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Billet de Christophe Stolowicki (janvier 2021)

lundi 11 janvier 2021, par Cécile Guivarch

Les livres de poésie contemporaine sont ma drogue dure et douce, ma vie sociale et viscérale, mon chemin de crêtes et de flaques, mon contrefort, mon contre-emploi. Si je ne me frotte à mes pairs impairs & passe en leur rendant hommage, je dépéris.

Tantôt le rêve est au présent, tantôt à l’imparfait, le souvenir aussi. C’est le temps du rêve qui commande celui du souvenir.

Pensée-langue comme on dit espace-temps ?

 

Le ralentissement du tempo, de Jean-Pierre Gandebeuf

L’on ouvre et saisi l’on repose après quelques phrases cette haute plaquette, se réservant pour la recevoir. Les poèmes happent d’emblée mais l’on sent bien qu’il faut s’en imprégner à loisir, s’y apprivoiser très lentement. S’immerger dans leur solitude. Et l’on y revient comme à ce qui nous attendait depuis longtemps, disposé sur notre chemin.

Le livre est dédié à la disparue, l’aimée d’une vie, dont le portrait lumineux en frontispice est peint, en gouaches de douceur et de délicatesse diffusant sur l’ouvrage, par Francis-Olivier Brunet, un artiste qu’éclaire un siècle de culture photographique. En regard, « Je leur ai dit : // “ laissez-moi fleurir / “et donner une poignée de mains / “à une poignée de sable” // le corps est parti par là / et le vent a tourné ».

Entre monostiches et distiques, quelques tercets, pour seule ponctuation celle spécifique à la poésie contemporaine, s’inscrivent sur la page de brefs poèmes, souvent codés par pudeur, brusqués par pudeur, très elliptiques, soudain brûlants , qui se résorbent dans notre néant ; tenue en haleine la douleur, étranglé tout pathos ; s’ensuivent parfois quelques bribes de prose ; « le silence tiré à quatre épingles » « ne parle pas à la légère » ; un désenchantement enchanté suspend « le conte de fées » à un arrêt sur image, sur rois-mages, non sans que grincent quelques rouages. La basse, intemporelle que soit baissé le tempo. Le verre à pied de prose cassant comme le cristal. Anti-haïkus, sans suspension, anti-sonnets, sans exclamation.

« L’âme échappée / de la bouche du mort // flottait en papillon sépia / au milieu de la chambre / comme une entité paisible »

De Francis-Olivier Brunet les trouées blanches dans la nuit sans aube ni éclair.

Le substantiel déchargé, rechargé, en la parole tout se rétracte. Quand par exception est lâchée bride au lyrisme (« Dormir / à l’ombre des cailloux // et à l’instant d’écrire / se mettre en position d’aimer // toutes les herbes faisant silence »), la reprise du mors est brutale : « la fleur / se tenait derrière lui / toute blanche // alors / il l’abattit avec son revolver ». D’entame en chute imprimé un tour de prose supplémentaire, vieil argent d’un imprimé rongeant, vieil or dédoré dont le chagrin comme le botrytis oxyde de sa rouille noble le miroir du poète.

La solitude, mode d’emploi.

En de brefs apologues dont la morale s’est retirée, ou au moins la conclusion, une poésie lacunaire laissant d’immenses pans en souffrance, la douleur filtre par un chas d’aiguille. Sous le manteau négociés des virages à angle obtus.

De « décombres » en « coefficient d’usure », une à une la lyre casse ses cordes implacablement. Clin d’œil mercantile invité au banquet de la métaphysique, « sur le fond des choses les grandes manœuvres “interflora” » côtoient un qui « jette une rose sur un regard ». Humour que l’amertume résorbe : « vous savez / le rouge n’aime pas les périphrases // et chez le géranium / on ne tourne pas autour du pot ».

De loup-garou en chasse « arrachant au chaperon son dernier soupir », de chat baigné de lune, d’homme à son chagrin, de coq, du tourbillon crépusculaire en noir et gris troué de blanc seuls émergent les yeux. Francis-Olivier Brunet ne dédaigne pas d’illustrer.

« S’endormir à minuit pétantes », la plus belle syllepse que j’aie jamais lue, une de pur chagrin, dont longtemps après remontent les douze coups. « On n’a rien vu // on a perdu / l’occasion de se taire // et pour donner le change // on n’a rien dit », Jean-Pierre Gandebeuf réinvente l’aporie, la noue en double impasse, la dénoue d’un trait d’indifférence. Devant sa poésie l’esprit, le voltairien, la raison, la cartésienne, rentrent dans leur trou de souris. Sourit-il de nouveau, neuf ans après ?

« Soudain / on tourne court // au lieu // d’aller tout droit / longuement » : pour dire la vie la mort, l’irremplaçable ponctuation de la poésie.

« Il avait fait un nœud / à sa respiration // pour être sûr de ne pas oublier / sa vie ». Plus bref, plus égrené, plus succinct, plus dépouillé de son ego, sable pas même haïssable tu meurs tumeur. Ici l’athéisme doux comme Bouddah, « la dépose du cosmos est légère », du pénultième galop il n’est pas un mot qui passe l’amble. Aux derniers poèmes est retenu l’effet de chute par une ultime délicatesse envers le lecteur. De plus en plus profondément photographe, Francis-Olivier Brunet s’attache désormais aux textures – de papier froissé, celle même de l’innommé – la dernière maculée de sang.

Voix d’encre, gouaches de Francis-Olivier Brunet, non folioté, 19 €, 2011.

 

Pourquoi jamais aucun objet, aucun sujet ne demande, ne prend la parole avec l’intensité, l’impulsivité d’une descente de rêve. Puis la journée suit son cours normal. Puis le jour naît et quelque chose de soi tous les matins se meurt, tous les matins demeure dans les limbes, cette périphérie de l’enfer.

Tous les matins portent le fer dans l’aplat.

 

laissés pour contes , de Tristan Felix

« Car la langue est un organisme vivant qui s’arcboute contre la mort. »

La compassion, chez Tristan Felix, exclut toute commisération par la grâce, l’effluve, le tour de vis de son écriture serrée comme un virage pris en char à bœufs d’infirme, d’un qui, Métro Pigalle, « s’élance à la folie dans les couloirs dénivelés – thorax en pente au-dessus de l’épine dorsale des marches – ses béquilles en élytres raclent les escaliers ». Oui, l’écriture de Tristan Felix, ce pseudonyme arrêté sur volée d’images, est roborative comme un cent d’œufs de laiton, un sang d’eux, les humbles, les humiliés ses frères. Depuis qu’Ovaine (Journal d’Ovaine, 2011) elle se déploie comme un œuf prouvé par l’absurde, comme une portée d’absurde sur lie, elle ne cesse de gagner en condensation, en étirement à bout de moignons, convertissant en or, en nord déboussolé le plomb qui la mine.

La lire une cure de salubrité. De côtoyer un génie monstre (« elle est un cœur de rose qui n’éclora jamais. Elle a vingt-neuf ans, peut-être cinquante. Nous la voyons s’extraire de notre mise en scène atroce de voyeurs fascinés par ce que ni la médecine, ni la bienséance n’autorisent. Nous sommes au pays de l’âme et de ses métamorphoses insensées ») nous démonte et nous démontre l’inanité de l’art – ad majorem artis gloriam.

Si Diogène était une femme, une biche aux abois. Le cynisme acquiert en Tristan Felix ses patentes de noblesse.

La poésie ici a élu domicile dans le métro, dans les abysses d’un peu spleenétique Paris, celui surtout des quartiers nord-ouest, fosses urbaines où elle s’épanouit à contre-emploi, et dans l’espace mal aéré qui en émane, saturé par les noms des stations et le ballet d’insectes des voitures. La promeneuse météorique entend d’un quatrième étage lui parvenir les cris d’un viol de fillette mauricienne par son légitime géniteur, qu’elle dénoncera en vain.

De cette humanité des bas quartiers – haut située sur la carte de Paris – sortie sertie de sa décomposition, émane une beauté toujours singulière, le joyau de l’humain dans une décharge, nanti d’un passé, d’une déchéance plus alerte dans sa déchéance héritée. Les luxueuses fleurs de « toxico » s’empanachent au regard, panaché de diamant brut et de trous d’aiguille au centimètre carré. Sur une mendigote prostrée courent les hypothèses sororales. À la misère happée dans son pré carré jour après jour, Tristan déroule le tapis rouge de la magnificence de son incandescence amortie, la justesse armoriée d’un regard filtrant la culture des siècles.

« À dix heures il était seul sur sa grille chauffante […] il bruine depuis l’aube […] D’une maigreur de verre jusqu’au visage tavelé de bistre et de bronze, il tire sur sa couverture mouillée […] Il y a déjà neuf jours qu’il est là, en hibernation et imbibé d’alcool pour oublier le froid. Est-il sacré ou si insignifiant que tout le monde attende sa mort « comme sur un trottoir de Calcutta ? » / « Les vents sautent d’humeur, selon qu’ils charrient les fragrances d’une terre après la pluie ou les remugles de chairs travaillées par la dévoration […] ils éventrent l’espace […] le ruisselet draine le pus d’une biodiversité pour bobos égarés chez les paumés ». De l’abjection sa langue jaillit intacte, délicate, élitiste, les méandres d’une syntaxe irréprochable ou dévoyée se laissant lire comme une ultime provocation.

Le Journal court sur une douzaine d’années, scènes happées à larges intervalles. La puissance de cette poésie confond quand on sait qu’elle n’est que le fond de toile d’une aragne inlassable, dessinatrice, mime, marionnettiste, photographe, cinéaste, performeuse, « clown trash », enseignante des bas quartiers. Essuyant toute la misère du monde, toute la souffrance animale associée à l’homme. Sa générosité à tous crins recèle son secret de blanche née au Sénégal, luxuriante de phonèmes, réparant un incurable mal être.

Des bribes d’érotisme (« l’insolite cambrure de la grâce africaine » qu’elle sait reconnaître, ou « la troisième dame rêve minutieusement d’un sexe d’homme qu’elle sucerait jusqu’au premier matin du monde ») émaillent cette remontée d’enfers.

Comme à son habitude, elle fait ici feu de tout fer et l’image de couverture, autoportrait, la dote d’un(e) troisième nostril plutôt que narine, la noce en trilles d’un septième sens cyclopéen qui est celui du rêve et comme une dimension secrète de l’espace-temps.

Tarmac, 68 p., 12 €

 

On a cherché à m’empoisonner ! Au grand carrefour de cinq routes ou chemins, à huit cents mètres de chez moi, des gendarmes m’arrêtent pour contrôle. Et quand le soir j’y repasse à pied en chaussons, je manque de peu d’écraser une petite ampoule. Du poison ! À ce point stratégique, limitrophe de deux départements, à quelle brigade appartiennent ces gendarmes ? Où déposer ma plainte ?

C’est ce soir que Jacqueline et Nono, confinés pour avoir côtoyé de près un ami atteint du Covid (Nono a dû le prendre dans ses bras pour l’emmener à l’hôpital), et chez qui je suis resté plus d’une heure, tous trois masqués, auront le résultat de leurs tests. Ayant achevé hier soir une chronique Céline que Pierre devrait publier ce matin, je monte vite sur mes ergots ! Céline, la cascade de points d’exclamation de Bagatelles pour un massacre.

Et voilà ! dit l’inspecteur Bourrel.

(Moi aussi, comme Proust, de ceux qui s’analysent mieux qu’ils ne se prisent haut.)

 

Aimer & faire l’amour , de Patrick Dubost

Voici un joli petit livre très bien fait, où le râteau du poète ressemble à celui du croupier (aucune allusion au sujet), ramassant large. Quel intellectuel – je ne dis pas poète – ne s’y reconnaîtra, n’étant pas d’emblée favorisé d’une séduction banale, de celles qui ont cours. Qu’il se rassure, sa récompense, toute légitime et monogame, viendra plus tard dans la vie. C’est presque un récit moral. – J’ai pourtant eu un ou deux camarades couverts de filles (ce n’est pas votre serviteur) et pas moins intellectuels, dont la frustration ne fut pas le Phébus.

Oui, une charmante plaquette composée avec un art capricant dont le principe, mais non musical, est celui du decrescendo : chacun des grands âges de la vie, « L’enfance », « L’adolescence », « L’âge adulte » (comme eût titré Tolstoï), décroissant de son poème final au nombre zéro, le pointé que l’enseignant réserve à son for extérieur. Justifiées à gauche les strophes en romaines, à droite celles en italiques, avec des alternances variées, la lecture est stimulante et agréable.

« classiquement jusqu’à sept ans / j’ai cru qu’on faisait des bébés / en s’embrassant avec la langue /// j’ai longtemps imaginé / que toute fille n’aimait jamais / qu’un seul homme // je remarquais aussi / qu’elles aimaient souvent les mêmes // du coup certains gars / ne savaient plus comment gérer / leur énorme agenda de filles /// j’aime ces petits mots inavouables / que tu dis dans l’amour / et qui font de nous / deux animaux à la fois / tendres et violents  »

Je soupçonne Patrick Dubost d’avoir beaucoup moins souffert que le jeune Werther, à l’exemple de Goethe, et d’user du clin d’œil avec une redoutable efficacité poétique. Ce n’est pas une poésie qui me restera.

La boucherie littéraire, « Sur le billot », non folioté, 12 €, février 2020

 

Il y a les grands qui ont la chance (Philippe Jaffeux, dans son malheur physique) de trouver la passe nord-ouest, et ceux (Carole Darricarère à présent, Henri Abril toujours) qui errent à la dérive des icebergs. Cela fait tomber toute paranoïa.

Carrière littéraire exemplaire d’Ovide, qui commence dans les amours et s’accomplit dans les mythes. L’exil son Phébus comme la Bastille à Sade ? Sade, sa carrière de poète qui finit mal – théâtreux, homme de lettres.

Comme l’ancien bagnard
Tandis qu’échangent ces couples heureux
Bonheur légitime
Contre succès légitime
Il ricana il
Exulta
Nommé enfin commissaire de police
Des caractères
Lissés comme le sien
Les blancs variables d’ajustement.

(La poésie justifiée ne vaut pas Balzac)

Tous les mystères
Du fonctionnement digestif
Passés au crible de la sénescence
Sacrée.

(Jean-Sébastien Bach)

Peut-on traduire la poésie ? – Rien n’appelle la traduction comme la poésie.

Un grand jour de lecture, un grand ajour d’écriture – à même hauteur.

Christophe Stolowicki


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