encore plus aujourd’hui, en ces temps menacés. Encouragée par Monique Frénaud, sa femme, et Pascal Commère, Laurent Fassin a édité cette anthologie et l’a accompagnée d’une belle et longue préface dans laquelle un lecteur nouveau trouvera son compte pour situer la poésie d’André Frénaud dans l’histoire littéraire et l’Histoire dans un sens plus large, pour appréhender les lignes essentielles d’une œuvre touffue, complexe, parfois difficile, pour découvrir ce poète, l’homme qui aimait le cinéma (par exemple les films de Tarkovski qui me semblent avoir une parenté certaine avec son œuvre), le vin, les vieux outils d’artisan et surtout le poète que le cinéma, le vin et l’artisanat, l’attention au réel et aux gestes humains ont nourri de manière durable :

La difficulté des nœuds dans l’aubier jeune,
la varlope adroite des compagnons,
les longs chemins couronnés par le chef-d’œuvre :
une table, un escalier, une charpente.
Un maillon à la chaîne et des chansons à boire.
Ô rochers et alignements des blocs des carriers,
jeux d’équerre et rites inquiets, maîtrise honnête.
    « Vieux pays »

La poésie d’André Frénaud est une poésie essentiellement terrienne (« rêveries de la volonté » comme « rêveries du repos » pour reprendre les titres des livres de Bachelard sur l’imagination matérielle). Elle brasse le langage comme un magma difficile à manœuvrer, difficile à former, car il nous forme sans que nous comprenions exactement comment autant que nous le formons sans savoir ce que nous inventons vraiment. Elle a été écrite à un moment crucial de notre histoire humaine quand il a semblé toujours et de plus en plus profitable de se déprendre de la terre en l’objectivant et en l’exploitant (en la détruisant). Son regard, comme celui de Jean Giono, pouvait paraître un peu « réactionnaire », passéiste ou nostalgique et l’a paru à beaucoup. Il me semble que des poèmes rassemblés ici comme « Les paysans », « Vieux pays » témoignent d’une finesse et d’une subtilité de la pensée qui s’opposent à ces définitions restrictives et péjoratives. En 2024, il est résolument possible de lire, en plus d’une riche et paradoxale méditation sur le temps, les premiers vers de « Vieux pays » comme un appel intense à une réflexion plus poussée sur notre être au monde que beaucoup d’écologistes conscients ne démentiraient pas, je crois :

Les légendes se forment sous nos pas. Déjà
la nostalgie embrume les éclats
d’un pays qui se défait,
va l’anéantir pour le parfaire plus poignant.
J’ai trop tardé à l’honorer, il est temps.
Homme de l’avenir, il te faudra le connaître en rêve,
celui que nous avons aimé dans nos yeux, sous nos mains.

Monde premier, reconnaissable encore en l’aujourd’hui.
J’aime ceux qui l’écoutent et qui savent l’entendre,
ceux qui ont gardé l’oreille de leur enfance,
les seuls héritiers d’eux-mêmes dans un souffle qui vient de loin.
    « Vieux pays »

La citation est longue, mais elle peut donner une idée de l’amplitude et de l’épaisseur compacte propre à tous les poèmes de Frénaud, courts ou longs. Quelque chose se met en route – un flux incessant – et ne s’arrête plus de couler de se mouvoir et de produire des significations changeantes et multiples, si nombreuses que parfois elles égarent le lecteur :« clapotis mordoré, magma de moires ». Le lecteur, comme le poète, est contraint de revenir en arrière, de multiplier les approches ou d’avancer un moment dans d’inquiétantes paraboles comme c’est le cas dans « L’étape dans la clairière » – un de ses poèmes les plus mouvants, à l’égal de certains paysages romanesques de Kafka – ou « Le miroir de l’homme par les bêtes » dans lequel l’humanité paraît bien peu fiable et sujette à des dérèglements violents qu’elle comprend mal et reproduit sans cesse :

Allons, en route où les serpents s’en vont sans peur.
[...]
Par l’énergie si lentement
précipités à leur rencontre, les voici :
l’enfermé, l’assoiffé, l’aveugle, le fuyard,
celui qui tranche et qui hurle, celui qui parfait ses plaies,
le chien qui rêve à son vomi, l’insensé qui brûle des os,
celui qui engrange les rats et souris,
    « Le miroir de l’homme par les bêtes »

André Frénaud déploie dans ces poèmes longs une dimension humaine essentielle toujours présente dans son œuvre, dimension qu’il ne sépare pas des autres. Les symboliques végétale, animale, minérale lui font parler de nous, mais d’une manière charnelle. Dans les poèmes de Frénaud, ça sent (le réséda comme la soue), ça digère, ça brille ou ça s’enténèbre, tout lutte pour exister. Ce lest, cette gravité humaine donne au lecteur l’impression qu’il combat plus les difficultés que pose la finitude humaine qu’il ne recherche comment sauver une unité et une éternité définitivement perdues. Il ne cherche plus comment sauver une harmonie impossible. Bien au contraire, il essaie de conjuguer la perte d’une harmonie jugée impossible avec le désir de se construire, unité singulière certes, mais foisonnante et éphémère. Un poème comme « Tombeau de mon père » s’offre comme un poème de deuil d’une honnêteté et d’une densité confondantes qui dérive vers une sorte d’interrogation de l’existence humaine, endossant même l’héritage religieux, mais le décalant vers d’autres significations :

Mais Dieu n’est pas mort, il n’est pas, c’est moi qui meurs.
Il naît, lui. Il n’en finira jamais de naître,
non pas votre dieu mais un autre, inconnu,
parmi l’agonie de notre vie respirant,
parmi les frémissements et les rocs jusqu’aux nuages,
celui qui ne prend pas de figure.

Celui-ci n’est pas facile à honorer. Il le faut.
Je dois prendre part à son accomplissement.
Je suis fait responsable par le temps.
Sur notre terre. En danger. Seul.
Il ne viendra de renfort que d’entre nous.
Il n’y aura pas d’ascension.
    « Tombeau de mon père »

L’éphémère est devenu une durée née de permanences et de changements, une durée miroitante et buissonnante, une durée humaine, exposée. L’extraordinaire recherche de cohérence d’une telle poésie englobe les contradictions, contradictions interdépendantes qu’il nomme l’” l’universelle dissonance instigatrice ». Le poète poursuit un questionnement auquel il répond par des constructions dont l’unité est toujours menacée par un antagonisme interne et fondateur. Constructions évolutives, processus arborescents s’élancent et croissent, génèrent et diffractent une lumière non dénuée de sens. Elle est née de la quête qui en est faite, clarté qui ne doit rien au secours d’une extériorité absolue. Dans l’œuvre de Frénaud, la lumière vient toujours des questions, de celui qui les pose, qui se les pose, qui taille dans le magma des représentations et du réel des chemins, des zones lumineuses.

”Si l’ennemi de moi demeure en moi, je veux dire : si le monde des monstres, des fantasmes, ces images qui déboulent prolifèrent, venant du noir, si cet autre de moi, il, est moi, comment peut-on dire qu’il me vole mes armes ?”
    Notre inhabileté fatale, p. 34

Le flux représentatif, attentivement mis en question, fait lever des images d’un monde intérieur apparemment si étrangères au sentiment intuitif d’unité qu’elles rendent difficiles les reconnaissances. Elles proposent surtout, à y bien réfléchir, des solutions inconfortables, moins amènes, un insaisissable portrait de soi, toujours bougé. Le monde imaginaire étrange que développe une part de la poésie de Frénaud doit être assumé, interrogé, un peu comme les faits contradictoires du comportement du réel ont dû être intégrés dans des raisonnements plus complexes et parfois difficiles à concevoir. Beaucoup de problèmes restent insolubles pour les êtres humains. Les théories actuelles en physique, en mathématique et en biologie, incluent dans les raisonnements les probabilités, des développements imprévisibles, des ordres facteurs de désordre et inversement. Les fluctuations du moi et de sa perception du réel pourraient ressembler dans cette œuvre aux fluctuations du vide qui s’organiseront selon tel ou tel mode en suivant des directions de champ pour finir par créer des formes de plus en plus organisées, puis des modes d’organisation de plus en plus complexes et de plus en plus autonomes, dont l’homme a fini par être conscient, ce qui ne le rend pas plus puissant, mais au contraire plus fragile, plus incertain. En cela, les poèmes d’André Frénaud nous sont particulièrement contemporains. Ses errements et ses luttes me paraissent posséder, sous leurs dehors si angoissants une force d’élucidation peu commune :

Frères qui vivez ici et dont le rêve épelle
une absence mal lisible et qui nous leurre,
s’il ne peut y avoir connaissance ni résolution ...
Cette lente effraction de soi, le possible privilège
de se reconnaître au miroir de l’étranger
...
J’avais cru recouvrer la patrie infortunée,
me saisir total dans l’éclaircie,
en m’évanouissant, m’enfreindre, communiquer.
     « Le silence de Genova »

Je regrette cependant vraiment que certains de ses longs poèmes ne figurent pas dans cette anthologie, « À l’énorme déesse raison », « Le général Krivitsky » et bien sûr « La Sorcière de Rome », long poème en quatorze mouvements qui ne ressemble à rien de connu dans la poésie depuis la seconde moitié du XXème siècle et qui me semble un des textes les plus étonnants de la poésie française, à mes yeux un texte inégalé par sa puissance lyrique, sa richesse et sa force imaginaire et qu’André Frénaud a accompagné d’un livre de réflexions, Gloses à La Sorcière, suivant le texte vers à vers, mouvement par mouvement, acte très rare de la part d’un poète. C’est un peu comme si avaient été évités pour cette anthologie des poèmes plus directement politiques. Même s’ils n’étaient pas engagés dans un sens militant, ces poèmes témoignent de l’intense intérêt que portait André Frénaud à l’Histoire (Hegel a été une de ses lectures déterminantes) et ils montrent comment et pourquoi intégrer ces préoccupations politiques à une des poésies les plus vivaces et des plus émouvantes qui soient.
Mais je ne boude certes pas mon fort plaisir. Je rêverai que cette anthologie porte beaucoup de lectrices et de lecteurs vers l’intense beauté et la puissance si originale et si peu convenue, à la fois orgueilleuse et d’une grande humilité, d’une telle œuvre. Je l’espère infiniment :

J’ai repoussé la main des dieux :
je suis un homme digne de vivre.
Si notre lumière est froide, je le sais,
alors je peux me réjouir.
Les oiseaux rient parfois, les visages embellissent.
     « Tombeau de mon père »

 

Garder la terre en joie / Pascal Commère, éditions Tarabuste, St-Benoît du Sault, 2024

Villes et campagnes à travers les saisons d’un homme qui les arpente, qui les éprouve. Stockholm, Venise, Berlin, le jardin, le quotidien, les rêves que le poète poursuit, qui le poursuivent, la vie d’une mère comme un cheminement, la vie, la mort...Ville et campagne s’opposent ou s’entremêlent ou même se ressemblent. La vie comme elle va et comme nous voudrions la retenir, l’oublier, la recommencer aussi : des mots la hantent, tentent de la cerner, de devenir comme elle, fragile, têtue, avare et prolifique. Je crois saisir dans ce livre un fil dans la suite composée de ces poèmes, ni espoir ni désespoir. André Frénaud, que Pascal Commère a bien connu, appelait « non-espoir » cet élan, car c’est un élan, puissant, sous la forme d’un sentiment composite, une autre manière de dire en les alliant « pessimisme de la pensée et optimisme de l’action » (comme le formulait Gramsci). Et pour un poète, agir, c’est écrire des poèmes, accomplir un geste capable de préserver comme un pouvoir de germination dans la langue :

le difficile métier de l’hiver, garder
la terre en joie

Mais comment ? Ce n’est pas si simple. Il semble que ce livre s’interroge tout au long de son déroulement sur ce « comment » et même sur la possibilité de parvenir à savoir ce qu’il cherche à trouver, cela même dont pourtant il se souvient avec tant de force :

Sous quelle pierre, quel mot, s’est-elle réfugiée
la joie ancienne, que tu ne puisses
aujourd’hui la débusquer, en sentir le feu
qui dévore en même temps qu’il apaise

Sous la pluie de Stokholm, au cours d’un rêve étrange et cauchemardesque dans lequel il se débat pour une incompréhensible lutte qui le traque et l’englue, à Venise où « Capitaine, / retour de guerre – en revient-on ? Il avance / à pas comptés vers le pontage, son pied tâtonne », à Berlin où apparaissent tant de fantômes dont des écrivains fabuleux et nécessaires, dans le jardin où se déploie la neige et où croit l’herbe – « avec un s ou pas » –, le poète poursuit une quête incertaine, avec une incroyable persévérance, sans relâche, : elle se dérobe sans cesse, attaquée par un doute aussitôt remis lui aussi en question, dans une langue qui transforme la prose en poème, dans une discrétion qu’il convient de respecter :

Comme si le monde soudainement à portée
n’offrait de prise aux mots qu’à travers l’illusion
d’une rencontre fortuite, est-ce qu’il faut pour autant
remettre en cause l’écriture

Un des mots-clés de ce livre, si souvent répété, dans des contextes qui l’éclairent à chaque fois très différemment, est le mot « attente », une attente qui se sentirait comme menacée. Par l’âge venant, par la précarité encore plus visible aujourd’hui de l’humanité, par nombre des facteurs qui s’entremêlent ? Me sont revenus en mémoire ces mots de Jean Follain pour éclairer ma lecture : « La matière passait de la joie diffuse à une sorte de tristesse sourde. [...] Tout durait et restait peuplé d’attente. »

Quelle lumière désormais attendre de l’hiver,
quel message, quel feu ?

Le mot « attente » calque son apparition sur la désignation des saisons, qui règlent (réglaient ?) la circularité bénéfique et nourricière du temps quand il se fait humain. Et terrestre, vivant. En cela, l’attente, par le truchement d’un temps qui change sans changer, persiste et désire le retour d’un printemps, voudrait perpétuer un cycle. Ici, maintenant, dans nombre de ces poèmes, menacée par des saisons qui ne se susciteraient plus l’une après l’autre, elle pourrait se faire vaine ; mais entre affirmation et interrogation, l’attente ne déclare pas forfait comme ça ! Je crois percevoir peut-être une sorte de mélancolie toujours combattue, toujours perdante, mais cependant génératrice de l’écriture, de sa permanente relance.

Faut-il attendre alors. Mais attendre
quoi dans le soir vide,

hormis la neige ?

Pascal Commère convoque très souvent la neige dans ses façons d’apparaître et de disparaître, son existence paradoxale. À peine entrevue, comme la ligne esquissée d’un dessin, à peine trace d’une présence, elle tombe, elle se pose, elle fond. Sa disparition déjà annoncée dans son apparition nous la rend très proche. Jeu de présence et d’absence, mouvement éphémère d’une matière à peine matérielle :

neige alors, j’y reviens.

Dût-elle être première, chassant de la pensée
celles qui l’ont précédée, sans même
appeler les suivantes.

Neige unique – qui ne dure pas.

D’un livre si touffu, complexe aussi, il est difficile de décider quel aspect privilégier pour en parler dans une note critique. Je voudrais surtout donner envie de le lire, de le relire, encore et encore. Les poèmes y sont habités par une sorte de beauté tenace, mus par le fragile et destructrible pouvoir d’évoquer ce qui nous tient vivants dans une parole reconduite : une espèce d’herbe, si commune et si rare à la fois :

Fidèle aux bords des rues, aux chemins
et qui sans majuscules, sans papiers
n’a de domicile fixe hormis là où elle pousse.

Elle en qui s’écrit le destin des
plus humbles créatures.

Herbe
comme si de rien n’était – un griffonnage,
des ombres, la mesure à notre échelle
d’une éternité imperceptible

 

Par des langues et des paysages / James Sacré, Apic éditions, Alger, 2024

J’écris souvent sur le motif, comme pour mieux mêler la matière du poème aux choses, aux paysages, là devant, dans lesquels pensées et rêveries, [...], semblent s’éveiller et permettre ces moments d’écriture qui prennent formes de « poèmes » (comme je crois pouvoir dire). Mais le motif, c’est aussi le bruit d’une langue qui est dans mon oreille quand je regarde autour de moi ».

James Sacré s’avance à découvert dès la petite adresse au lecteur qui débute le livre. Dans la même veine qu’Une rencontre continuée (éditions Le castor astral, 2022 – https://www.terreaciel.net/Repaires-reperes-par-Francoise-Delorme-Decembre-2023), livre dans lequel il revisite un parcours de poésie, une vie de poète, il imagine une nouvelle anthologie constituée de textes déjà publiés dans d’autres contextes et il la clôt par un inédit. C’est vrai que ces anthologies font briller les textes d’autre façon, d’autant plus ici qu’ils sont présentés avec leur traduction dans plusieurs langues, l’arabe – pour le Maroc, l’anglais pour la Pennsylvanie, l’espagnol pour la Galice et l’occitan pour le Languedoc – , le patois qui accompagne le français en frêles réminiscences ou en tours de grammaire ravivant le français par une fraîche oralité, celle qui transforme tout ce qu’elle chante. Voici encore et encore d’autres facettes qui miroitent entre le français et une autre langue, mais aussi entre toutes les langues qui se font écho, cheminant avec le poète par tous ces paysages décrits, où le poète retourne, revient si souvent. Et des amitiés nouées en ces voyages naissent des traductions, comme si c’était d’autres poèmes.

Enfin, des poèmes inédits, « L’Italie, souvent », referment le livre avec des variations sur un mot italien, « Masseria, masserie », qui renvoie musicalement au paysage d’enfance originel, si prégnant dans tout l’œuvre du poète. Ce paysage d’enfance est déjà évoqué parmi d’autres premiers paysages qui le font chatoyer dans le premier chapitre « Une Vendée qui s’en va », composé de textes extraits pour la plupart de Relation, premier livre publié en 1965. « Masseria, masserie », ce mot signifie « ferme » en italien, dans une autre langue. La ferme. Le lieu d’origine revient à la fin du livre : c’est un autre et c’est le même, singulier-pluriel, déjà tout se divise. La maison première. Une maison de paysan. Ce chapitre conclut Par des langues et des paysages que je lis aussi comme un long poème qui n’est pas un bilan, mais un tout petit tour de la terre , à la mesure d’un homme, presque rien, presque tout, un petit cercle de l’univers tressé de rencontres, nourries de « choses vues », entendues, senties, retenues – plus ou moins – par une mémoire fragile. Une citation, au détour d’un chemin italien, à la fin du livre, décline par exemple nombre de thèmes familiers, l’incertitude, la solitude, le cheminement, la perte :

Tu ne sais plus si c’est la grande structure abandonnée d’une.
On la voit de loin au fond d’un espace de labour :
Un chemin de terre avec des affleurements de pierre qu’il faut éviter
T’y emmène, le nu de la campagne et du ciel
Lui sont plus intense présence de la solitude.

Ces rêves riment avec ceux-ci (et pourraient le faire avec bien d’autres puisque la fonction du poème est bien de « faire rimer » ), extraite du premier chapitre, qui y ajoute tout ce qu’on récolte, tout ce qu’on aurait pu récolter, ce qu’on aura récolté :

Champignons grand-mère Norine les épluche (au bord du pailler et puis les champs) potirons tôt ramassés matin y les avons pris dans les bas près de l’Aubray le temps s’en va presque rien mais j’aime savoir que ce patois natal (gestes visages vécus, mots silence) peut mourir.

Tous les jours, nous nous levons, nous mangeons, nous vaquons, nous accomplissons tant de menus gestes. Les poèmes s’en souviennent en une geste du quotidien. Sa continuité, faite de reprises faillibles constitue une durée, notre durée humaine, partageable, qui ne nous est sensible qu’ainsi.

Les titres des chapitres sont accompagnés des titres des livres déjà publiés dont les poèmes sont extraits. Temps et espace se conjuguent. Et il est plaisant de s’apercevoir que, souvent, ces poèmes ont déjà été publiés dans plusieurs livres différents, un peu comme nous refaisons souvent dans le quotidien des gestes qui lui donnent à la fois substance et structure. Discrètement, se joue une manière d’écrire tout à fait particulière qui ne se rencontre pas si souvent (André Frénaud a repris aussi certains vers de poèmes anciens dans ses derniers poèmes, d’autres ont republié des poèmes, mais transformés, un peu ou beaucoup). Une telle persévérance d’un geste semblable (la reprise) ou presque semblable pourrait signifier qu’il en est de même dans notre vie bien insignifiante, fort ténue, et qu’il en est de même pour la tentative d’écrire cette vie, toujours la même vanité qui tourmente, qui fait passer de « désir » en « désert » :

Plein de choses qui sont comme
À d’autres fois, un désert qu’on se met à penser,
Dans la répétition du presque même et de l’ennui, mais c’est peut-être
Que le désert du poème qu’on écrit : ses mots
Qui font du sable sur le monde, qui n’en savent rien dire

Mais le chatoiement des langues donne à sentir toute langue – surtout soudain ma langue maternelle ! – comme un mystère, plus encore l’arabe dont je ne sais pas déchiffrer les signes et que je vois comme une mer sur laquelle glisse une légère brise qui la moire. Un mystère attirant. Longtemps, je regarde un poème que je connais dans une langue que je ne connais pas, comme on regarde une feuille d’arbre, un rayon de soleil, un événement non-humain trivial ou non. Ils apparaissent, ils me touchent. J’en suis émue, troublée. Je sais que je pourrais comprendre si j’apprenais ces langues de quoi il retourne. Et même, je les comprends, puisque le poète a écrit ces poèmes en français, pour certains il y a longtemps ; et je les connais depuis longtemps. Une grande incertitude et une grande certitude s’avancent en même temps sur la page. Un paradoxe, celui-là même du poème. J’en éprouve comme une gratitude. Dans « sept questions à James Sacré » qu’on peut lire en guise de conclusion, il revient sur la traduction :

La simple écoute, ou l’usage d’une langue étrangère, nous emmène dans des rythmes, des prosodies, des grammaires nouvelles, teintent les nôtres de colorations et de timbres que nous n’aurions pas imaginé sans ce frottement à d’autres langues. [...] Et lire comme on pense savoir faire c’est toujours traduire un texte dans son propre idiolecte. Ecrire aussi, peut-être...

Pourquoi j’éprouve ce plaisir pas très compréhensible à ne plus savoir si je comprends ou non ces poèmes, devenus parfois presque trop étranges, trop mouvementés, tourmentés par la clarté qu’ils essaient d’atteindre, en vain ? Bien sûr, je pourrais les étudier sérieusement, longuement. Je ne m’en prive pas. Mais, bizarrement, tant de questionnements, multipliés par tant de manières de briller, finissent par me rassurer dès une première lecture pendant laquelle je me laisse rêver au(x) rythme(s) du poème. Quand je dis « rassurer », je veux dire que la poésie de James Sacré me fait déposer quelques-unes de mes inquiétudes un instant, par sa justesse, sa fine attention et surtout parce ce qu’elle s’illusionne moins que d’autres, du moins je le ressens ainsi très fortement. Je vois bien les fermes en ruines, les paysages qui se défont (se refont), les felos qui trimballent leurs masques si beaux et si curieux, les arbres qui se ressemblent, les gestes qui recommencent, les couleurs qui miroitent et n’en finissent pas de s’effacer ; et puis les moments rassemblés et les gestes quotidiens fragiles évoqués amènent un sourire, créent un plaisir léger, très tendre. Je sais qu’il n’y a que ça, presque rien. Les mots du poète ont pourtant su en apporter les sensibles et mouvantes images jusqu’à moi. Et cela, personne ne peut le nier (même le poète lui-même ?). Me voilà assez sûre, il se passe quelque chose d’important dans les poèmes, avec leur manière de tordre et tordre la langue pour parvenir à leur fin. Je ne sais pas quoi. La poésie n’est pas un leurre et ces rencontres entre poète et lecteur se font même avec des poèmes écrits il y a des siècles. Je peux continuer à vivre, moins seule, un peu allégée, grâce à eux et sans savoir vraiment pourquoi, parmi les jeux de la lumière de ces poèmes ayant pour motif les paysages traversés et revêtus de tant de mots. Masques sans substance, inusables pourtant, déambulations de cloches et clochettes à travers champs, des petites musiques. C’est vrai et c’est bien là un des tours vivifiants de cette poésie à la fois et dans le même mouvement si cérébrale, agitée de tant de questions sur le langage, et si incarnante, chaque agencement de mots crée un paysage qui n’est pas un décor, mais le monde dans lequel je suis, vivante :

Ç’a été comme de savoir

La fragilité du plaisir dans l’énorme indifférence du monde.
Tout à l’heure je reprendrai ma fourche, avec le geste mécanique de lancer les gerbes là où mon père les attend.

 

Le double été, Ariane Dreyfus, éditions Le Castor astral, 2024

Parfois, j’ose me tourner vers toi dans ce noir toujours un peu éclairé. Ardeur soudaine en retrouvant la réalité de l’autre, t’embrasser me réveille. Réaliser encore une fois que la beauté des hommes est celle qui se touche, que la vie est à vivre. « La vie se passe à plusieurs, le monde est un  » (Jean Renoir).
Ariane Dreyfus /La lampe allumée si souvent dans l’ombre

Le premier poème met en scène, comme dans un film, Sasha, une jeune femme qui va mourir et Anders son compagnon dans l’espace de leur vie quotidienne. Nous les regardons vivre. Le premier vers du deuxième poème est le suivant :

Sasha entend la porte cochère retomber derrière elle

Même si on n’a pas vu le film Ce sentiment de l’été de Mickael Hers qui se propose comme une trame, la clôture est définitive, on le pressent : Sasha ne reviendra pas, Sasha ne reviendra plus. Et le bruit est terrible, brutal, inéluctable pour les lecteurs et il retentit dans la vie des autres personnages, Anders, son compagnon, Zoé, la sœur de Sasha, Thomas, le fils de Sasha. Le dernier poème, quant à lui, ouvre à l’infini « La plage grande ouverte sur la mer » qu’annonce son titre dans le regard d’Anders, épris– à nouveau épris – qui suit une autre femme dont il tombe amoureux, Lisa ; il la voit tendrement entrer dans la mer, laissant au cosmos entier le soin d’incarner la force de son sentiment, manière d’habiter poétiquement à nouveau le monde :

Lisa continue d’avancer pour sentir la mer entre ses doigts
Si proche à l’horizon. Anders ne la quitte pas des yeux,

laissant le soleil dire sa tendresse autant que désir
L’écume la toucher aux genoux, leur nacre

Le livre commence par une fin et se termine par un commencement, une ouverture absolue. Déroutant un peu les habitudes de penser, le geste est fort : « est-ce sur la mort ou la vie que j’écris ? », se demande Ariane Dreyfus dans le quatrième de couverture. Autre curieux renversement, celui du mythe d’Orphée, puisque c’est Sasha, celle qui écrit des poèmes, qui meurt ... La narration s’aligne sur la chronologie d’un film, mais il n’est pas sûr que ce soit le plus important. Le récit est tellement porté par la poésie qu’il s’échappe vite en poèmes d’amour et de deuil qui se répondent auxquels on peut s’attacher séparément. Surtout, les images données à lire, telles celles d’un film, « en visualisant à la fois l’exactitude et l’insaisissable » (Germaine Dulac dans le premier exergue), relatent ce qui se passe quand il « ne se passe rien », c’est-à-dire tout le temps, même après la mort de quelqu’un et qu’un abime s’est ouvert pour longtemps. En portant attention à d’infimes détails, à l’évocation d’un infra-ordinaire littéral qui se fait bouleversant, Ariane Dreyfus transpose dans ses poèmes le pouvoir structurant du cinéma : elle organise des successions savantes de plans qui font naître notre regard, en caressant à peine les gestes, en suivant les mouvements, en osant des suspens, des ruptures de rythmes, des montages d’images qui sonnent toujours si juste :

Un vieux monsieur accepte une main
Si facilement
Une femme enceinte remonte son sac sur son épaule
Il a vu son ventre

L’hôpital de plus en plus loin
Sasha toute couchée sous le drap
La délicatesse de l’infirmier lui ôtant
Sa perfusion, puis recouvrant son bras

Anders a senti son visage devenir du sable
Ou quelque chose qui ne sert à rien

Un homme léger à vélo se retourne sans se cogner
Zigzague un instant,
C’est la ville où ils avaient décidé de vivre

Pas de tragédie, mais une sorte de longue sidération que l’on perçoit comme au ralenti par le truchement de vers qui creusent un silence elliptique d’une puissance étonnante. Les ellipses dont Ariane Dreyfus a le secret créent une discontinuité continue (ou l’inverse) qui, parfois, soude le réel à lui-même ou parfois le désagrège, parfois les deux en même temps, grignotant un chagrin, osant une joie. Chaque poème recommence la tentative de vivre après la mort d’une femme aimée, la difficulté d’habiter le paysage, d’en faire partie, d’y voyager aussi. Cette tentative difficile génère des réactions, des reculs, des avancées, des abandons, des rencontres, des hésitations, des élans : la vie continue et change, entre s’alourdir et s’alléger, comme on court, comme on respire, avec toujours un pas gagné, inconnaissable :

Les gens qu’il croise ne s’étonnent pas de son corps, il court
Emporté par de moins en moins de solitude. Et l’air,
Délicat compagnon, passe en ses narines, si frais,
Monte plus haut avec des bouffées de courage
Pour ce soir ça ira
On verra plus tard quoi faire de demain

Si une des lignes directrices, qu’Ariane Dreyfus appelle avec bonheur « rencontre » dans sa présentation, est un film, la seconde est un court livre, Une autre Aurélia, de Jean-François Billeter. Il s’agit plutôt de notes, d’observations suivies, une sorte de journal de deuil. La connivence avec les mots de Jean-François Billeter nous entraîne aux antipodes de celle qui se nouait avec le film de Mickael Hers. Michael Hers nous invite à devenir doucement amoureux à nouveau d’une autre personne, dans le flux de la vie qui va. Jean-François Billeter nous incite plutôt à apprivoiser le manque en ressuscitant sous une forme différente la présence de l’autre en soi, sans « pensée magique » ou plutôt en acclimatant peu à peu celle-ci à la réalité violente de la mort, au flux douloureux de la mort qui va. La tension entre ces deux propositions qui habitent n’importe quel être humain en pareille situation nous écartèle. Elle justifie peut-être le titre, Le double été, elle n’en finit pas :

Nuque pas assez tenue, sa tête se renverse
Dis-moi, pourquoi ne cesses-tu pas de mourir ?

Il n’y a plus qu’un sourire qui se déplace
Cela fait une sorte de visage ou de baiser
Il l’embrasse pour trouver sa bouche

La ligne meurt et ne cesse pas comme si elle regardait encore

La recherche d’un nouvel équilibre par Jean-François Billeter est lente avec des retours sur soi, des échecs, des réussites, des vertiges, des gouffres de douleur et de fulgurantes joies. Elle est traduite dans une langue d’une clarté et d’une franchise rares, essentielles, d’une beauté surprenante ; celle-ci naît simplement d’une attention hors du commun – oscillant entre le plus subjectif et le plus objectif – à ce qui nous arrive lorsque qu’une personne que nous aimons et avec qui nous vivons meurt, lorsque l’absence de l’autre nous anéantit, nous déboussole, cet autre qui nous rend vivants :

« Je comprends aussi comment on tombe amoureux : l’imagination donne si bien corps à l’autre qu’il vous habite entièrement. Cela se produit parce qu’il est plus facile d’imaginer autrui que de s’imaginer soi-même. On prend la forme de l’autre qui devient plus réel que soi [...]. L’activité dont je suis fait, qui peine à s’appréhender elle-même comme un tout s’éprend : elle adopte la forme de la personne aimée et accède par là à un degré d’unité qui lui manquait ».
    Jean-François Billeter / Une autre Aurélia

Cette merveilleuse approche de l’amour pourrait presque être une définition de la poésie, plus encore si l’on suit quelques mots qui introduisent La lampe allumée si souvent dans l’ombre, livre « théorique » d’ Ariane Dreyfus :

je suis incapable d’écrire sur, je ne sais qu’écrire avec, entrelacer ma voix à d’autres. [...] Lisant, on se sent parfois si fortement avec quelqu’un qu’écrire pour dire cette proximité est aussi naturelle que donner à qui vous donne.
    La lampe si souvent allumée dans l’ombre

Le double été développe jusqu’à sa plus grande intensité les pouvoirs d’une imagination poétique qui sait se dilater comme se concentrer à l’extrême. La poète rencontre dans les œuvres des autres ce qui nourrit la sienne jusqu’à presque effacer les frontières de chacune sans jamais pourtant les transgresser, en exacerbant même leurs qualités. Elle nous en fait part. Tout est montré : citations, exergues, notes, tout concourt à ce que chaque ligne donne le meilleur d’elle-même pour devenir poésie. Les notes même font un long poème à elles seules. Elles forment un tout cohérent qui (re)double la cohérence de ce livre-poème et donnent à voir d’où il vient. Elles sont faites de lettres, d’autres vers qui accompagnent les vers cités en exergue ou dans les poèmes ou elles les répètent encore. Ces notes sont adressées au lecteur, l’une d’entre elles le prend à parti avec humour :

note de la page 104 :
La phrase mise en exergue est de Reiner Kunze (traduction Mireille Gansel), je n’en ai pas retrouvé la source : occasion pour vous de lire ou de relire ce poète bouleversant !

Les vers d’autres poètes cités dans les poèmes se donnent comme faisant corps avec eux, sans jamais cependant pâlir. Au contraire, ainsi pris dans une sorte de flux qui les emporte autant qu’il les distingue (ils sont toujours en italique), ils montrent tant de facettes ... Surgissent alors tant d’échos qui se suscitent les uns les autres, réverbérant une sorte d’altérité : elle agrandit toute subjectivité en l’ouvrant à tout le langage, à tous ce que les autres humains ont écrit, en rendant la poésie comme vivante. Convoquant aussi des ateliers d’écriture avec des enfants, la musique, la danse et longuement le cinéma, auxquels certains poèmes sont comme dédiés, dans le même mouvement Ariane Dreyfus n’oublie pas de nous affirmer avec vigueur interdépendants avec le cosmos entier. Une seule note peut montrer toutes ces interpénétrations entre arts et vie avec un élan communicatif :

note de la page 75 :
« des pianos qui marchent » : il s’agit bien sûr du second mouvement pour quatre pianos, tel que je l’ai découvert, adolescente, dans une scène somnambulique du film Les enfants terribles de J-P-Melville d’après le roman de Cocteau.
« Ma main regarde le ciel ! » et « Quand je me blottis, je danse dedans » : phrases écrites par des enfants de CP, école de Navarre.

La poésie en résonance générale s’insinue partout, se diffuse tous azimuts dans les moindres pages du livre. Une grande cohérence, très tenue, aiguise l’esprit du lecteur dont la sensibilité peu à peu s’affine et voit que tout correspond, tout se correspond, de poème à poème, de vers à vers, de poète à poète. C’est comme si chaque monde « propre » devenait monde « commun ». Le lecteur comprend que Jean Renoir a bien raison lorsqu’il dit : « La vie se passe à plusieurs, le monde est un ». Je pense soudain à une phrase gravée en 1892 au-dessus d’une porte de maison dans un village voisin du mien au plus fort du riche mouvement ouvrier, maison dans laquelle a été longtemps entretenue une vie collective intense : « Un pour tous, tous pour un ». Peut-être que la manière absolument ouverte d’Ariane Dreyfus d’imaginer les poèmes offre une parenté avec des utopies politiques qui ont parfois rendu et rendent encore, malgré la menace, nos existences moins difficiles et plus solidaires.

Cependant la vie continue, elle narre une histoire : « Et d’abord tout le sable à traverser », un deuil à vivre, une existence à inventer. La vie circule et incombe à tous les personnages, comme dans un des derniers poèmes, « Lisa se nourrit », consacré à Lisa, amoureuse d’Anders :

Elle réussit à se caler dans le présent

Les fleurs sont bien droites dans le vase
Il les verra dès qu’il arrivera

[...]

Imagine que tu es lui tout autant que toi-même

Il faut faire de la place, découvrir lentement
Et toujours sans toucher qui est encore loin

L’existence oscille sans cesse entre la perte et le don, la poésie aussi : elles possèdent le pouvoir de coordonner dans un puissant paradoxe la vie et la mort. Wislawa Szimborsaka, dans le poème un peu ironique « De la mort sans exagérer », écrit ces mots éclairants :

Il n’est point de vie qui,
même un court instant,
ne soit immortelle.

La mort
est toujours en retard de cet instant précis.

En vain agite-t-elle la poignée
de la porte invisible.
Le peu que nous ayons pu
demeure irréversible.
    Wislawa Szimborska « De la mort sans exagérer » / De la mort sans exagérer

La poésie d’Ariane Dreyfus a toujours tenu le pari (gagné) de prononcer « Adieu » et « Bonjour » en même temps, comme elle le formule à la fin de La lampe allumée si souvent dans l’ombre. Pour y parvenir, ce nouveau livre Le double été, peut-être plus encore que les précédents, d’une manière encore plus affirmée, rassemble avec tendresse et précision les désirs et les gestes de quelques personnages dans des poèmes d’une exactitude et d’une complexité surprenantes, comme on rend nette une image photographique en ajustant l’objectif. Et, comme au cinéma, le sens d’un mouvement d’images se déploie si l’auteur les « monte » pour qu’elles résonnent ensemble, pour qu’elles démultiplient des métamorphoses à l’infini, de manière à ce qu’elles jouent le « dedans » et le « dehors », le début et la fin, la vie et la mort comme autant de possibles qui s’émancipent en devenant le poème violent du monde, pour la lectrice comme pour la poète :

Les lumières se rallument mais Zoé ne bouge toujours pas
Traversée par le film comme une route me serait passée dedans

Perdre son sang jusqu’à très loin, le souffle aussi,
En échange d’aimer les si visibles fantômes

Les plus inconnus devenus les plus intérieures
Des pensées.

Ce sont finalement des vers sertis dans un « oui » plus large qu’eux qui se cherche dans le geste du poème, plus lucide d’avoir accepté ce qui le détruit, la mort dans la vie, comme Ariane Dreyfus l’écrit dans La lampe allumée si souvent dans l’ombre : « Tout poème que j’écris aboutira donc à me faire dire « oui », mot largement suffisant. »

Couchée elle soulève son visage il voit
Elle ose demander
Que la bouche s’ouvre comme elle et que la langue vienne toucher

La langue

Françoise Delorme


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