Béatrice Marchal, Christian Gardair, paysageur d’estuaire, paysageur de Paris, coll. Trait d’union, L’Herbe qui tremble, 2021, 300 pages, 27 €.
Il arrive que l’on se sente mystérieusement embarqué par une œuvre. Assurément, quiconque aura senti l’appel des tableaux de Christian Gardair trouvera dans cet ouvrage des repères qui lui feront mieux comprendre le sens d’une telle convocation. Mais au-delà de l’intérêt suscité par ce « paysageur », l’étude d’une œuvre authentique nous ramène au geste universel du peintre qui s’immerge dans sa peinture sans se détourner de ce qui a suscité son geste. Ce n’est pas un hasard si l’auteure nous raconte combien le peintre, à peine entré dans la grotte de Lascaux, se sentit propulsé dans un temps suspendu, dans le souffle originel qui anima les tout premiers artistes de notre Humanité.
Ce livre passionnant de la poète et critique Béatrice Marchal est divisé en trois grandes sections : d’abord la biographie, puis un riche panorama d’œuvres reproduites et enfin une double conversation avec l’éditeur, Thierry Chauveau. L’ouvrage est à la fois précis et sensible. Fruit d’entretiens avec le peintre, il déroule une chronologie d’événements marquants et d’épreuves fondatrices dans un espace oscillant entre deux mondes (entre ville et campagne, capitale et province, modernité et préhistoire, abstraction et figuration), tout en resituant le propos dans l’histoire de l’art : de Vermeer à la figuration narrative du 20e siècle, en passant par le néo-impressionnisme, le dadaïsme ou le Pop art. L’auteure nous introduit avec délicatesse dans les coulisses d’une œuvre remarquable, façonnée par différents paysages (l’estuaire de la Garonne, les vignes d’Aquitaine, le Jardin du Luxembourg à Paris), les divers ateliers et des rencontres décisives (par exemple celles de la peintre Victoire-Elisabeth Calcagni et de marchands d’art rigoureux et honnêtes). Elle précise également les influences et proximités artistiques : de Nicolas Poussin à Roger Bissière, sans oublier l’architecture et les mosaïques de Casablanca où le père du peintre, Daniel Gardair, fut officier sous-marinier. La biographe mentionne encore d’autres héritages, philosophiques, littéraires ou cinématographiques, avec l’inoubliable caillou de Gelsomina dans La Strada de Fellini… Elle n’omet pas non plus les convictions politiques de Christian Gardair, ni son regard sans complaisance sur le marché de l’art. Bien entendu, elle évoque ses techniques de peintre, sans jamais occulter ce qui importe : le sens de l’acte pictural.
Du paysage au paysageur, il n’est qu’un suffixe, qui substitue au simple « paysagiste » un néologisme intéressant : le paysage entre dans le peintre par imprégnations multiples (ses promenades sont quotidiennes) ; à l’instar de Wang Wei, Christian Gardair, qui dit vivre à la chinoise, se laisse traverser par le paysage par l’intermédiaire d’un véritable « travail ». Au-delà même de son sens littéral, cette notion est associée à celle de « répétition », dans la fidélité aux gestes de métiers comme ceux des tisseurs de filets de pêche et des vignerons : une véritable « dentelle » de touches de couleurs vient recouvrir des fonds eux-mêmes très élaborés. Il s’agit de restituer avec patience, selon l’expression de Valéry, une « sensation d’univers », c’est-à-dire « une tendance à percevoir un monde, ou système complet de rapports, dans lequel les êtres, les choses, les événements et les actes […] sont […] dans une relation indéfinissable, mais merveilleusement juste, avec les modes et les lois de notre sensibilité générale... ils se trouvent... musicalés, devenus commensurables, résonants l’un par l’autre. » (Paul Valéry, Propos sur la poésie)
Éclairant les origines et les étapes d’une vocation, l’ouvrage de Béatrice Marchal raconte cette quête d’un accord quasi musical entre l’artiste et le paysage qui éclot sur la toile. Il y est avant tout question de cette « vérité » revendiquée par Cézanne : vérité ou « vraisemblance » plutôt que « ressemblance », « extraction » plutôt qu’« abstraction ». La relation à l’objet peint ne relève ni du face-à-face, ni de la pure subjectivité. Épris de science (Christian Gardair fut d’abord médecin) et de déchiffrement (la sûreté de ses diagnostics étant due à sa capacité de « lire les signes » du monde visible), le geste pictural est soucieux d’exactitude. Il entreprend de transmettre l’essence même du réel : le rythme. Connaître, c’est s’ajuster à la manifestation des souffles comme on le fait en poésie, en musique, dans le domaine spirituel, ou encore dans ces métiers où prime l’attention portée aux gestes. Peindre, c’est finalement s’accorder à un rythme vital qui anime à la fois les battements du cœur, le va-et-vient du souffle, le flux et le reflux marins...En ce sens, l’estuaire s’impose comme le maître pictural par excellence, avec ses reflets de terre, d’air et d’eau, ses variations infinies de couleur, sa faune vivante, la force de son ressac… La répétition s’y fait principe vital, traduction du paysage par la fluidité d’un geste au service de l’énigme. Le peintre cherche à s’y défaire de ses propres « plis » pour s’orienter vers la simplicité de l’essentiel. Le choix des œuvres ici reproduites, des années 70 jusqu’à nos jours, permet de naviguer à travers cette démarche, dans une diversité qui n’occulte pas son unité profonde. S’y dégagent en effet les lois secrètes de l’univers – mouvante géométrie, poudroiement multicolore de l’obscurité, à l’image de l’admirable Leçon de ténèbres de 2015 : « Ce qui seul importe, c’est ma présence au monde que la peinture fait advenir, c’est l’essence de la vie… » (p. 86) ; « Ce que je cherche, c’est, quand tout à coup, on est à sa place, dans l’ordre de l’univers » (p. 101).
Michèle Finck, La voie du large, Arfuyen, 2023, 215 pages, 17,50 €.
À la lecture du dernier ouvrage de Michèle Finck, comment échapper à la profondeur du questionnement, à l’acuité sensible, à la densité de la quête (« Surtout ne pas embellir / ou en rajouter ») ? Cette poésie sonore, rythmée comme la houle, nous imprègne sans fin, comme une initiation. Quelle force !
Le livre se compose de sept mouvements, dont les titres sont dévolus à la poésie, au sacré ou à la musique. La forme des textes, individuellement titrés, est très diverse. La période de référence est la pandémie de Covid. Parmi les thèmes qui se succèdent, on relève le « doute » existentiel, le déchirement suscité par la mort de l’aimée, les retrouvailles avec le monde après le confinement (« Palper enfin Paris vivant »), la compassion pour les plus démunis, l’acte de lire et d’écrire comme une manière de « Prendre le large », l’élan vers le divin et l’éloge de la musique.
De cette écriture, ce que je retiens d’abord est la ténacité : quel que soit le thème abordé, le voilà pris et repris, exploré jusqu’à trouver l’issue et l’élargissement. Michèle Finck ne le lâche qu’une fois digéré, intégré, incarné. Ainsi en va-t-il du « doute » qui l’obsède : « À chaque fois que j’essaie d’écrire / trébucher sur ce mot capiteux : doute. » Capiteux : si le doute monte à la tête, c’est qu’à la fois il torture et stimule l’esprit, il « étrangle » la gorge tout comme il « donne soif ». Mais il descend aussi, plongeant la poète dans les gouffres de l’âme, avant de recouvrer un rôle libérateur : « Lucidité du doute ouvre le large ». Au fil de cette exploration, la langue est travaillée, raturée, défaite et reprisée, cousue avec finesse, laissant leur place aux blancs au sein du vers… Elle suit de près le mouvement de la vie qui s’écrit, change de forme jusqu’à épouser la verticale (un mot par vers, dans « Vague », par exemple), pour retrouver plus loin la prose horizontale, lorsqu’elle évoque des souvenirs d’enfance ou des pratiques d’écriture liées à la musique. Ainsi brise-t-elle un confinement qui déborde le contexte des années 2020 pour devenir le symptôme d’un isolement et d’une déshumanisation plus substantiels : « Face à la mer les mots se démasquent aussi » ; « Que veulent les vagues ? / - Notre commencement ».
Car écrire est s’ouvrir pour éprouver l’intensité du « large ». L’écriture de Michèle Finck naît d’une « hantise » « inaboutie » « Mais secrétée du plus profond ». Chaque mot est tentative de vivre, dans le sillage de Rilke : « Jamais tu ne sépares comment écrire / de comment vivre. […] » Il ne s’agit pas seulement de se sentir exister car « vivre / est une extase », rappelle Emily Dickinson, « Quand ici-bas est le Ciel ». Nous voici donc plongés ou élevés (c’est la même chose). Écrire est s’enfoncer dans le tragique pour « enfanter les morts » que sont ici le « père » et l’« aimée » : « Te voilà enfin ; réincarnée / en cette lueur entre chien et loup encore parfois / légèrement infusée de rose et d’or. » C’est agrandir l’oreille en épousant le rythme de l’« ébauche » perpétuelle, « jusqu’à retrouver en soi / le oui central » - l’acquiescement qui forme le cœur de toute spiritualité digne de ce nom. C’est nager et s’imbiber du monde, avant de déposer, à la fin du poème, un mot à l’écart, solitaire et flottant. Le « divin » n’est pas en « ville » mais dans les vagues de la mer (« Métaphysique marine »). C’est enfin consentir à se perdre soi-même, à se faire à la fois femme et homme : « Ce n’est plus le moi qui nage / ça nage en lui / et rayonne / dans les bras dans les jambes / le long de la colonne vertébrale / jusqu’au sommet du crâne / […] / sentir l’androgyne / croître / la sérénité de l’androgyne ».
Ainsi habitée par ce qui la dépasse, cette écriture révèle son autre dimension : faire œuvre d’alliance. S’allier à toute l’humanité et au-delà… Ce lien puissant s’opère à travers un dialogue illimité et multiforme – d’abord entre la poète et une femme « claquemurée dans une minuscule chambre », dont l’unique « brèche » consiste à écrire : « Aurais-tu, sœur humaine, les mêmes trous noirs soudain traversés de lumière éblouissante ? » S’ensuit un dialogue avec le « doute » : « Doute. Je brûle en toi. Je brûle. / Sous ton signe de feu et de ronce ma vocation / n’est pas de croire mais de questionner. » La conversation se poursuit avec des œuvres contemplées (le « musée » est aussi « intérieur »), puis des poètes, écrivains, dramaturges : « Question à Joyce », puis à « Kafka », puis à « Antigone »... Michèle Finck ne cesse de s’entourer d’êtres qui l’ont nourrie de leur parole. Elle puise dans la « force » des œuvres d’autrui, s’éclaire grâce à ce « haut phare » que certains représentent dans leurs domaines respectifs – la poésie, le cinéma, la photographie ou la musique. Dans les « Leçons de ténèbres », c’est avec l’« aimée » que l’échange reprend, douloureux et poignant. Dans la souffrance comme dans la joie, le dialogue rayonne (parfois trio ou quatuor), dans le feu de « poèmes-questions » : « Mais que faut-il // ébaucher ? Pourquoi ? Comment ? »
Le dialogue implique une dualité constante : tout se dédouble ici, des distiques des premières pages de « La Langue au doute » à la double colonne de « Frères » qui oppose notre sort confortable à celui des migrants. Dans les colonnes des dernières pages, le retour de « l’ébauche » referme la boucle entre commencement et dénouement. Double aussi, l’échange entre le vers et la prose, celle qui se glisse au sein même des poèmes ou entre eux : entre la réalité linéaire, ordinaire, et l’indicible qui l’anime. Double encore, l’anecdotique et l’universel : des références précises aux lieux et aux personnes côtoient la transparence du ciel et de la mer.
Cette dualité traverse jusqu’au « je », fendu comme un œuf pour s’ouvrir au reste de l’humanité. Le livre entier est une quête ardente d’altérité : « Faim spirituelle de l’autre. Soif. » Soif d’« absolu », en vérité. Dans cette mystique ardente, ses interlocuteurs eux-mêmes sont faits de ce feu-là : « Vous les brûlants soulevés plus haut / que vous-mêmes. » Chaque être est le reflet d’un Autre ultime qui le délivre de ses contours pour le révéler à lui-même : « Nés une seconde fois / l’un par l’autre. » Toujours la voix qui s’exprime fait sienne une autre voix. Elle côtoie des langues étrangères comme le latin, l’allemand ou l’anglais. Elle s’entrelace au langage familier : « bien sûr ! », « Tiens ! », « à tire-larigot »... Elle s’interrompt régulièrement pour citer des vers d’autres poètes, soulignés par les italiques : « Ici il faut faire silence. Souligner. Recopier. C’est tout : […] » Elle se dédouble à travers la traduction, elle-même dédoublée, dans ces vers, puisque deux sens sont proposés : « Faut-il traduire : / je m’éblouis / d’infini ? Ou simplement : / je m’illumine / d’immensité ? » De même, la voix poétique est travaillée par « l’inconscient » qui « sape » et le secret des morts. Le poème remonte à la source des désaccords ou des malentendus. Inséparable d’autres paroles, il transmet un relais, en ignorant toute volonté personnelle : « Quand chaque lettre adressée / se poursuit d’elle-même en poème. »
Ces paradoxes se résument dans diverses formules : « Toujours ce double battement / intérieur : Dieu. Le doute. » ; « Diastole – systole / de l’humanité ». L’oxymore n’est jamais loin : « Le doute : seule certitude » ; « Douter de tout – même du doute » ; « on aurait dit / que juillet brûlant / allait / neiger / au / centre / de / ma / chair ». S’il n’est pas à l’abri des malheurs de ce monde, c’est en respirant ainsi que le poème frôle la sérénité et le pressentiment de l’absolu, dont la « radio » est un vecteur privilégié : c’est en recevant les ondes de cette fontaine sonore qu’un ineffable amour pénètre jusqu’à l’os. La mer a ce pouvoir aussi : « chaque goutte d’écume / fait don / de l’absolu et du rien / au nageur / éclaboussé / de clarté ». Progressivement l’« ébauche » se fait « musique », immense résonance. Au cœur du doute, « Peut-être » ouvre la porte du large, qui est écoute du mystère :« Depuis l’enfance
avoir une oreille
au bout de chaque doigt »
Florence Saint-Roch, La Dame de Renancourt – Mesures du féminin, coll. Ekphrasis, éditions Invenit, 2023, 90 pages, 15 €.
L’un des grands attraits de cette lecture d’une statuette féminine du Paléolithique découverte à Amiens en 2019, c’est son parti pris délibérément subjectif et le ton qui l’accompagne, souvent humoristique. Au seuil de ce livre savoureux, dès les premières pages, le récit nous permet d’approcher en même temps que l’auteure, lors de son rendez-vous avec deux spécialistes, cette mystérieuse et minuscule sculpture. Tout au long du livre, nous ne cesserons de ressentir l’immense et minutieuse tendresse de l’observatrice pour un objet qui ressemble, par ses proportions, à une « violette des bois » ou à un « embryon humain à sa neuvième semaine ».
La statuette nous est entièrement décrite à partir de photographies personnelles dont Florence Saint-Roch confie que certaines sont quelque peu ratées, ce qui accroît le mystère de sa révélation : la poésie du flou entoure et nimbe la sculpture. D’autres, techniquement plus réussies, se parent d’un avantage incontestable sur des images officielles dont on peut déplorer le caractère formaté. L’ouvrage est ainsi divisé en « séries », qui correspondent à plusieurs ensembles de clichés. La petite Vénus est alors mise en perspective, inséparable des conditions dans lesquelles chaque photo a été prise : « Pour autant que je puisse voir, la dame de Renancourt ne fait pas son âge, tandis que derrière elle, la table en stratifié, le dossier des chaises, les spots et leur lumière blanchâtre désignent les années 90. » L’œuvre n’est jamais dissociée de son contexte, ni de l’épaisseur temporelle d’où elle surgit. De même, sa signification est étroitement tributaire de l’œil et de l’intelligence qui la sondent. Nous assistons par ailleurs à une véritable archéologie de l’image, l’auteure scrutant dans le détail tout ce qu’elle a pu capter sur ses pellicules photographiques. Ainsi l’exploration se laisse-t-elle savourer d’une manière progressive et les multiples angles de vue de la photographe nous livrent un éventail impressionnant de perspectives !
Qu’apprend-on dans ce livre ? Assurément beaucoup, de manière sporadique au fil des pages, sans le moindre risque d’indigestion : outre l’environnement géographique et social de la petite dame de pierre et la période à laquelle elle fut sculptée, nous faisons connaissance avec le climat de l’époque, la matière ciselée et ses outils, la technique employée, la dextérité de l’artiste, l’état précis dans lequel on a retrouvé la sculpture, l’histoire de sa dénomination, les formes de son corps, la constitution physique dont elle témoigne, les habitudes alimentaires de ses contemporains humains, les points communs et différences avec ses semblables de pierre, sans compter les allusions aux œuvres contemporaines qui pourraient la rappeler, de Botero à Niki de Saint-Phalle…
Naturellement, comme la petite dame est très âgée, les hypothèses et les interrogations sont légion : « Comment les Gravettiens, avec leurs yeux à eux, considéraient-ils ce qui est devenu un vestige archéologique ? Quelle valeur lui assignaient-ils, à qui, à quoi était-il destiné ? » L’ouvrage déploie tout un jeu de questions adressées à une œuvre muette, qui ne s’exprime que par flashs brumeux, au rythme de l’observatrice. Ce dialogue souvent poétique n’omet rien d’important, jusqu’aux conditions dans lesquelles la statuette a attendu son exhumation tardive, « bercée par le doux mouvement du manteau terrestre, parmi les insectes, les vers de terre, les petits rongeurs au travail, les racines-mères. » Inventoriant ce qui se livre sans se dire, Florence Saint-Roch fait judicieusement de cette œuvre une « allégorie de l’intériorité ». Elle met aussi en lumière une fragilité apte à durer, en écho à notre humanité précaire. Elle ouvre également la question des traces encore inexplorées qu’un microscope pourrait révéler des profondeurs terrestres d’où la statue émergea.
On l’aura compris : tour à tour délicate, légère et précisément documentée, cette méditation subtile ne manque jamais de suggérer, de nous faire rêver. Elle donne envie de contempler sans fin cette sculpture née de la terre. L’infime surface de calcaire devient alors vertigineux paysage, contigu de celui qui la vit naître au monde contemporain et dans l’ombre duquel elle patienta si longtemps : « Paroi, dépression, cavité, fissure, sillon, est-ce que je parle physiologie ou géologie ? D’une discipline à l’autre, une table d’équivalences. » De vertige en vertige, nous volons jusque dans l’univers sidéral, voire en métaphysique : « Sur quelques centimètres carrés, l’ordre cosmique et l’ordre humain se confondent. »
Pour autant, Florence Saint-Roch ne s’égare jamais. Obstinément revient-elle à son sujet, la statuette, et à ce corps offert, miraculeusement conservé, qui propose un fructueux miroir à la féminité contemporaine, comme à nos corps malmenés. Énigmatique et nomade (de main en main, sous l’œil des spécialistes), unique surtout, cette œuvre étrange et familière s’abandonne à l’infini de la lecture, pour le plaisir de l’auteure et pour le nôtre, par une contagion aussi inévitable que bénéfique.
Germain Roesz, Écrire l’urgence, dessins de Haleh Zahedi, coll. « Bas de page », Les Lieux-Dits, 2024, 7 €.
J’aime les livres singuliers, comme l’est par elle-même cette collection « Bas de page », dont la largeur s’est muée en longueur. Singulier aussi, le fait qu’une grande part des poèmes soit ici fondée sur la figure de l’anadiplose : le dernier mot du vers (et même du titre du livre !) devient le premier du suivant, de page en page, ce qui accroît l’impression de succession et de vitesse – que renforcent encore les méduses, souvent en pleine course, dessinées en noir et blanc par Haleh Zahedi. Du reste, chaque poème forme un distique, visuellement semblable à un rail que l’on suivrait sans pouvoir s’arrêter.
Quatre sections divisent ce petit livre, dont les intitulés sont autant de variations du titre de l’ensemble. Le tout premier est amputé de sa lettre initiale : « Crire l’urgence », comme si le poète ne prenait même pas le temps de tout tracer. Ce faisant, il forge un vocable nouveau qui est aussi l’anagramme de « Crier ». Il faudrait donc entendre, en filigrane : « crier l’urgence », ce que confirme le dernier titre de l’ouvrage : « L’urgence du cri ».
Une telle urgence est définie dès le premier vers comme « le puits interminable de l’infini ». Ainsi semble battue en brèche l’idée tant partagée d’un temps qui se raccourcit au fur et à mesure de son passage. L’urgence poétique permet au contraire d’approfondir ce qui n’a pas de fin et d’explorer d’inaccessibles extrémités : « L’infini est un confins où se tiennent le corps et l’âme ». Aussi se défait-elle de son sens temporel habituel pour revêtir le visage de la nécessité. Très beau programme pour une écriture qui œuvre à tâtons pour une méditation étrangement lucide, comme l’entendaient les surréalistes : « Le ciel bleu est l’incertitude de la couleur / La couleur est une nuance de la morosité ».
J’aime que le langage se débride au sein de contraintes affichées et que l’esprit puisse se glisser dans le sillage de ces méduses dont la symbolique nous ramène à nos instincts primaires, dans les profondeurs de l’inconscient ou de la maternité. Notre lecture s’évade et s’enfonce en même temps. Une fois embarqués dans le livre, nous ne reculons plus, nous sommes comme happés. De même que la méduse navigue obstinément, le poète nous entraîne dans un univers sans frontières : « L’échelle est si longue que la hauteur n’atteint pas » ; « Le puits noir est une vue de l’esprit ». Les préconçus s’y renversent et les contraires s’y relient : « Le trou est le pendant du tas » ; « Le verre transperce la lumière » ; « L’œil n’est perçu que par le réel ».
Grâce à Germain Roesz et à Haleh Zahedi, notre raison abdique, nos repères s’effondrent, non pas de manière arbitraire mais pour creuser dans nos vies trop étroites un élargissement salutaire : « Le réel est le songe de l’instant ». La profondeur devient horizontale, nous avançons dans un « espace » qui « est aussi le ventre », lui-même « à l’origine une terre ». La douleur de vivre nous y frôle sans peser (« La peine disparaît au matin ») et le rire fuse parfois « en envisageant un cercueil assis ». Là où circule la folie douce, « Le ciel serpente dans tes veines » : suprême réjouissance.
Sabine Dewulf