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Lignes d’écoute, par Sabine Dewulf (juin 2025)

lundi 19 mai 2025, par Sabine Dewulf

 
Patricia Castex Menier, Contre-jours, accompagné par des œuvres de
Shi Qi, postface de Pierre Dhainaut, L’herbe qui tremble, 2025, 135 pages, 17 €.

Le titre nous indique que nous glissons ailleurs, aux frontières des ombres, dans l’envers
du quotidien. Ce livre de Patricia Castex Menier est introduit par une citation de
Werner Lambersy (sobrement désigné par ses initiales), relative au thème de la mort,
et il est dédié à leurs deux enfants. Quatre grandes sections le divisent, non
intitulées, traçant le chemin chronologique d’un deuil immense, en amont, puis en aval de la mort de l’être aimé.

Comment parler de ces poèmes ? Je ne sais pas. Une telle densité, une telle intimité aussi, en même temps qu’une telle pudeur, ça ne se commente pas. Bien sûr, nous reconnaissons ici la langue de Patricia Castex Menier, avec ce mot unique qui met en branle chaque strophe et cette brièveté qui touche à l’essentiel. Mais l’intensité atteint ici son apogée. L’expérience d’une séparation progressive, à venir et venue, entre la vivante et le corps aimé qui se défait pour mourir en livrant de temps à autre ses dernières paroles, à l’hôpital, est une expérience radicale. La poète nous livre celle-ci tout en la traversant dans la durée, sans rien en occulter : « Ton / cadavre // puis / ta dépouille // bientôt / ta poussière » ; « C’est / en bois // Tu / es dedans // Comme Ulysse dans le cheval ». Avec cet aveu final, d’une poignante simplicité : « Pour / la première fois / tu m’as fait de la peine. »

Ouvrant ce livre, nous cessons de fréquenter la surface des êtres et des choses. À travers la mort qui s’approche, la verticalité se dresse, la profondeur se creuse, sans pathos : « Aube / à la verticale, // sa / silhouette maigre de février, / une / asperge hors saisons. // Ce / matin tout se lève, / sauf / toi. » Tout est senti jusqu’à la moëlle, à la racine des ongles. Aucun mot n’est de trop quand chacun devient suspect : « Raclée / à l’os // je / veux travailler / à l’arasement des images. // Même / le mot amour est trop fleuri. » Les phrases du dialogue aussi se raréfient : « Aride / est ton chemin de mots. » Dans cette aridité provoquée par l’« absence », c’est le « cosmos » lui-même qui s’engouffre, en dépit des rumeurs d’une « planète à feu et à sang » : « On / m’a greffé ta mort ». Tout le vivant s’effondre, tout ce qui l’animait : « Que / devient mon homme-colère, // qui s’insurgeait / contre toutes les violences ? // Tu / es si calme, // tu / acquiesces, // tu / accueilles // ta part de misère commune. »

Cependant, c’est au cœur du désert que le vif et le vaste, contenus et cachés dans le tragique étroit, apprennent à rejaillir : « Quelque / chose / qui n’est pas nous, // quelque / chose / qui nous ignore // remue / le peut-être. » En écrivant ces vers, la poète frôle ce qui la dépasse : « tu / vois, précise-t-il, nous y sommes, // c’est / maintenant. » Cherchant à capter ce « maintenant » inexorable, au plus précis, la parole laisse émerger l’étrange qui s’impose : « Mon / dieu mon dieu pourquoi dis-je mon dieu / moi qui n’en ai pas. » La confrontation avec le corps défunt, la froide chair, le drap blanc qui la recouvre, place en face d’un dénuement absolu, qui dépouille de l’inutile et ouvre à l’inconnu des mots. Loin de s’encombrer d’illusions, le poème multiplie les négations, refuse « Les / euphémismes » : « Tu / n’es ni endormi ni parti, // ne t’es ni éteint ni en allé, // tu / n’es plus rien, // un / rien qui ne gît ni ne repose. » Patricia Castex Menier sait combien son imaginaire à l’œuvre peut être « faux », elle le répète. Alors elle lutte et creuse dans le silence une place pour les bruits et les élans du monde : « Entre / ta mort qui a eu lieu / et le monde qui continue // s’engage / une partie de bras de fer. » Aux prises avec la réalité inacceptable et indiscutable du cercueil, la poète entend la remettre à sa place, dans l’ordre inconcevable d’un l’univers toujours mouvant : « Ta / caisse / fait partie // du grand connaissement / du grand cargo du grand cosmos ». Et « l’infini » fait signe, dans l’extrême nudité d’un langage où tout résonne d’un autre son : « Le / silence parle à tout bout de champ / et dans toutes les langues, // dont / celles de tes pantoufles / que je chausse parfois » ; « Tu / es la nuit. »

Même si ce mot est récusé dans le poème, quel chant d’amour plus beau que celui-ci ? « Mais / si d’aventure je te rencontre, / je te reconnaîtrai à ton visage, // celui / que tu avais avant de naître. » Quel partage plus profond ? Patricia Castex Menier s’est immergée au fil des pages dans l’indicible d’une rencontre ultime : « Mais / un poème / que tu ne liras pas // reste-t-il / un poème ? » Son livre s’achève sur le « Merci » reçu de l’être aimé.

J’ajouterai que les œuvres de Shi Qi, auxquelles la poète rend justement hommage à la fin de son livre, accompagnent admirablement ses poèmes : la dominante est bleue, elles décrivent des plissements, des clairières et de l’ombre, une matière transfigurée qui refuse le néant sans toutefois rien désigner, pour laisser s’entrouvrir une porte sur la lumière et rejoindre « ce / mot ultime // qui / sacralise les lèvres ».

Contre-jours est un grand livre, un texte qui bouleverse de fond en comble.

 

Marie Alloy, Noir au fond, éditions Voix d’encre, 2025, 114 pages, 19 €.

C’est d’abord un beau livre que nous tenons entre nos mains : papier épais, poèmes écrits en grands caractères, accompagnés de 20 gravures de l’auteure qui enchantent nos yeux, sans compter celle de la couverture. On ne s’étonnera pas que le noir y soit omniprésent, même s’il l’est à des degrés divers : certaines œuvres sont en noir et blanc, d’autres offrent un fond obscur parsemé de touches colorées, d’autres encore proposent un équilibre entre le noir et les couleurs, d’autres enfin font flamber celles-ci. Les formes en sont variées, elles aussi : elles peuvent évoquer des fleurs, un rideau serré de branches forestières, l’étrangeté des nuits à la clarté du rêve, des arabesques de feuillages, la couleur rouge comme un cri, parfois, des herbes bleues ou des paysages aux confins de l’abstraction… Le titre Noir au fond laisse penser que la surface sera bien différente du « fond » (faut-il entendre ici arrière-plan ou fondement ?) : noir fait brûler tout l’éventail de la lumière.

Avec ces gravures dialoguent 26 poèmes, dont chacun, bien souvent, occupe quelques pages. Le tout premier s’intitule « Le noir du fond », comme s’il venait expliciter le titre d’ensemble. Le vers initial en témoigne à lui seul : « C’était noir au fond de la couleur ». Il s’agit-là d’une nuit paradoxale, d’une sorte de chaos originel : un « noyau de vie » et même un « noir de lumière », ou encore « le père et la mère de ma nuit »… Noir ressemble à la matière informe qui nous soutient, à cette « chair du monde » que nous sommes foncièrement. S’il est urgent de « porter au jour mots et couleurs », il nous importe de rester conscients du fait que tout ce « qui nous arrive nous est venu du fond », d’un noir encore nommé « envers du ciel ». Il n’est ni lumière ni couleurs sans cette nuit abyssale qui leur permet d’éclore, avant de les refondre en son giron. Il semble ici question de ne plus redouter l’ombre sans fond, afin de vivre vraiment : « je ne lâche pas prise je deviens / le fond du fond dans le noir ».

À travers cette forte exploration du noir s’offrent à nous, tout au long de ce livre, des poèmes réflexifs sur la peinture, la gravure et l’écriture. Les couleurs y livrent un « cri muet », semblable au « bruit sourd de la mer », plus puissant, par exemple, que le désespoir de « Vincent ». Dans ce voyage au pays du soleil noir, la poète des couleurs n’est jamais vraiment seule, d’autres artistes sont convoqués : des peintres (outre Van Gogh, Georges de la Tour, Giorgione, Munch, le Maître de Moulins, Zack…), des poètes ou écrivains (Henry James, André Dhôtel), un photographe, un cinéaste…

Rien ne nous est épargné : réveiller la lumière du noir, c’est d’abord accepter de côtoyer la mort. Rendant hommage à des artistes disparus, Marie Alloy ne craint pas d’aller lire « dans les yeux » du peintre Jean-Gilles Badaire la « peur » ou « la soif / d’en finir », ni de scruter ses « vanités sorties du noir / comme d’un cahier d’enfance » et sa peinture « hantée de crânes », lue comme un « Purgatoire ». Ailleurs, elle s’adresse à son amie Maria Helena Vieira da Silva, lui promettant un « domicile sur les chemins qui revivent / (chemins de toile au clavecin des couleurs) ». Elle célèbre également le poète Jean-Paul Hameury mais n’oublie pas les défunts anonymes, ceux qui n’ont pas laissé de traces, comme ces « migrants » dont la couleur est celle d’un « effacement progressif ». De nombreux poèmes portent la marque d’un sacrifice dans le « chaos », – parmi les ruines, le sang versé, les blessures profondes, l’entaille des « grands couteaux de l’aube » et celle du « couteau dans les remous » que la « Nuit » forme aussi – mais cette trace sacrificielle est transmuée par l’art, retrouvant son sens initial (rendre sacré) par la grâce de la persévérance : « Je caresse la toile en tous sens », « j’accueille ce jaune venu de la nuit »…

Persévérer, pour Marie Alloy, c’est un essai d’épousailles sacrées avec le temps, pour recueillir dans ses paumes d’artiste les paradoxes qui nous échappent d’ordinaire : le « fleuve » « s’en allant » est « pourtant sans début ni fin » ; les jours « ruissellent » si « chaque seconde » est « éprise du temps » ; les couleurs et les mots reçoivent « la claire douceur de la nuit éternelle » : « J’aime ce mot toujours même s’il ne veut rien dire ». Le temps cesse d’être d’une abstraction : il prend consistance dans la peinture et dans les mots, il est « couleur d’humus / de boue de fleuve de limon des rives ». Sur la toile, la plaque à graver ou la page, il marie les saisons, rendant la « neige » « rouge », versant les « branches glacées » comme un « vin noir ». Il s’agit avant tout de « poursuivre l’enfance » qui « te féconde » : « Dans la lumière s’offrait / comme un pays d’enfance / un chemin prodigue ». En retraçant le « pont » d’enfance, « la peinture n’en finit pas / de se surprendre ». L’aube « fragile et douce » devient perpétuelle, auréolant le quotidien.

Cette sacralisation du temps rapproche le geste de l’artiste d’une sorte de prière. Marie Alloy célèbre ainsi l’« Office de la neige », « la calme communion des présences », la « paix » qui « est toujours à hauteur du regard », « la litanie de l’aube »… Et « le dieu de la merveille » reste « plus fort que le monde », divinité d’enfance dressée « à la pointe des fleurs ». Les mots et les couleurs du noir deviennent des offrandes : « Nous reste à les offrir au vent / à l’air ces poèmes / ou au premier passant du jour ». La foi s’affirme dans ces pages, le verbe « Croire », en italiques, se répète abondamment dans le poème « De plein ciel », même si « voir », de toute évidence, lui est encore supérieur : « On voudrait voir la réalité et ne plus croire / qu’à ce qui est à cet instant ». De fait, la vraie foi s’adresse au seul présent, au seul réel, à ce fond qui n’en possède pas.

Dans cette profondeur, Marie Alloy entend se relier à tout, en particulier aux lieux aimés – les « Jardins de Roquelin », les « bords de Loire » –, tout en déplorant que le monde soit devenu un ensemble d’« enclave[s] » et en souffrant de tout cœur avec cette « foule affamée, dans le nord de Gaza, parmi les morts », sur laquelle on a tiré. Cependant, il subsiste chez elle une « enveloppe de confiance », « qui ne sauve que l’amour des lieux », c’est-à-dire l’essentiel. Et de même que le temps s’allonge, tend vers l’éternité, l’espace s’amplifie, se confond avec l’immensité de la conscience, celle d’un cœur embrassant les douleurs éloignées, invisibles : « Au loin des enfants meurent sous des gravats. / Qu’est-ce qu’au loin ? Tout près ? »

Si profond est ce noir qu’il se retourne en tous les sens, s’incline et se reflète : « Dans l’eau obscure de nos regards / toute la nuit s’est renversée / Dans l’ombre brillent deux pupilles / Dans une flaque se mirent deux étoiles », afin d’exorciser la « terreur » du « noir avant l’éveil », « infime » désormais. Les mots creusés par cette lumière noire se purifient « de ce qu’ils n’ont pas vu ». Il y a toujours, en poésie comme sur la toile, de l’infini qui se prépare, « au large du large ». L’accueil cherche sans cesse à s’élargir. L’ombre insondable est un nid pour ce « jaune de Naples » qui luit comme un « soleil du monde ». Le fond de mystère où tout s’écrit et se dépeint n’a d’autre but que la célébration de la nature et de l’amour : l’ultime poème est un « Magnificat »…

 

Joëlle Abed, Lunettes et autre buée, poèmes et photographies de l’auteure, éditions Gros textes, 2024, 93 pages, 9 €.

Si le texte de quatrième de couverture évoque explicitement les parents disparus, dans la douceur déchirante propre aux souvenirs, le titre de ce petit livre, lui, s’offre comme une énigme, qui peu à peu s’éclaire sans jamais se réduire. Nous en découvrons une première version à la page 42 : « retrouvé sa seconde paire de lunettes / […] / tourné le doigt mouillé / les pages des visages de rechange / sur l’écorce des arbres de la ville // ses lunettes ne vont sur aucun ». De fait, dans les mots de Joëlle Abed, les arbres (ceux de la ville et surtout du « jardin ») sont des témoins fidèles, sur qui se pose une « chanson » assez humble pour « bercer les fougères » de la terre où les défunts reposent. Sur ses photographies, ce sont aussi les arbres qui chantent les absents : par les yeux qui s’y dessinent, par l’écorce déroulée comme un parchemin, gravée de visages hagards ou méditatifs, par le labyrinthe de branches tortueuses, tendues vers le « dernier étage » des « nuages », par leurs bras amoureux, par l’élan flou du vent, par les oiseaux sculptés des troncs… Et dans les mots, un foisonnement d’oiseaux vient prolonger les arbres, âmes volantes mais toujours incarnées.

L’énigme du titre refait surface à la page 60 : « je ne sais si les oiseaux pleurent // mais alors d’où viendrait / cette buée / sur leurs lunettes ? » Le secret demeure : les larmes brouillent toute la vue, celle des présents comme celle des absents ; la poète elle-même – les autres vivants aussi – devient aussi « floue » que « le vent dans le chêne » ou qu’un simple mirage : « de quoi sommes-nous le reflet ? / de nos arrivées / de nos départs // poignets meurtris dans l’entre-temps / à frotter sur la tache du flou // ou serait-ce donc de l’entorse / de la lumière d’avant la naissance ? » La mort rend plus visible la buée dont s’enveloppe l’existence entière, cette « nuit » où « le jour se réveille ». Des lunettes, on passe d’ailleurs aisément à ces « petites lunes » dont la poète se sent « remplie ». Le moi tâtonne dans son propre brouillard, réduit à n’être que l’écho de plus vastes que lui : les mouvements du temps et ceux de la lumière.

Dans cette vision brumeuse de Lunettes et autre buée, la vie s’étire dans tous les sens, laissant entrer ce qui lui est le plus étranger et nuisible : « la mort ne fait rien seule / nous lui tenons la main et voilà / qu’elle a décoiffé / tout le bleu de votre ciel d’enfance ». L’espace-temps s’élargit, ses frontières vacillent entre passé et futur, absence et présence, extérieur et intérieur : « le sang n’a plus de bords » ; « les portes du ciel / grincent / ou bien ce sont les geais ». Les souvenirs se faufilent sans quitter le présent : « mon babil a cherché son nid / […] / sur la traverse basse de la table d e chêne // il cherche encore son équilibre / sans balancier ». Toute identité est incertaine - la mère devient plurielle (« elles faisaient ça aussi les mères / se taire / la nuit / se taire »), comme le moi lui-même : « moi et moi d’avant / à bord de la salopette / on se fait une petite place / et on se parle d’une poche l’autre ».

Alors le corps apprend à se défaire de son propre contrôle, à se laisser pétrir par ce que vie et mort trament ensemble : « la mort ne fait rien exprès / sauf la main » ; « sont venues me voir mes mains / un après-midi à seize heures / sans prévenir ». Très présentes dans ce livre, les mains ne font pas qu’écrire. Elles recousent ou décousent le fil du temps, « flottent » « sous le puits oublié », recueillent des « roses fanées » avant d’aller « planter quelques rosiers », changent avec joie « les taies d’oreiller » comme on tapote « le genou des anges dessous leurs plumes ». Surtout, elles posent « sur la tombe » « un cri entre deux brins », sans retenir la chute, toujours possible : « je sais bien grimper au sommeil / mais pas en redescendre / […] / alors au matin je tombe je tombe ».

Pourtant, la mort n’est ici que de passage. La mémoire du poème l’embrasse : « non / je ne me retourne pas // c’est le temps qui le fait ». L’humour s’invite aussi, avec ce naturel que possèdent les enfants : « ils s’accoudent à nos fenêtres / les arbres / commandent une grenadine / avec une vraie paille ». Rire et tristesse se nouent l’un à l’autre, attentifs à l’invisible : « visite au cimetière / les yeux écarquillés d’avril ». L’enfance rejaillit par bribes, celle des souffrances silencieuses (« elle aimait aussi peut-être ne pas me connaître / car je ne serai pas un garçon »), des questions insistantes (« sur qui construit les ponts / si vraiment ils tiennent  »), des hontes éphémères (« ne ferai plus ça te prendre / le rouge de ton sac et te le rendre / abîmé »)… Elle enjambe le temps, rejoint la perte au plus poignant : « depuis notre arrivée / un papillon noir et blanc / ne répond rien lorsque je lui fais remarquer / que pour être l’âme d’elle / il ne doit pas oublier ses chaussures à talons ». La poète nous embarque dans ce monde étrange et familier où nos cœurs et nos corps reconnaissent leurs bleus sensibles, leurs tunnels noirs, le rouge qui monte aux joues et leurs éclats de rire. C’est à eux seuls (et non à nos raisons) que la poète s’adresse.

Lisant ces poèmes d’une grande subtilité, on ose à peine les commenter. On passe à côté d’eux sur la pointe des pieds, on frissonne de franchir l’au-delà et d’en revenir plus légers, profondément remués : « maman chante la vie / après la vie // et c’est mieux caressant ». On frémit de pleurer toujours en souriant : « le soleil m’a donné la patte / et m’a trouvée gentille / maman était toujours morte ». L’âme des deux êtres aimés s’infiltre partout, dans le paysage comme dans le corps qui écrit : « elle s’est installée dans le genou ». Elle poursuit sa tâche sans faillir : « depuis dessous la terre / elle cousait aujourd’hui / l’oiseau avec son ombre ». Joëlle Abed écrit ses textes comme une réponse enchantée aux lettres secrètes de ses parents, du « papier griffonné d’une adresse vague » trituré par « Ma » aux « nuages » d’où « Pa » laisse « rouler » son « crayon ». Si elle hésite entre mourir et naître (les deux se tiennent fermement la main), c’est toujours la seconde qui l’emporte : « j’essaie de naître / selon ce qui se fait ».

Il faut lire et relire Joëlle Abed, se mettre à l’écoute de sa voix singulière, qui embrume pour mieux voir, qui déconcerte pour réconcilier - avec les ombres qui nous peuplent.

 

Dominique Chipot, Le maître est parti avec les oiseaux – Roman-Haïku, avec les illustrations d’Anna Maria Riccobono, éditions Pippa, 2025, 119 pages, 20 €.

Ce roman original est écrit par un spécialiste du haïku, poème japonais bien connu de nos jours mais dont l’histoire ne s’inscrit pas forcément dans les esprits. Dominique Chipot, lui, a non seulement étudié celle-ci mais il a lui-même écrit des haïkus et cherche par différents moyens (dont des ateliers) à transmettre sa passion pour cette forme poétique singulière.

Ce petit livre nous raconte la vie du maître Ryota Kaze, né en 1950 et mort en 2022, qui initia au haïku d’abord la jeune Ayako, dont il a épousé la mère, pour « détourner ses idées sombres », puis quatre jeunes orphelins qu’il recueillit et à qui il prodigua une grande affection : Jules, Maxime, Paul et Océane (dont Dominique Chipot est à son tour devenu le disciple). Tout en leur apprenant les règles traditionnelles du genre,« Kaze invitait ses élèves à ne percevoir le monde qu’au travers de leurs sens ». Les haïkus viennent régulièrement ponctuer la narration pour la suspendre dans un espace-temps condensé, où règne un climat particulier, celui d’une émotion instantanée. Une émotion saisie sur le vif, qui laisse ainsi la trace intemporelle de son passage et nous émeut à notre tour, en dépit ou à cause de son ancrage dans la banalité du quotidien :

Solitude –
l’éclat noir du téléphone
dans la nuit
(Sumitaku Kenshin)

À la fois léger et inspiré comme les oiseaux avec lesquels l’âme du maître s’est élevée et envolée, ce roman nous imprègne d’un univers sensoriel, qui oscille entre le merveilleux et le prosaïque. Il nous raconte ainsi certaines disputes entre disciples, par exemple quant à l’usage politique que Maxime peut faire du haïku. Il regorge par ailleurs d’informations sur ce genre poétique, sur les différents maîtres qui l’ont pratiqué, sur la manière dont il a pu chercher à se transmettre à cette époque et encore maintenant, au Japon comme en Europe. Le livre s’achève en présentant l’esprit dans lequel a été écrit ce « roman haïku », avec quelques renseignements succincts sur l’auteur, puis en proposant un « Lexique » très fourni de termes japonais et de références.

On peut dire que l’auteur est parvenu à une osmose entre son récit et ces suspens poétiques. D’abord, le roman est tout entier conjugué au présent, alors même qu’il obéit à une alternance entre le passé (l’histoire du maître) et le présent à proprement parler (l’héritage qu’il laisse à ses quatre disciples). De plus, c’est tout l’enseignement du maître qui se distille au fil de la narration, dans les dialogues entre les disciples. En outre, nous entrons dans l’intériorité du maître et de ses sentiments profonds pour la mère d’Ayako, la variation de ses émotions aussi. Enfin, le récit n’est pas lui-même exempt de descriptions évocatrices, qui font appel à tous les sens des personnages comme à ceux du lecteur qui s’y projette. La simplicité de quelques illustrations en noir blanc, réalisées par Anna Maria Riccobono, contribue à cette harmonie d’ensemble.

Nul doute que les amateurs de ce genre poétique y trouveront leur compte !

Je questionne le vieux pin
le vent me répond
de vivre l’instant.

 

François David, Grain de livre mitonné et offert, achevé d’imprimer en calibri

François David a longtemps dirigé les éditions Motus. Il est aussi poète et a beaucoup collaboré avec son compère, l’artiste Henri Galeron. Généreux, il lui arrive d’offrir ce qu’il appelle un Grain de livre, non commercialisé, qui se présente sous la forme d’un leporello sur beau papier. Le premier, intitulé J’aime la vie, est par exemple imprimé sur vélin BFK Rives.

L’originalité de ces tout petits ouvrages intemporels - seulement marqués par la trace d’une saison (« dans le vivifiant hiver » pour celui qui vient d’être cité, « au printemps renaissant » pour le second, qui s’intitule Coussinets de velours) -, tient au fait qu’il ne cherche pas à les mettre en vente et qu’il y exerce une pleine liberté : François David prend ainsi en charge tous les moments et tous les aspects de la création, depuis la conception jusqu’à la mise sous enveloppe, en passant par l’écriture du poème, sa mise en page, son impression, son rainage, son pliage, sa mise sous cellophane, jusqu’au petit chat en gaufrage de Coussinets de velours et au poème imprimé sur l’enveloppe.

Le poème est imprimé au recto et au verso, en noir ou en couleur. C’est un vrai présent, aux deux sens du terme, à la fois simple et précieux.

François David peut en envoyer un exemplaire aux lecteurs qui en auraient l’envie sincère et qui le lui demanderaient sur son site, où il est facile de lui laisser un message. En voici le lien : https://francoisdavid.fr/

Extraits

J’aime la vie

« d’aimer à l’envi être en vie

Monsieur le bourreau encore un moment

encore un peu de vent

de vert »

Coussinets de velours

« la

vie

file

fébrile

facile

difficile

semblablement »


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