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Instantanés de Clara Regy (avril 2024)

samedi 13 avril 2024, par Cécile Guivarch

La maison des Mues, Catherine Serre, l’Arbre à paroles, 2023, illustration de l’auteure

Ce texte au titre fortement métaphorique est un jeu de construction, les matériaux : (persuasion + conviction) semblent nous dire : Non tout ne sera pas détruit et oublié, l’auteure usera de toutes ses forces pour avouer au placenta, « la placenta » sa reconnaissance éternelle. Elle lui conférera même le rôle suprême de « berceau de l’écriture » : le berceau d’un art (ou savoir-faire) pour le moins transmissible !
« la placenta »  : une vie, une présence essentielle pour chacun(e) d’entre nous !

Le texte s’ouvre sur sa rencontre avec Théophile, un ami, puisque le prénom suffit : Théophile -Gelée-, auteur de L’Anatomie Française en forme d’abrégé, (1566-1650) écrira en -ces temps-là- le mot « placenta » pour la première fois et nous comprendrons tout ce que cela suppose…
Voici donc pour le fond et pour la forme ? Oui, je sais : on ne doit pas séparer l’un de l’autre, mais j’insiste, Catherine Serre est « une » aède, son texte persuasif, convaincant et fé-mi-nin se chante, et les refrains soulignent sa détermination, son énergie – « à rendre -son- honneur » à l’objet de cet écrit- : « L’histoire est trop charnelle, l’histoire est dérangeante ».

Un extrait de cette ode envoûtante, qui n’est pas choisi au hasard…
« La placenta d’un vivant de feuillets, d’un vivant d’épaisseurs, d’une courbure et d’un tube, nos mélanges intimes comme échanger nos vies, elle a la pulsation et nous aurons le souffle, l’élan, l’appel de Terre à Ciel pour nos corps dirigés.
Bientôt, nous irons comme seule. »
Et : « alors s’élève le chant, le chant rude des Grands Vivants des Plaines, le chant des gestes spoliés, le chant des paroles niées, le chant de peu de mots, chant du voyage dans l’au-delà des corps organiquement autres, la compagne, première partie devant éclaire le chemin, ouvre pour nous la voie vers l’au-delà, notre vie voisine, voyageuse inversée, elle, la placenta.

Un texte vif et passionné !

La brèche par le mur, Marie Alcance, Les Editions du Petit Rameur, 2024, illustrations : couverture ; Aloïs Fouquet, Conte ; Anicet Fouquet

Ce recueil contient 4 textes couts mêlant tour à tour le présent le passé, souvenirs et conscience aigüe de ce qui fait la vie, le manque, la joie de la présence, le doute et l’attachement…
Un regard photographique : du sépia du cadre de la tombe au soleil souffrant, des mouettes dans les airs à la brèche, des enfants qui s’amusent au ciel qui se fâche, tout « oblige » une observation fine en quelques vers ciselés. Une observation qui touche.

Par la brèche (extrait)
loin des routes sans cesse
il faut beaucoup de souffle
je m’entraîne
à écarter un monde
qui se resserre

quand bien même
cette dignité d’aller
la chevelure emmêlée à la treille
l’épaule à la brique
la jambe au mortier

en rêvant une danse
sur la brise souple
d’un violon reverdi.

 

Conte (extrait)
Le soleil a un bleu au pied.

Et danse le cadet
d’une forêt à l’autre
un ballon au pouce tel un fil à l’étoile

Les nuages blancs sont à l’horizon.
Nous marchons
sous un gros nuage noir :
n’arrivons à le perdre.

Et monte au chêne l’aîné
face à la porte d’un fort
trop beau de friandises
un crayon à la bouche
tel le gué au soleil.

Une invitation à poursuivre cette lecture…

Tourner Petit précis de rotation, Béatrice Machet, Tarmac éditions (2022)

Clin d’œil au Précis de décomposition de Cioran, nous renseigne la quatrième de couverture. Sans vouloir jouer sur les mots, la composition de ce texte est tout à fait intéressante, un « on » qui pourrait se vouloir universel, un « on » qui s’interroge et quelques « parce que » qui n’affirment pas vraiment, mais peut-on vraiment le faire ?
Le recueil tourne, peut-être comme une danse, comme une chanson. Tourne en soi et autour du monde. S’y confrontent et parfois s’y consolent, les mots de la vie, de la mort, de ce qui advient, se perd, dépasse. Tout cela dans un rythme variable, effréné ou plus lourd, une musicalité particulière qui sied à cette grande interrogation originelle. Que faisons-nous là ? Certes la question peut paraître bien simple, mais la réponse est tellement vertigineuse.

On tourne sa langue, la mer dans l’oreille.
Parce que mère et enfant le dos offert à la tempête, ils disent le monde.
On tourne. Sur un pied, sur un doigt.
On tourne. Petites aiguilles et grandes autour des chiffres d’une horloge folle. Allongent leur pas. Comme on dirait non.
Tourner. Comme la pulpe autour du noyau. Comme les circonvolutions du souffle dans la volonté de vivre.
On tourne pour ne pas montrer qu’on tremble.

Et un dernier passage :

On tourne. Adossé à une joie solide. On l’imagine banquise et l’on sait qu’elle fondra.

Force fragile ou bien l’inverse ?

La part du désert -Échos poétiques- Christine Durif-Bruckert, Cédric Laplace, éditions unicité 2023

Lyon, deux êtres « continuent à se rencontrer » en s’écrivant. Et voici que cette écriture devient projet : « une conversation joyeusement sérieuse ou sérieusement joyeuse ». L’une est chercheure en psychologie sociale et en anthropologie, l’autre philosophe, auteur, dessinateur récemment diagnostiqué schizophrène.
Il s’agit d’une confrontation commune face au langage, aux images, à la vie même. Un désir de construction mutuelle, dans un grand respect de l’autre.

C.L.- Mais quel donc est ce désert qui a scellé notre rencontre. La volonté de faire bouger les lignes en ce qui concerne les diverses conceptions contemporaines de la folie, de la psychose ou pire, de la maladie mentale. Ce que je recherche dans l’écriture, quand l’essence est un certain silence. Une certaine qualité. Le neutre. Qui serait comme une cessation de tout bruit.

C.D.B- Le neutre disais-tu
Froideur d’un coin de ciel
Lorsque l’hiver se prépare
Fracasse les réponses
Et soulève
Toujours dans la dignité
Les petites parcelles de l’humain
Les plus exposées au regard

CL- J’ai compris les enseignements de l’aurore. J’ai compris que j’avais encore besoin d’un filtre qui me protège du mauvais infini.

C.D.B.-Perdre la tête face à l’hostilité du monde
Que dire encore ? Être seul à tenir une image de soi
S’appuyer sur soi-même
Seul appui
On se porte bien mal soi-même.

Quelques extraits de cet échange et cette chute choisie, sans doute, pour « dire » le besoin des autres. « On se porte mal soi-même. » Un besoin, un manque, le besoin d’autre chose peut-être : conversation universelle. Un échange « remuant » : une confiance profonde entre ces deux « êtres » qui osent les mots « écrire », « dessiner », « solitude », « folie » dans une parfaite acceptation de l’autre, en s’offrant l’écriture sans jamais craindre le vertige.

magasin de porcelaine, Aline Recoura, Lunatique, les mots-cœurs, 2023
(image macrovector-freepik)

Aline Recoura, pardonnez cette métaphore : tricote les mots. Mailles à l’endroit, mailles à l’envers, s’émerveille, et nous touche en des instants plus sombres. Un regard lucide, le besoin de dire, la joie ou la tristesse de dire, ne s’appesantit jamais sur les déchirures. Ne gorge pas ses mots d’un pathos inutile. Une écriture légère et profonde à la fois. Une écriture de faits de gestes de l’enfance et du quotidien, une écriture à fleur de peau qui prend bien soin de ne pas griffer la nôtre. Et la laine filant, plus ou moins douce plus ou moins rêche, l’ouvrage se construit. Le titre annonce la fragilité, l’écriture, elle : une force.

Les bottes de mauvaise fille
ces bottes qu’on m’a forcée à mettre
ces bottes trop grandes qui font du bruit de vent quand j’avance
qui brûlent du caoutchouc bon marché
Les vieilles bottes, pires que des menottes […]
Le ciel ne veut plus rien dire
Pleurer et rester sur place
tout laisser tomber[…]
Orpheline de parents vivants
des bottes qui collent
comme si j’étais née avec

Au réveil j’ai dormi
comme une pierre morte
le jour j’emmagasine tant
que mon cerveau
et mes yeux sont eux aussi
pleins de sable
comme mon maillot de bain
mon sac de peau

La grand-mère de Bretagne cachée au fond du sac ? Des images, des présences, un voyage aussi.

Quintils pour une rêverie, Jean-Luc Despax, L’herbe qui tremble (2024) Couverture et frontispice : William R. HOPE, « le rêveur », 1891

« Vrais » ou faux quintils, ces strophes de 5 vers se dégustent avec un « vrai » plaisir !
La forme courte ne fait pas souffrir les sujets variés souvent piquants, bien au contraire, ils s’échappent avec humour, lucidité, provocation, sans complexe, dans une grande liberté qui permet même l’apparition d’un Buster Keaton étonnamment souriant et celle aussi de Setsuko Hara (sur son vélo) photographie, contre toute attente, d’une grande contemporanéité !

Beaucoup de références au cinéma du temps passé, photographies d’acteurs, comme déjà noté et en d’autres quintils, mais aussi des remarques en prise directe, avec ce qui peut être notre désir -présent- !

Il fait un temps/À regarder/Des films au lit/ Si je ne puis être/ L’un des acteurs
Le ton est donné, un humour qui se partage, peut-être une petite provocation avec l’objet « lit ».

Le seul/ Ordre du jour/ C’est le jour, / Qui ne donne/ Pas d’ordre
Un aphorisme (?) qui se retourne en lui-même, on peut penser à Pierre Dac !

Mon propos n’est de faire une étude « littéraire (!) de chacune des strophes, mais de donner l’envie de les découvrir…

J’en choisirais quelques autres : autodérision qui fait tellement de bien …

J’écris sur un coin/ De table/ Ça finit dans un fond / De tiroir/ J’aurais dû vendre des meubles

Il paraît que/Vous êtes /Un grand poète ? /-1m78 /Seulement

Je suis né / Un deux mai / Il fallait / que ma mère /Reprenne le travail

Deux mai : bientôt un anniversaire : difficile de quitter ces vers insaisissables et vivifiants !

marche nage Vole, Virginie Séba, Lunatique (2024), couverture freepik

Ce titre ; une belle gradation qui en dit long, sur ce recueil : un impératif, ou un conseil ? Porteur d’espoir, si l’on parvient à le faire nôtre, bien sûr ! Si l’on y parvient…
Virginie Séba déborde de son texte, tête aux cheveux blancs, bras, jambes, voix tout s’échappe, tout se donne sans compter. Dans un rythme de slam, une écriture percutante, rapide, une succession de verbes à l’infinitif ou au présent, peu de passé imparfait !

Elle s’interroge elle-même, lucide :
Avancer avancer avancer
Ne pas se retourner
Mais pourquoi toute cette énergie ?

Quelquefois pourtant, elle tombe :
Non Madame, vous ne bougez pas
Restez allongée s’il vous plaît
Mettez-vous sur le côté
Prévenance et soutien de ces inconnus […]
Je plie et patiente […]
Pas une chute n’aura de moi le dernier mot.

Quand le mouvement ne suffit plus : le rêve !
J’ai ce rêve en moi qui revient
La jeune fille qui court dans le ciel
ou plutôt qui vole
échappée d’une toile de Chagall
Elle a ce bleu du rêve qui transperce les draps

Regarde comme je m’agite et me fatigue[…]
Regarde ma vie comme elle bat.

Regarde moi
J’agis, j’agis
Je vis et suis en vie

Ainsi ce texte nous apprend qu’il a aussi « l’énergie de l’espoir » et au fond on veut bien, tout simplement, le croire et partager « ce bleu du rêve… » marcher, nager, voler…

Clara Regy


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