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Hep ! Lectures fraiches ! par Cécile Guivarch (Octobre 2022)

mercredi 12 octobre 2022, par Cécile Guivarch

Désaltère, Ritta Baddoura, L’Arbre à paroles, collection iF
Désaltère se passe dedans, dans un appartement mais Désaltère parle du silence du dehors, derrière le double vitrage, du vent qui fait bouger les feuilles de l’arbre. Comment écrire le dehors et le dedans en perpétuelle opposition ? Ce qui est dehors, ce qui est dedans, ce qui est d’aucun côté, comme le papillon qui conduit le fil de la pensée ou lorsque le dehors rejoint le dedans.

La nuit s’invite chez moi
Dehors reste un moment au-dedans
mais est-ce qu’il y a bien un dehors et un dedans

[...]

une porte s’ouvre indifféremment vers l’intérieur ou l’extérieur

Ne pas sortir de l’appartement. Regarder le monde ou le réinventer. « Sans mes lunettes le chêne taillé en cyprès par les espaces verts de la ville est un arbre ». Voir le monde tel qu’il est. Au fil des saisons et même si « saison intérieure et saison extérieure ne concordent pas toujours ». Depuis l’appartement. Les gens passent comme pliés dans le placard. Le clavier pour « gravir une haute montagne », et facilite l’évasion. Il est question de l’arbre, de ses feuilles, des couleurs changeantes. La forêt est perçue comme quelque chose qui avance et permet d’avancer.

Certains aiment qu’un arbre ressemble à un autre
De l’autre côté une forêt garde sa couleur

L’écriture de Ritta Baddoura, toute en ellipses, ne ressemble pas vraiment à une autre. Elle a sa couleur, sa tonalité, son style. Une écriture où « les pensées seulement se posent ». Et si la nature, les saisons vont, elle n’oublient pas les gens qui passent. Les pensées vont de l’une à l’autre. S’approfondissent. Font des ricochets. S’imbriquent. Une écriture qui me touche beaucoup et je me souviens du précédent livre paru aux éditions de l’Arbre à paroles, Parler étrangement qui m’a marquée durablement.

Chacun porte quelqu’un ou quelque chose et avec sa charge avance
Quelqu’un sait-il en avançant s’il est porté par quelque chose ou quelqu’un

Quelque chose au fond est à peine dit, mais s’entend. Le dehors représenté comme ce risque de ne pas y être compris(e). Est-ce une référence à l’exil ? (Ritta Baddoura est libanaise et vit à Nantes depuis quelques années). Être dedans, signifie-t-il être chez soi ? « Je vis à l’intérieur », avec l’idée d’une enveloppe corporelle pour les pensées. Vivre à l’intérieur de soi, dans son petit monde. L’appartement et la rue : image pour le soi et l’autre. Pour ce que le soi perçoit de l’extérieur. Parfois c’est une forêt qui « n’en finit pas ». Une forêt intérieure. Les arbres que nous portons en nous. Ceux parmi lesquels nous circulons. « Je dors et danse avec les rayons ». Le soi dans la lumière du monde. Sans oublier le ressenti du corps, comme la sensation de l’eau, du soleil. L’écriture de Ritta Baddoura puise dans l’imaginaire et les images sont inattendues. C’est ce qui me plaît particulièrement dans son écriture percutante. « Il arrive que le cœur tombe de moi, s’élance et percute la vitre / Il arrive que le mon cœur reste dans l’image. » En toile de fond, les références à la mère, à la maison d’enfance, aux douleurs, de celles qui se dissolvent mais ne s’oublient pas. « Ce qui sera est toujours ». Il est question de la pluie puis du soleil. En alternance. Comme les saisons. « Sans s’acclimater tout à fait nous nous épanouissons / Et avançons avec les fleurs et les arbres que tous pensent immobiles / Toutes deux ici nous vivons »
S’acclimater. S’habituer à vivre ici. L’idée de s’épanouir et d’avancer s’approfondit tout au long du livre. Ne pas rester immobile malgré les apparences. Cheminer. Tel est ce que porte ce livre. Et cela me touche.

Au début tu es là
Ce qui sera est toujours
Il me semble savoir et je ne sais pas depuis le temps
Se trouve derrière moi la cascade

Tu te tiens à côté de moi
La cascade avance
Elle est au-devant l’obstacle et le passage
Elle coupe le souffle
Un poisson se noie un poisson marche

A partir d’ici je suis remplie d’eau je respire l’eau
L’eau me boit

Ce n’est pas le début ce n’est pas la fin ce n’est pas la cascade
Les yeux ouverts au-dedans
Tu es là

Sur les chemins de non-retour, Jean-Pierre Otte, Revue NUNC | Editions de Corlevour

Autour du sujet de la disparition dans la vie même, Jean-Pierre Otte a pris diverses notes. La disparition, d’un point de vue scientifique, mathématique, astronomique, est ce que laisse entendre le premier poème en guise d’approche, possibilité à confirmer dans les pages à suivre. Mais rassurez-vous, ce recueil est poétique. Il ne s’agit pas d’un projet scientifique, mais une façon de rapprocher les arts des sciences. Disparaître. Cela n’est pas toujours un phénomène physique, parfois naufrages en nous-mêmes. Ce que nous oublions et donc s’efface, en référence aux gens qui souffrent de pertes de mémoire : « c’est étrange et déconcertant avant qu’on s’accoutume ». Disparition de différentes manières. « Cela aussi il faut l’accepter ».
Les poèmes déroulent une pensée. Utilisent des images efficaces, des formulations qui surprennent. « L’endroit où l’on s’égare est l’envers ». Jean-Pierre Otte questionne ce thème de la disparition sans avoir vraiment disparu : « Vivre en retrait, être présent sans présence, en vie sans existence, est-ce là viable ? » Invite à réfléchir avec des phrases percutantes : « Le silence est l’essence même de l’absence ». J’aime cette élégance de l’écriture de Jean-Pierre Otte, une petite musique intérieure. J’aime qu’il nous invite à saisir l’instant tout en le sachant mouvant. Qu’il nous amène à accepter l’idée de cette fuite du temps, de « consentir à l’inconcevable ». J’aime aussi qu’il nous révèle que c’est en « nous-mêmes où il y a sans cesse des scintillements de vers luisants ». « Il y a trop longtemps que l’on vit hors de soi ; le temps est venu de s’apprivoiser, de se côtoyer à l’intime ». Quel bonheur lire sur la disparition mais surtout sur la vie, sur le fait d’être soi, d’être au monde, d’être vivant. Un livre qui propose de se réconcilier avec « cela qui est vraiment nous en nous-mêmes ». Vivre pour disparaître. Nous repartirons d’où nous sommes arrivés. De l’océan. De l’origine de tout. De la mer océane, de la mer, de la femme. Cette mer dans laquelle il est possible de se rendre à sa nudité. De devenir soi. S’abandonner à son étreinte.

Les rêves éveillés sont plus intéressants

que ceux qui nous viennent en dormant.
Ainsi, il nous est arrivé au soleil couchant
une étrange épousée échappée de ses noces,
avançant avec une grâce animale et dansante,
mélange de fougue, de fierté et de nonchaloir.
Nous la savons gardienne des soleils intérieurs,
des proverbes arabes et des ivresses inconnues.
Mais ce qui d’abord en elle nous captive,
c’est, comme un aveu, la nudité qui transparaît

en fruit sous son voile de mariée en fuite.

je ne sais rien faire d’autre que vivre, Lou Sarabadzic, La Crypte

Ce titre, Je ne sais rien faire d’autre que vivre, ne saurait être plus juste. Lou Sarabadzic écrit simplement les choses qui font la vie et « ce n’est pas de la fausse modestie vivre simplement ». De ce constat, se questionner sur les choses auxquelles on ne pense même pas, tant nous sommes occupés à vivre. Se sentir vivant. Vivre est « un miracle qui me cueille tous le jours ». Vivre avec tout ce que cela comporte de souffrances et de beauté. C’est époustouflant tellement on vit sans même se demander comment. Miracle. Je ne sais rien faire d’autre que vivre, revient en leitmotiv. Vivre, ce réflexe qui ne s’apprend pas et qui pose la question du mourir. Chose impossible mourir pour Lou Sarabadzic. On sait vivre, mais on ne sait pas mourir. Mourir n’est pas aussi inné. Cela n’arrive qu’une seule fois alors que vivre, c’est tous les jours. Mourir on ne le choisit pas, on ne sait pas même lorsque cela sera. On ne sait pas ce qui se passera après la mort en laissant tout derrière soi. « J’ai peur de mourir ». L’écriture est simple, le ton est sincère et parfois proche de celui de l’enfance. On passe un bon moment avec ce livre.

parce que c’est
tellement tellement dur de vivre
et c’est
tellement tellement beau de vivre

et c’est tellement insupportable
mais moins que la mort

tellement indépassable

et tellement tout ce qu’on fait, toujours

tellement tout
ce que l’on est

Un dédale de ciels, Benoît Reiss, Arfuyen

Ciels pour évoquer les existences dont nous sommes faits. Benoît Reiss adresse ses aïeux, le silence qu’ils ont laissé souvent. Cela commence par l’arrière-grand-mère et son rêve caché serré entre ses livres, ce silence auquel elle s’adosse. Il évoque sa mère et la voit petite assise sous un marronnier qui n’existe plus. Puis il écrit son grand-père. Benoît Reiss rencontre ses ascendants par l’écriture, les fait revivre, leur rend leurs gestes, comme celui de laver le linge au baquet. Une partie a pour titre leurs mouchoirs car les aïeux pleurent et se mouchent où ils peuvent - ils n’avaient pas forcément de mouchoir. Les entendre, parler avec eux ou écouter leur silence. Benoît Reiss comme un médium évoque ses disparus. Les voit dans leur vie et partage avec eux des scènes de vie. Un dialogue s’installe ainsi qu’une histoire de transmission de par les gestes, les choses qui sont montrés. Avec tendresse, Benoît Reiss évoque leur pauvreté et l’écart entre les générations, jusque dans les métiers d’avant et d’aujourd’hui.

je reconnais
toute cette lumière dans le passé
à ma voix qui aujourd’hui écoute

Une nostalgie du passé. De ce qui est oublié. Benoît Reiss y porte une oreille attentive et rend hommage. Précautionneux des silences ; « Mon aïeul tient un journal de silence ». Tendresse vers ses aïeux et de ses aïeux vers lui. Jusqu’aux parties de cache-cache avec sa grand-mère, jeux qui traverse les générations et permet de partager quelque chose d’intime. Benoît Reiss puisse dans son imaginaire et rentre dans un dialogue avec ses ascendants. L’impression qu’ils lui traversent le corps. Il peut les voir sous terre, travailler et vivre. Ce livre est un questionnement sur ce que les aïeux ont laissé de traces et de silences. Une façon pour Benoît Reiss de rendre la parole à ses aïeux, de fouiller, de chercher les liens qui les réunissent, de se poursuivre toujours avec cette part de silence.

Mon aïeul tient un journal de silence

il l’ouvre et m’invite
allons approche-toi

il m’encourage avec le sourire qui vient aux enfants
quand la journée
longue
remplie d’études et de jeux
se termine

je me penche et je lis par-dessus son épaule

je lis
les assauts du vent
ses retours
ses tours

je lis
sur la page vierge
les voies de neige.

Des corps poussés jusqu’à la nuit, Ada Mondès, Les Carnets du Dessert de Lune

La voix d’Ada Mondès porte celles d’un siècle où les guerres ont laissé des stigmates, où les enfants ont parfois grandi trop vite. Une voix qui ne dit pas à demi-mot, une voix qui s’étale sur la page, qui ne connaît pas l’ellipse. Une écriture qu’on lit avec l’oreille, car la lire c’est l’entendre. Une écriture intensément orale. Une langue qui se déverse et chante. Un chant triste et lucide sur le monde. Chant pour les afghans, les iraniens, les échappés de daesh, les exilés, les témoins de génocides ou des dictatures - lorsque d’autres regardent calmement la mer. Ada Mondès est de « ceux qui veulent dire dire dire ». Et cela revient en leitmotiv : « j’ai vu ». Une écriture « comme la pluie ça s’en fout ça tombe où ça tombe ». Ada Mondès ne s’en cache pas : « j’écris un peu en vrac ». Mais ce n’est pas si en vrac que cela, car Ada Mondès écrit ce qu’elle a à dire. Elle tente de relier le monde à la vie et à l’amour. Les idées se déversent et se bousculent, mais reviennent finalement au soi traversant le monde. Parfois elle semble écrire pour écrire au risque d’égarer le lecteur. Puis non, car écrire est devoir de mémoire. Ecrire dénonce les horreurs qui ont traversé notre siècle. Notre seule arme : vivre et s’aimer.

(...) j’écris avec ceux qui marchent dans la maison invisible où allumer des feux rendre visibles les incendies du monde du moi du je dans ma tête il n’y a rien d’autre que ces blessures du son j’écris pour faire désordre pour dérailler restant sur le rail de la page j’écris pour faire dégorger le monde exprimer le cœur énorme escargot carapace dégueulasse de bave de sentiments pour croire pour pas croire en rien j’écris sachant que j’ai du mal à croire j’écris je reviens à moi restaure mes mémoires je rappelle mes morts les apprend les étale j’écris je parle occupe ma langue pour me tromper tromper l’attente la maladie la faim pour me foutre en l’air fiche à l’eau foutre le feu ficher le camp le feu de camp le champ lexical sémantique la concentration de mes mains le cri l’agonie la rime le rythme algorithmique j’ai pas fini pas fini malgré la perte répétée la disparition le deuil j’écris encore conjugue sans décliner (...)

Cécile Guivarch


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