Séverine Daucourt, Transparaître. Lanskine, 2019
C’est un livre beau et puissant que ce Transparaître de Séverine Daucourt. Un livre sur la féminité, les relations entre les hommes et les femmes, sur ce qu’est être une femme. Même si le recueil part d’un vécu personnel, sa portée est plus universelle, elle touche à la condition de la femme aujourd’hui, et dans ses multiples facettes : droit des femmes, violence envers les femmes, relations hommes femmes, féminisme…
Séverine Daucourt évoque les différentes étapes de sa vie de femme, depuis sa naissance jusqu’à aujourd’hui. Une vie marquée par une féminité exacerbée, avec la nécessité omniprésente de plaire, d’être désirée. De nombreux textes évoquent une féminité hyper-sexualisée, qui dessine le portrait d’une femme qui a besoin du désir de l’autre pour se sentir exister.
il eut envie de moi
je l’ai désiré
me sentant désirable
je suis ressortie marcher dans la rue
je vis les passants saisis par mon aura car
rien à faire
le corps est plus lisible qu’une page
Ce qui se joue semble dépasser le vouloir propre, comme une mécanique des corps, un jeu d’attraction qui s’affranchit des sentiments ; l’écriture est clinique, la sexualité est mise à distance, comme si elle se jouait indépendamment de la volonté, comme si elle était coupée des émotions :
cherchant les yeux du monde
je les trouve je rayonne je me donne assez vite sans discernement
en toute innocence
Mais cette recherche du regard de l’autre, du désir de l’autre, s’apparente à une forme de boulimie, à un besoin de combler un manque, à une faim sans cesse inassouvie :
sauf que chacun se sert
bon appétit
mais dévorée
sans assistance
le danger m’encercle
personne ne voit ma personne
personne personne
Il y a chez Séverine Daucourt le désir de transparaître, de ne plus être transparente. l’excès me meut, écrit-elle. Paradoxalement, c’est lorsque, arrivée à l’âge mature, elle commence à moins plaire qu’elle parvient à s’aimer :
j’ai commencé à m’aimer
quand je n’étais plus aimable
quand les premières traces d’irrévocable sont apparues
Les derniers textes évoquent la condition des femmes de par le monde :
là-bas on les viole
on les brise
on les lapide
il faudrait que je vive ici tranquille mémère
laissant tout dire
alors que dans le monde
on en arrive à la conclusion
qu’il faut interdire les femmes
Transparaître est un recueil fort, franc, engagé, qui ne laisse pas indifférent.
Isabelle Poncet-Rimaud, entre les cils. Jacques André éditeur, 2019
Au commencement était la soif. C’est de soif / que parle / la terre fendue. Soif de l’âme qui cherche à tâter de son épaisseur. Soif de vertige, d’altitude. De quelque chose de plus haut que soi, comme s’asseoir au bord du ciel. Sur le chemin de la soif, la poésie vient en éclaireuse. C’est elle qui guide la lumière, qui aide à contourner les zones d’ombre, nombreuses. Parce que dans ce désir d’ascension, il y a quelque chose du chant / empêché. Il y a le temps qui passe et qui désosse les mots. Il y a la mort, inépuisable. Le néant guette, la vie a un goût de finitude. Isabelle Poncet-Rimaud évoque la vieillesse. Celle de ses proches, de sa mère en particulier, ces êtres chers qui s’éloignent, et dont la disparition laisse la poète démunie. Alors, le silence hurle sous la brûlure de l’absence. Du peuple de mes morts, / nulle réponse, / jamais. Puis, les poèmes de l’absence font place à ceux du renouveau, quand le cœur s’affole à la vue d’une abeille voyageant de balcon en balcon. Mais les blessures sont là, telle la lune noire des douleurs de l’enfance, celle de l’impuissance d’aimer à plein cœur. À ces blessures s’ajoute la mécanique étroite du malheur, celle liée à la folie destructrice de l’homme, à l’obscurantisme. Isabelle Poncet-Rimaud oscille entre ombre et lumière, entre désir d’ascension et empêchement. Le chemin de lumière sur lequel elle aimerait s’engager est parfois obscurci par un éboulis de pierres qui barre le passage. Équilibre / entre nuit et lumière, / l’opprobre jette son manteau / sur tes épaules fatiguées / d’injustice. Pourtant, le bonheur ne s’enfouit jamais complètement, prêt à saisir la moindre envolée pour refaire surface. Entre les cils, / une femme / simplement.
Entre les cils
lumière ombrée,
toute image inutile,
se détachent l’écriture
des saisons,
le vent tournant
du monde,
clartés et nuits mêlées,
sans fin ces rondes
qui cherchent
l’espace où respirer.
Entre les cils,
une femme
simplement.
Eva Kavian, L’homme que j’aime. Illustrations de Marie Campion. Les Carnets du Dessert de Lune, 2019
Ce recueil est à lui seul un long poème d’amour que l’auteure adresse à celui qu’elle appelle son mari et qui partage son quotidien. Chaque texte, relativement court, est un enchantement. Il touche par son ingénuité et par ce petit côté piquant qui le caractérise. On voit là un amour neuf, pimpant comme le printemps, éloigné de la passion et de ses montagnes russes. Il s’agit d’un amour d’aujourd’hui, né par écrans interposés, d’un amour d’abord hésitant, et qui a tranché.
Je m’étais juré
de ne plus jamais
demander un homme
en mariage
quand je t’ai rencontré
j’ai tenu bon
toi aussi.
Par petites touches, Eva Kavian évoque la peur de perdre l’autre, puisque, un jour, l’un des deux partira avant l’autre. Elle évoque le partage des tâches, la cuisine qu’elle préfère improviser, n’étant pas fan de recettes, le repas que l’homme qu’elle aime accepte de préparer une fois par semaine, après deux ans et demi de vie commune. Avec peu de mots, elle raconte les voyages à deux, et ce qui la traverse lorsqu’elle pense à lui.
Ciel mon mari
tes yeux ont la couleur
de la mer
et ta peau
constellée
raconte
chaque nuit
mon avenir.
On boit les mots d’Eva Kavian par petites gorgées, et chacun de ces mots a un goût de zeste d’orange. En filigrane, se dessine le portrait de l’aimé, mais aussi la peur de perdre l’autre, qui revient de façon récurrente. Eva Kavian s’adresse à son mari, utilisant le « tu » pour parler de lui. Ce sont des poèmes pour dire « je t’aime », d’elle vers lui, comme des Saint Valentin de tous les jours.
Katia Bouchoueva, Alger céleste. Publie.net, 2019
Katia Bouchoueva est une ballerine voyageuse. Une ballerine qui aime danser avec les mots, jongler, jouer avec eux. Elle aime s’affranchir des distances. Entre est et ouest, nord et sud, air, mer et terre, sa poésie est une cartographie intime. Ses textes sont rythmés, les images volent, les références s’accumulent, cela fuse de partout. Les objets qu’elle évoque ne sont jamais de simples objets ; il y a le livre-pastèque, l’estomac-océan. Le mot n’est plus réduit à un unique référent, il devient vivant, se déploie. Sa poésie nous surprend par ses envolées inventives, parfois sans queue ni tête, qui suivent une logique propre à l’auteure, dont l’univers est bourré de références historiques, mais aussi personnelles. Dans cet univers, nous croisons un colonel russe, un ballet, un calife, un tzar, un émir, un grand vizir, le tout baignant dans de la chantilly.
fromages de chèvre,
tendre lait, yaourt nature et chantilly.
Le moelleux, le sucré, adoucissent le poids de l’autorité, de l’Histoire. Le monde de Katia Bouchoueva est à la fois aérien, avec les cerf-volants et les nuages, mais aussi terrestre et maritime. Dans le long poème Au revoir, nous sommes entraînés dans un monde marin dans lequel nous croisons homard, thon, saumon, carpe, perche, sol et bar.
Fille libre, tigre-fille, fille-chat, Katia Bouchoueva a un corps solaire avec une âme de navire dedans. Elle aime rapprocher les distances, plier les cartes, de sorte que se touchent : / l’Afrique du Sud et la Norvège.
Et petit à petit redevenons
homard et thon,
de la Mer Noire – saumon –
picore les petits sablés / les petits soviets au sucre
de la marée – petits tristes –
vous êtes, nous sommes, redevenons.
Mais qui rallume la chanson ?
Qui l’enregistre ?
Silvaine Arabo, Au fil du labyrinthe suivi de Marines résiliences. Rafael de Surtis, 2019
Silvaine Arabo a écrit Au fil du labyrinthe à 26 ans, alors qu’elle venait de perdre sa mère. Datant de 1972 ces textes parlent de la perte et du deuil. Ils sont pourtant d’une grande douceur, avec des allusions fréquentes à la beauté de la nature. Les images qui reviennent le plus souvent sont celles des mains.
De fines mains découperont l’oiseau
Sur le front précieux des ciels à venir.
La douleur écorche, laisse des débris d’os sur la chair meurtrie. Il y a le givre blessé des corps, le vieux sanglot éteint. Pourtant, la clarté demeure, et le sens de la beauté ne se perd pas.
Un feuillage
roucoulait d’oiseaux
sous la persévérance de nos mains.
Ces textes témoignent d’une grande maturité pour une jeune femme de 26 ans. Toujours la douceur prédomine ; l’absence même devient belle, et la présence de la défunte demeure, par-delà la mort.
On pourrait envisager la route rien n’arriverait
tu dors au sommet de toi-même tu dors
aux coupures des arbres tu dors Ton sourire
me fige
au milieu du ciel et des fleurs inattentives.
La seconde partie, Marines résiliences, fut écrite deux ans plus tard, en 1974. Elle parle de renaissance, de guérison. La présence au monde, le contact avec la nature, la tranquillité, l’apaisement prédominent, de même que le repos aux côté de l’aimé.
Elle est aussi un chant d’amour :
Je t’aime indéfiniment et j’existe
au seul éclat de toi-même sur le monde
les sommeils et les oiseaux
Marie-Anne Bruch, Buées dans l’hiver. Le Contentieux, 2019
J’ai découvert Marie-Anne Bruch avec son premier recueil, Écrits la nuit, publié en 2014 chez Polder/Gros Textes. Une atmosphère intimiste, l’écrin protecteur de la nuit, la lumière tamisée d’une lampe, la saveur sucrée du bonheur. Dans Buées dans l’hiver, la tonalité est autre, plus en demi-teinte, avec une plus grande ouverture sur le dehors, et un regard philosophique porté sur la vie. Marie-Anne Bruch parle de l’enfance, de l’amour, de la solitude. Face à la dualité de la vie, qui est à la fois laide et belle, la poète adopte la voie de la non-résistance : il convient d’accepter, de suivre la pente. Parfois même un excès de calme vient ponctuer le confort douceâtre / des jours sans gloire. Pour autant, il ne s’agit pas de défaitisme, mais plutôt d’acceptation. Marie-Anne Bruch ne cherche pas à aller à contre-courant, mais plutôt à prendre les choses telles qu’elles sont, ce qui est une forme de sagesse. Elle se situe à la fois dans la vie et en-dehors d’elle, en une forme de présence sensible, loin des tourbillons agités. Cela passe par la perception des odeurs, des bruits minuscules, des mouvements ténus.
Après la pluie, le silence
chargé d’échos éteints
résonne davantage,
du jardin émanent
des parfums d’humus
et de terriers tout chauds.
Ainsi du recueil Buées dans l’hiver se dégage une impression de tranquillité. Une tranquillité qui passe aussi par un amour apaisé, lequel apporte l’idée étrange / d’un bonheur possible.
tu as ramené mon cœur
vers la face éclairée
de l’amour
vers la surface respirable
du désir.
Élisabeth Granjon, Encore, et pourtant... Christophe Chomant Éditeur, 2018
Élisabeth Granjon parle d’amour et de désir, de ce qu’est attendre l’autre, de ce qu’est avoir besoin de l’autre.
J’ai en moi
Un espoir d’amour
Qui danse
Au fond
Tout au fond
L’amour est cette flamme qui nous réchauffe de l’intérieur, il est cet horizon vers lequel l’on tend, il est ce qui nous fait rêver, espérer. Sans amour, est-on vraiment vivant ? Les premiers textes parlent d’un amour non partagé : Je m’emballe / Mais toi, rien.
Élisabeth Granjon dit la douleur, l’absence, le manque. Le cœur explosé suffoque, et les textes démêlent l’écheveau des sentiments, expriment le repli sur soi, l’obsession ; ils disent les images de l’autre qui viennent visiter, les désirs contradictoires, l’imagination ardente. La volonté, aussi, de sortir de ce cercle vicieux, et le désir d’une vraie rencontre.
Matin,
Si je te ressemble,
Je hisserai l’ocre de l’été
Je lèverai le flot
De fabuleux jardins
Et
Je saurai pour demain
Dire le mot
Ensemble.
Il souffle un vent de liberté et d’espoir dans ces pages qui évoquent le mental en fusion, les pulsions violentes, les chimères... Tout l’arsenal de la passion amoureuse est décrypté sans retenue, jusqu’aux plus intimes sensations, l’incandescente vibration, la morsure dans le ventre.
Et nous suivons Élisabeth Granjon, avec sa robe orange et ses cheveux rouges, déambuler au milieu d’une route en pleine nuit, nous la suivons partir à la reconquête d’elle-même. Une reconquête qui passe par une nouvelle rencontre, véritable, cette-fois.
Mon cœur s’est installé entre ses bras
Dans notre bulle d’amour
Le cri du vent ne nous atteint pas.
Valérie Canat de Chizy