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Lectures de Clara Regy (janvier 2018)

mercredi 10 janvier 2018, par Cécile Guivarch

Most, Lou Raoul, éditions La Dragonne - dessin de couverture Thierry Le Saëc, 2016

Lors de sa résidence à Rochefort sur Loire, et un peu davantage, de l’automne 2014 au printemps 2015, Lou Raoul est allée au devant des « autres ». Elle a collecté la parole de villageois de cette vallée de la Loire.
Loin des guerres qui les séparèrent jadis lorsque les ponts explosaient dans les airs, elle a voulu les accueillir dans une même maison et cette maison s’appelle « Most » !
most serait le premier mot / pour d’une rue à l’autre traverser / pour les deux rives rapprocher

Un titre qui signifierait « plus » ? Usons du conditionnel pour « copier » Lou Raoul ! Un conditionnel qui semble aller vers le doute ? Nous y verrons plutôt la marque d’un respect très fort porté à toutes ces belles rencontres.
Et comme « most » signifie « pont » en croate, ainsi ces liens s’étendraient aux deux rives de la Loire mais aussi à la Croatie. Des liens entre des lieux et des hommes ? Oui, c’est ainsi qu’il faudra lire ce texte, l’ouvrant encore davantage à « l’humanité ».

posée devant lui la petite tasse métallique
y boirait Ernest son café
tasse posée sur un petit napperon brodé
la tasse viendrait de Zagreb [...]
plus tard Ernest arroserait
jardinerait cet homme sa vie, bien des années dans des propriétés

Puis, Rosa au style direct, peut être moins timide que ce premier Ernest :

je tiens un petit journal pendant les crues
on croit qu’on va se souvenir
on ne se souvient pas, je note, c’est ici
Noël 1999, cinq mètres cinquante-trois [...]
6 janvier 2001, l’eau passe au virage, trois mètres quatre-vingt-quatorze
9 mars de la même année, quatre mètres soixante, le bateau passé sur la route

Là-bas tout le monde sait que le fleuve est le plus fort, il déborde, s’installe, affole, et habite les souvenirs.
Mais parfois aussi, il fait du bien -le fleuve- et Lou Raoul se pose en simple témoin, le corps ici en dira autant que les mots :
le cours d’eau vigoureux dans la chaleur installée s’y ébrouerait
une jeune femme à midi
la fraîcheur des eaux sur son dos de la jeune femme bien campées ses jambes dans l’eau

Lou Raoul n’oubliera rien de cette vie bruissante, des bords de Loire ni le chanvre, ni le vin, les oiseaux, les paysages : « le petit bois de saules » creusant dans la mémoire et dans le quotidien mêlant les deux derrière une retenue visible, les prénoms se transportent de l’un à l’autre et derrière ces vies que d’aucuns nommeraient « minuscules » (et ils auraient bien tort) se tisse aussi le chemin d’écriture de Lou Raoul.

les habits neufs peu à peu deviendraient vieux mais pas tant que ça
contre un arbre Ernest s’accaparerait du vent
n’écrirait pas Kim ce qu’elle lirait
ne lirait pas ce qu’elle écrirait
ainsi donc elle écrirait autre chose
c’est quoi au fond la poésie, demanderait Ernest

Ses vers portent les interrogations des paysages de la Loire pareils et différents, doux et rugueux, rassurants et dangereux ! La langue interroge, suit son inspiration mais jamais ne se repose.
Lou Raoul a su se glisser au cœur de cette vallée, je le sais, c’est un peu la mienne...

RéconciLiée, Jasmine Viguier, Editions Le Chat qui tousse, 2017

Il y a parfois des recueils qui font du bien, celui-là en est un.
Dans ce texte Jasmine Viguier, semble envoyer dans les airs tout ce qui peut sembler « lourd » et paradoxalement, elle y parvient fort bien... Dans une observation minutieuse des petits éléments de la vie ou de tout ce que l’on a toujours plus ou moins déconsidéré : « elle tricote » le bonheur.
Ou plutôt son droit au bonheur, certains éléments comme « Je m’en suis allée / sans donner d’explications » ou plus loin « notes de service » glissés entre les lignes renvoient à une réalité plus rude, dont elle a voulu se défaire.
Il s’agirait donc d’un retour à ce qui en fait, n’a jamais cessé d’être essentiel.
Ainsi nous plongerons dans un univers sensuel et gourmand.

Où l’on parle d’amour

Une longue nuit se retire
abandonne le siège de nos corps

Entre les pierres un espoir de vert

de cet amour là aussi

La main qui écrit cherche le lissé de la peau
____ sur un front moite
la tiédeur du cou—cheveux collés après la sieste
les lignes bleues des veines dans une odeur de lait
Être au monde de tout son corps
____ dans le poème aussi

Dans cette extrême tendresse reste-t-il quelques traces de chagrin ?
La réconciliation venant après les conflits et les désordres.
C’est ici que la belle écriture de Jasmine Viguier intervient : on croit à ce bonheur et l’on veut même le partager, peut être suffit-il de regarder tout ce qui nous entoure, de plus près...

Réconciliée d’avoir
du vivant si vivant tenu

mains ouvertes

une cerise donnée
la plus belle qui soit

Le bonheur est difficile à dire, à lire aussi sans doute, le voile de pudeur qui enveloppe ce texte semble le protéger, ainsi Jasmine Viguier n’oublie pas qu’il est très délicat.

Frédérique Germanaud, Courir à l’aube, Editions La clé à mollette, 2016

Si la quatrième de couverture peut évoquer Cormac McCarthy, avec cette atmosphère « post-apocalyptique » ce texte très singulier se montre bien différent et nous ne sommes pas là pour jouer au jeu des différences.
Il s’est passé quelque chose de fort, quelque chose de grave, quelque chose de très douloureux, la narratrice avance, on ne sait vraiment pas où elle va...

Et ce qui est étonnant c’est que nous, nous savons dès le début que nous allons la suivre :

Je m’enfonce dans la peine comme un navire coule inéluctablement sous les yeux des passagers sauvés, et je veux te raconter ceci que j’imagine. Puisque le futur ne débouche que sur le néant, j’invente en remontant pas à pas le passé.

Nous embarquons donc, dans cette écriture ciselée, sans savoir si le mensonge avoué de la narratrice ne glisse pas sous les doigts de l’auteur qui affirme ainsi la valeur fictionnelle du récit. Peut-être un moyen de fortifier une certaine forme de complicité avec le lecteur.
Cependant :
Je fixe le blanc du ciel et m’efforce de faire revenir à la vie ceux qui en ont été exclus, fautifs, inadaptés, malchanceux. Je porte en moi des morts, je les incarne à des degrés divers et les projette sur des feuilles de papier ou des ailes noires de corbeau. Les nommer ne les rendrait pas réels.
Et derrière tous ces morts ou plutôt devant eux se place l’autre...

C’est quoi ce « tu » aujourd’hui ? Toi ou bien ce que tu ne diras plus ? J’enfouis ton prénom sous celui de bien d’autres hommes. « Tu » es la juste distance entre « je » et « il », un mi-chemin entre le pli du drap et le ciel.

Plus on comprend la déconstruction du monde autour de la narratrice, plus elle choisit de reconstruire une histoire avec ce « Tu », le matériau des mots parvient à dessiner une histoire de chair, au creux des cendres du décor. Une histoire qui semble en fait être la grande, l’essentielle.
Et c’est l’écriture qui devient prégnante :

Ma table de travail est le cœur de ma prison.[...] Inventer pour que quelque chose s’écrive sur la page. Sinon, elle reste blanche.
Les apprentissages supposent une phase d’égarement. Pourtant, je m’accroche à mes carnets. Je mets mes forces à demeurer dans le territoire que je pense être mien, toute fondation minée.

Curieux récit qui nous engloutit littéralement ! La narratrice semble d’ailleurs entendre nos conseils, puisque l’on s’inquiète un peu pour elle :
On me dit de passer à autre chose. J’aimerais.

Et nous on la relit égoïstement...

Des abribus pour l’exode, Marc Tison, images et peintures Raymond Majchrzak, Editions Le Citron Gare, 2017

La première chose qui frappe lorsque l’on découvre cet opus, c’est sa vitalité, son rythme, comme si l’auteur écrivait très vite pour ne rien oublier... mais à la seconde lecture (et même avant) on y découvre un goût de l’exercice d’écriture qui dépasse largement le hasard !

Je ne pourrai rendre compte ici de l’ensemble des textes relativement courts, Marc Tison exploite de très nombreux thèmes mêlant paroles inquiètes :

Le sommeil t’attend. Tu n’en veux pas. Pourtant les draps frais sentent si près la mélancolie de l’enfant. Cet état qui apeure. / Comme un licol sur l’encolure d’un mustang.

le moyen de les dissiper :

Marcher pour reconstruire les rêves qui s’échappent dans la concentration à suivre un chemin improvisé [...] avant de pousser la porte d’un bar toujours ouvert.
Y trouver alors sous les néons capricieux, la paix des dénouements
qui en fin d’épuisement s’opèrent.

et ce « retour » :

Un vaste sentiment de solitude tombe du ciel gris. [...] Et aucune main conciliante sur les épaules aucun mot doux en paravent de tempête.
Le retour au village comme toujours semblera long, puis glorieux autant qu’émouvant.

Mais j’aimerais ici porter à votre regard un extrait de ce texte : Calais honte dont beaucoup s’essaient à rendre compte...

On ne te parle pas. Le souhaites-tu vraiment ? Ou alors pour retarder la sensation du froid sur tes mains sevrées des peaux de caresses. Sur tes lèvres closes des silences. Dans ta bouche vidée de ta langue. [...]
La nuit a ça de paradoxal qu’on se réchauffe à son idée douillette alors que de l’abri du porche découvert tu es le corps transi
l’homme transparent

Des mots à la hauteur d’un monde parfois particulier, mais qui peut devenir le vôtre, lorsque l’on s’y laisse inviter par une écriture percutante et sensible.
De belles illustrations aussi...

Clara Regy


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