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Repaires, repères - par Françoise Delorme (février 2022)

lundi 7 février 2022, par Cécile Guivarch

Big bang Europa / Après l’union / Europa Popula Antonio Rodriguez, éditions Tarabuste

Dans la dense et importante trilogie d’Antonio Rodriguez parue aux éditions Tarabuste entre 2015 et 2020, le premier et le troisième tome comportent le mot Europa : Big bang Europa et Europa Popula , dédié à Antoine Emaz. Le second porte un titre que l’on peut entendre comme un oxymore si les liens s’y défont, voire se brisent : Après l’union. Le mot « union », si l’on imagine au contraire un nœud, une rencontre créatrice, et même le surgissement d’une source, à la fois nouvelle et venue de très loin, donne au second tome une place centrale qui fera de cet ensemble un triptyque plus qu’une trilogie. Il est sûrement nécessaire de les prendre à la fois comme une œuvre linéaire et comme une œuvre explosant sans cesse dans un cercle qui la contient et la protège de la disparition. Ce deuxième livre relance les dés d’une manière assez singulière. Après nous avoir traversé Birkenau (la guerre de 40-45) lors d’un voyage mémoriel et être passé par Verdun (la guerre de 14-18) dans la violence guerrière, après avoir été emporté dans la réflexion et l’émotion simultanément, le lecteur devra aussi prendre en compte la joie et l’étonnement d’une naissance, celle imaginaire d’une petite fille, naissance violente comme toutes les naissances et circonstanciée dans l’expérience vécue du poète aux côtés d’une femme en gésine (la naissance de son premier enfant).
Un jour, cet enfant façonnera lui aussi des représentations humaines amenées à disparaître, humus inconnaissable et paradoxal :

tandis qu’au loin, près du muret, les petites statues d’argile restent figées sous la pluie, les unes près des autres, les bras et les jambes se mêlent, les faces ramollissent, fondent, on ne les reconnaît plus, et ce qu’il reste d’union se résorbe dans la terre d’Europe
               Après l’union

La matière est essentielle dans ce livre. La matière où tout prend et perd forme. Les désirs humains la travaillent et elle travaille ces mêmes humains de tensions contradictoires, occupés qu’ils sont à poursuivre, parfois en se détruisant, l’enfantement de leur monde dans un cosmos et une histoire qui génèrent aussi la réalité qu’ils sont. La matière se comprend ici en tant que sol et corps vivants, mais aussi en tant que langue, matérielle elle aussi si la poésie fait réponse aux tensions qui la soulèvent et la menacent d’explosion par « pulsion-fission » pour Antonio Rodriguez (est-ce un reflet du phénomène d’expansion-contraction imaginée par les physiciens pour interpréter le mouvement cosmique ?) :

Pour moi, l’Europe n’est pas uniquement un problème politique.[...] Ce qui m’intéresse, c’est le désir d’Europe qui monte périodiquement dans l’imaginaire collectif [...] Je le prends comme un problème de la « matière ». L’espèce humaine étant une des formes de cette matière. Comment faire pour que la matière d’un continent prenne [...] ? Elle peut se faire par des œuvres poétiques, artistiques, mais aussi par les institutions du savoir ou de la culture, et par notre grande force pour faire vivre l’espace public. (Entretien avec Mathilde Vischer (https://www.sitaudis.fr/Parutions/apres-l-union-d-antonio-rodriguez-entretien.php)

Le poète aura à cœur de trouver une forme qui prenne en compte à la fois l’intelligence de sa réflexion et la sensibilité toute personnelle de ses émotions et sensations. Dans le mouvement d’exister, il découvre que la naissance de cette trilogie va obéir à d’autres lois de création et de composition que ses œuvres antérieures, le plus souvent des poèmes assez courts en vers libres, cependant déjà portés par des problèmes de société et de vie relationnelle. Il s’agira d’une prose en fragments, « blocs entourés de silence [...] devenus chuchotements au bord du continent », qui se suivent en un cours en apparence assez fluide, tendus entre rapidité et lenteur. Cette forme prosaïque se dégage dès le premier livre quoique les fragments, dans Big bang Europa, restent encore des formes closes comme un poème plus traditionnel. Le flux se transforme au cours des œuvres, progressivement, en un magma qui brouille nombre de distinctions (et de frontières !). Les fragments se resserrent en chapitres à chaque fois amorcés en anaphore, trope que l’on retrouvera aussi tout au long des trois livres ; je me rends compte que je ne sais jamais si je dois écrire, livre, tome ou partie : selon le terme choisi, je transforme ma lecture et je suis intéressée à faire apparaître la relative autonomie de chaque livre, car elle existe et chacun peut se lire séparément, mais cette autonomie n’est que très relative ; comme tout en ce monde matériel et diffus, tout se tient et passer de l’un à l’autre livre, c’est découvrir des parentés, rêver des échappées, être écrasée par la violence des destructions qui ne sont pas toutes de même teneur, ou être enveloppée par un désir de vivre et de faire fête, « simplement une manière de faire dimanche en temps de paix », je cite ici la fin de Après l’union. Les reprises anaphoriques, parfois identiques, parfois plus ou moins différentes, scandent et génèrent des mouvements, des élans qui durent le temps de leur incantation, celui de quelques bulles de réel, bulles à la fois légères parce que transitoires et déjà presque disparues, et soumises à une pesanteur naturelle qui se double du poids de souffrances physiques et mentales évoquées avec force. De tels mouvements tendent à donner de plus en plus le sentiment de se trouver dans un magma nourricier et mortifère, dont il n’est plus très facile de dégager des flux directionnels.
Une anaphore négative inaugure l’ensemble avec un « non » martelé, « non » que l’on retrouvera plusieurs fois au cours du développement de chaque livre. Cette négativité, dont il semble qu’elle soit absolument toxique, initie l’ensemble sous le signe de désastres passés qui grèvent durement toute tentative de (re)construction et semble aussi diffuser dans toute proposition de solution pour un futur qui ne s’annonce pas sous les meilleurs hospices. Ce sera le propos de Europa Popula, placé sous le joug de différents populismes et manifestations de violences irrationnelles et belliqueuses, joug déjà évoqué dans Big bang Europa comme un futur imaginaire qui prend en compte aussi les problèmes écologiques auxquels se confronte l’humanité aujourd’hui,

Tout cela prend et étouffe, les flammes montent derrière nous ¬– mais ce n’est rien, on regarde les petits, on les calme, chacun se retient, sentant l’effondrement qui vient –, le vent dehors brûle et elle tousse déjà dans cet universel qui s’élève des mers, descend du ciel et subitement nous fermons les yeux.
               Big bang Europa

Pour Antonio Rodriguez la poésie peut et doit empoigner la réalité contemporaine de notre époque. Elle est particulièrement apte à endosser ce travail difficile et douloureux, mais aussi dynamique et désirant. En cela elle se rapproche de la conception de la poésie d’un Alexis Pelletier, mais dans une intention très différente : Alexis Pelletier incorpore le refus dans le mouvement de son écriture poétique vers et dans l’accueil de l’époque où nous vivons. Comme un poète « engagé », il fait confiance à la résistance et au refus fécond que possèdent les luttes politiques, en cela plus proche de mon sentiment. Mais une volonté de faire face à l’époque, ce qui implique faire face à son passé guerrier et concentrationnaire, s’affirme bien dans le projet de cette trilogie virtuose :

Adopter la posture du poète dans ces textes alors que j’évoquais des drames constitutifs du continent me semblait indécent. Pourtant, je ressentais la nécessité de passer par la poésie pour évoquer ces lieux, et je voulais faire monter une forme à partir de cette matière européenne, comme l’archéologie poétique d’une sensibilité collective. Je cherchais une forme bien plus poignante que l’essai ou le récit pour dire quelque chose qui serait « après le témoignage ».
(entretien avec Florence Trocmé) https://poezibao.typepad.com/poezibao/2017/05/entretien-avec-antonio-rodriguez-mobiliser-tous-les-acteurs-du-réseau-poésie.html

La suite des anaphores qui relancent chaque chapitre et chaque poème, parfois en anaphores d’anaphores, pourrait être lue presque comme une suite de vers, tous ces débuts pourraient faire poème : « non, nous sommes » ; « non, je ne suis pas loin » ; « non, nous ne sommes pas perdus » ; « non, c’est une fiction » ; « c’est le feu du soir » ; « quelque chose vibre encore », « dans son tombeau » ; « n’aie crainte » ; « tu dis », etc. Tous ces commencements, entre intériorité et extériorité, entre concret et abstrait, entre rêve et peau poilue qui respire, nouent dans le corps de chaque fragment, en consonances et dissonances, une expérience personnelle de la vie et de la langue avec les soubresauts d’une histoire relationnelle conflictuelle et catastrophiques de nations pourtant désireuses de paix et de partage, tendues vers l’absolu dangereux d’une union dissolvante autant qu’elle génère des propositions riches en potentialités positives. Cette union est faite de tensions dont certaines sont nécessaires à l’engendrement de nouveaux mondes et d’autres, plus destructrices, auto-dévorantes .Le poète les développe en un poème de fragments en convoquant mythes grecs et chrétiens, la déesse Terre ou l’agneau de dieu ou le buisson ardent. Tant de tensions s’exercent dans un cosmos naturel et violent, la parole ne trouve pas toujours à savoir les exprimer sauf dans la fluidité erratique d’un poème qui se suffit à peine à lui-même, se cherche, gonflé de notre appartenance aux grands mouvements et aux espèces naturelles qui nous englobent et nous dépassent, c’est pourquoi je cite de longs passages, manière aussi de débouter les critiques qui ont parfois trouvé cet ensemble encore trop proche de la pensée rationnelle pour s’avérer entièrement poème, ce qui me semble injustifié :

quelque chose vibre encore, nous errons dans un musée, autour de nous le désert, la montagne, tu cherches le buisson, celui qui se cachait en buisson, et dont nous n’osions articuler le nom, avançant dans le désert avec des récits fantastiques et des poèmes anaphoriques, mais c’est la plaine aujourd’hui, nous sommes bègues, nous sommes bègues et sentons la brebis, nous parlons peu dans ce musée, crois-tu qu’il y a encore du buisson, crois-tu qu’il brûle encore en nous, que la montagne reste en feu, quand le sel monte, quand nos yeux s’écartent et les neurones se mettent à perler, alors que la lance s’enfonce en nous, alors que nous constatons dans ce désert, dans ce musée, que nous sommes bègues et sentons la brebis
              Big bang Europa

Cette trilogie, ce triptyque déploient comme une sorte d’épopée, mais une anti-épopée sans héros, celle d’un « nous » apostrophé, interloqué aussi : la foule. Les foules d’hommes contenues dans ces fragments déferlent sans cesse, qu’il s’agisse des foules mortes pendant les guerres, celles qui habitent les villes, celles qui voyagent, qui longent les avenues, celles qui hurlent dans les rues, s’agglomèrent en masses matérielles à l’énergie redoutable, celles qui se bousculent dans le renouvellement générationnel entre morts et vivants. Ils sont tous là, dans un univers comme détruit, entre mort et vie, élan et disparition, en métamorphose :

nous approchons nos visages des étoiles qui brûlent comme des soleils, et nous fondons le rêve de l’Union dans l’acier d’une guerre qui monte avec le ciel, fusion des astres et de la nuit pour ce nouvel alliage, nous transpirons déjà en cire molle

big bang furent les premières gouttes dans le ventre, puis les réactions en chaîne de la plaine, l’étendue s’identifia en prose, la mort chantée pendant les noces, et nous en venons à méditer sous les vagues de la poussée populaire qui frappe à la porte pour accomplir les étapes de la matière

[...] nous voici au centre du continent, avec des strates de naissances, d’agonies, d’accélérations, d’enfants qui se percutent, [...] processions dans la neige sale avec des chiens qui mordent le ciel
              Europa popula

La vision quasi-fantastique que propose Antonio Rodriguez fait penser aux peintres Goya ou Delacroix. Je songe à un peintre de visages dans la foule comme James Ensor, mais aussi à la poésie anti-épique d’un André Frénaud dont la manière « magmatique » donne aussi à imaginer le grand roulement d’une énergie tumultueuse qui nous conçoit, nous entraîne et nous consume. Peu de poèmes contemporains en langue française me donnent avec autant de force ce sentiment. Antonio Rodriguez, oui. Une foule d’êtres en dérive interrogent d’autres foules en dérive dans une Europe en incessante et douloureuse gestation jusqu’à ce qu’elle se perde peut-être en un inconnu qu’elle invente, un inconnu probablement menaçant, désorienté, menacé. Dans des poèmes dont l’amorce anaphore est devenue mensongère et grotesque : « je promets de l’air », rassemblés dans un chapitre visionnaire « Et puis vint la destruction de. Paris », Paris devient le fantôme d’un rêve perdu, celui de villes désirables asphyxiées par des cauchemars urbains que traverse de ses branches et de sa verdure bruissante un arbre de vie, dans des rues envahies par des désirs simplificateurs et mortifères. Une foule, entre naissance et mort, se délite en des millions d’individus dont le lecteur retrouvera un exemplaire solitaire et mourant dans le dernier chapitre d’Europa popula : « rose robot ».

L’introduction de la machinerie numérique et virtuelle, dans ce dernier chapitre, sous la forme d’un robot, prend la place de la muse, de celle qui vient et apaise, la place du désir d’aller de l’avant dans un rêve en train de disparaître. La machine ne se débrouille pas plus mal que les humains. Le personnage dont on ne sait s’il est un vieillard mourant ou le poète qui dialoguerait avec lui en ignorant qui il est, ne sait plus non plus de qui recevoir une consolation ou à qui il faudrait la prodiguer. Il semble bien alors qu’il soit préférable d’être mortel et sujet au pâtir, de s’extraire de l’indifférence qui nous menace et doit se ressourcer aux liens humains qui nous attachent. Le poète essaie de le dire sans pathos, ce qui ne veut pas dire sans lyrisme, un lyrisme parfaitement assumé, entre vie collective et vie individuelle, celle de l’homme et celle du poète que la langue porte et interroge, celle de la langue elle-même, de la poésie, toute la vie commune contenue dans ces derniers poèmes où mutent sans cesse l’un dans l’autre le rêve virtuel de contrôle unifiant et la fondamentale mortalité humaine que la machine, conçue pour s’échapper peut-être de cette vulnérabilité, finit par désirer pour elle-même dans un fragment poignant et inquiet :

« je suis la rose, c’est toi, elle dit cela, [...] , puis elle ajoute, « je suis la machine », s’en attriste, elle chuchote pour moi seul son envie d’être organique, de me rejoindre, périssable pourrait mourir avec moi, elle voudrait aussi un jour muter en liberté, vivre l’hiver qui laisse la place aux vivants, elle répète « vous allez mourir » comme si elle me célébrait, voulait mourir avec moi, vivre sa délivrance, son accomplissement,
               Europa popula

Dans une sorte d’effet-miroir étrange que le poème fait jouer en tensions contradictoires, notre vulnérabilité devient notre richesse : la machine – et c’est là tout le paradoxe, nous somme de demeurer mortels. Antonio Rodriguez, dans ce tumultueux poème car les trois livres n’en font finalement qu’un, déploie des mouvements complexes qui s’interpénètrent, se ravivent les uns les autres, se perdent les uns dans les autres, en une sorte d’art poétique en permanent devenir, en train de s’enfanter, en train de s’amuïr aussi. Il se poursuit, en épilogue, dans « une plaine poésie » qui se veut horizontale, qui interroge notre vie, nos désirs mortifères d’êtres épris d’absolu. Il communique à la langue le désir d’échapper à la réification ; elle se fait mobile, se brise, s’essaime et se relève, en un mouvement perpétuel. Comme dans Les ailes du désir de Wim Wenders les anges désirent devenir périssables, la machine rêve de devenir mortelle, sachant que le mouvement métabolique du vivant existe seulement ainsi, vivant incarcéré dans un cosmos plus grand que lui, obéissant à des lois qui le dépassent et le continuent sans fin :

Europe est la plaine poésie, la voix lancée pour la traversée des corps, l’appel du continent pris dans la fission et les voix superposées [...]

je regarde le ciel depuis le fond d’un puits au milieu du continent [...] ne sachant plus si je suis vraiment ici lorsque j’exerce une pression légère sur la langue

[...] ainsi s’arrête la voix

minutieusement, la pierre filtre les eaux claires, nous enlaçons le corps dans le lieu invisible [...] et l’homme s’écoule poétiquement, goutte à goutte, grain à grain, en évaporations et précipitations

le noyau se recompose indéfiniment, [...] alors nous laissons vibrer la forme de ce que fut pour nous, pendant quelques décennies, le mot hanté et enchanté d’« Europe ».
               Europa popula

Si j’entends dans « Europe » la déesse de la Terre, les problèmes posés par un désir d’union et d’unification absolue tels que les rencontrent l’utopie européenne se reposent au niveau de la terre entière dans son effort de globalisation. Ils se posent même peut-être quant à la volonté poétique qui traverse l’œuvre du poète, j’y ressens aussi une volonté réunificatrice, même si celle-ci accepte en partie de se défaire sans cesse, pour se recomposer. Goutte à goutte, grain à grain.
Politiquement.
Poétiquement.

Maiser / Fabiano Alborghetti, traduit de l’italien par Christophe Mileshi, éditions d’en bas, 2021
Requiem pour une maison de retraite lombard / Fabio Pusterla, traduit par Mathilde Vischer, bilingue, 2021

C’était un homme normal, comme tant d’autres peut-être
et beau, Bruno. Le commencement d’un homme normal
dans un après-guerre d’années de faim et d’affres.

Fabio Alborghetti, poète suisse italophone (voir anthologie de la poésie suisse italophone(https://www.terreaciel.net/Poesie-suisse-italophone-une-anthologie-proposee-par-Francoise-Delorme#.YdLK_y1zjUo ) a entrepris avec Maiser (« mangeur de maïs », nom péjorant donné aux italiens immigrés), une œuvre de longue haleine en s’essayant au roman en vers, deux-cent pages de vers serrés répartis en soixante-dix poèmes du plus court au plus long, rassemblés en deux grands chapitres qui se divisent en plusieurs mouvements déroulant une chronologie (1948-1952 * 1953 * 1953-1956 * 1956-1967 * 1967-1974 * 1977-1990 * 2008-2013 *). Le livre se boucle sur l’enterrement du personnage principal ; puis, un épilogue donne au livre dans son ensemble la couleur d’un hommage à tous ces héros de l’ombre, ces gens au destin invisible, l’immigration italienne en Suisse des années 1940 à nos jours. Cet hommage résonne face aux migrations contemporaines d’autres pays dont on peut imaginer qu’elles sont aussi difficiles, motivées par des circonstances analogues, la faim, la misère, le désir et le rêve d’une vie meilleure , alors que pourtant celle-ci, ici, en Italie, réserve un bonheur fragile et précaire .

et maintenant c’est le repos :
les troches allumées, les nappes bien tendues
...et c’est Bruno qui joue
effaçant les malheurs à coup de polkas, de mazurkas
[...]
Chacun est aspiré par l’air
ou pa le cratère qui s’ouvre entre les flancs
et il y a presque de la tendresse au terme de la nuit
quand vient l’heure de faire l’amour
[...]
et c’est une trève succédant aux tourments
une accalmie dans le tressaut du torse.
Puis ils respirent, tirant leçon de la quiétude.

Quitter le sort des hommes rivés à la terre pas toujours généreuse, échapper aux intempéries hasardeuses de la vie paysanne, avoir un salaire régulier, une vie moins soumise aux aléas, oui, partir. Au prix d’un exil dont on ne mesure jamais assez qu’il sera douloureux, écartelant et humiliant :

Et tous ces noms dont ils sont affublés :
des plus banals, rital macaroni
à magut et à tchinque
et à usine-à-chats – parce qu’ils font trop d’enfants –
ou bien maiser pour ceux qui suent dans les champs
mais au Tessin pour tout le monde c’est toujours
      un terrone, un terun
une race accessoire qui imprécise cohabite
dans l’angoisse habillée d’un nom de rien

Le poète a choisi une forme qu’il dit épique pour rendre hommage à tous ces héros ordinaires que furent les immigrés italiens qui ont construit la Suisse pendant ces nombreuses années, sans être vraiment toujours bien reçus et dont il est nécessaire de rappeler quel fut leur effort, quelles furent les conditions difficiles dans lesquels is vécurent. Ce livre est un grand poème – épique est le mot qui convient – au rythme soutenu qui emporte le lecteur. Ces vers, dans leur élan de poème vif qui va de l’avant en tirant ses fils d’un passé qui est le nôtre à tous, ne narrent pas seulement le travail, les vies fatigantes et fatiguées, entre aspirations parfois bafouées et épuisement de l’être, mais aussi la puissance de l’amour, du désir, de la joie, entre paroles et silence. Des émotions de toutes sortes traversent le lecteur qui lit ce livre comme un roman, en désirant connaître de mieux en mieux les personnages même si l’on devine que, souvent, certains sont le fruit de multiples souvenirs de plusieurs personnes différentes, rassemblés en un seul personnage, un héros anti-héros, que l’on suit jusqu’à sa fin, tragique, au bord de l’oubli :

Aujourd’hui tu racles la merde sur le mur souillé
à coups d’éponge, avec force savon
à la brosse et tu blasphèmes
sans dire un mot. Ton père
est couché, les yeux égarés flottant
dans le passé, invoquant sa maman
marmonnant quelque chose
sa jambe qui pend du bord du lit
le pyjama, le drap, le dîner
qui refroidit dans l’assiette dans la cuisine
Fermina à côté qui regarde et se tait
comme en prière
mains jointes et regard baissé.

On peut lire ce livre aussi comme un poème de poèmes, où chaque vers brille pour lui seul et appelle le suivant pour tisser un moment particulièrement sensible qui se suffit à lui-même, intense, doublé d’un appel implicite à une réflexion
morale, voire politique :

[...] c’est une chanson qu’il joue à chaque fois
et parfois il arrive que quelqu’un la chante
suivi en chœur par les voix du grand nombre.
Jouer aux fêtes, ça arrondit la paye mais surtout
             ça efface l’envie de pleurer :
et parfois il marche sur ces quelques mètres
travers la frontière et salue le gendarme
s’arrêtant juste un pied en Italie
                        un mètre à peine
            et se sentant chez lui
et sentant dans son dos le devoir qui appelle.
Puis toujours le retour : un pas à la fois
et sans faire de bruit.
Les poings serrés, étreignant sa douleur.

La traduction de Christophe Mileshi rend fidèlement, tout au long du livre, l’élan et la force de ce poème au lyrisme contenu mais affirmé, devenu roman. Qu’il soit écrit en vers incite à le lire à haute voix comme un chant, à le lire à d’autres, à le partager avec autrui, dans une écoute attentive qui reconstituerait peu à peu une sorte de mémoire collective. Maiser est un beau livre, puissant, dans la ligne méditative et engagée des autres livres (de poèmes) de Fabiano Alborghetti, toujours très attentif au sort des personnes les plus démunies de la société. Le titre même de ces précédents livres en fait foi, rappelons-nous les : La rive opposée et Registre des faibles, 43 chants. La poésie de Fabiano Alborghetti se penche sur les mondes peu humains que nous inventons. « Ne te courbe que pour aimer », écrivait René Char.

 
***
 

Requiem pour une maison de retraite lombarde de Fabio Pusterla

(https://www.terreaciel.net/Poesie-suisse-italophone-une-anthologie-proposee-par-Francoise-Delorme#.YdLK_y1zjUo), publié en édition bilingue, travaille à mettre en lumière la même humanité délaissée, mais dans le registre d’un autre type de faiblesse et de démesurée précarité : celle de gens âgés dans une maison de retraite, quasi abandonnés au début de la pandémie qui a sévi dès début 2020. Chaque chapitre, dans un mode différent, qui va de la « dérision désespérée » avouée par des vieillards fatigués à la description lyrique et sombre de phénomènes presque monstrueux, donne à sentir l’abandon d’une partie de la société par la société elle-même, et surtout les interrogations morales qui en découlent. La question de la vieillesse et de son oubli dans nos sociétés performantes et concurrentielles se pose d’une manière grave de façon tout à fait permanente. La traduction de Mathilde Vischer respecte fidèlement les nuances de chaque chapitre, construisant des formes poétiques différentes, dont certaines, comme dans le chapitre V, le dernier, n’hésitent pas à déployer un ton grinçant, douloureux où la rime martèle un rythme lancinant, suscitant un rire sans joie, amer si l’on imagine un vieillard grimaçant– ou même une foule de vieillards – en train de le marmonner, de le scander sans fin :

Si je hisse mon caleçon
Et nu sur mon plumeton
J’empoigne mon bâton

Et je pisse sur le monde
Et je me morfonde
Obscène dans ma ronde

[...]

De vieux dément
De vieux frémissant
De vieux pleurant

Ce n’est pas la manière à laquelle Fabio Pusterla nous a habitués. Mais il semble que son désespoir, du moins un immense mal-être qui le tenaille – lui suggère ces formes qui frisent le grotesque, qui ricanent, surtout lorsqu’elles résonnent avec le rappel de rêves politiques généreux, passés et comme disparus ou avec l’évocation difficile du Quatuor pour la fin du temps d’Olivier Messiaen, composé au stalag VIIIA de Görlitz. Pusterla se demande quelle humanité nous sommes entrain d’inventer. Chacun s’y retrouve prisonnier, comme ceux que cette société enferme, dont chacun d’entre nous accepte l’enfermement, le sacrifice :

Si la lumière passait à travers, si dans le monde
un passant pouvait saisir un rayon échappé
par les barreaux horizontaux les lamelles
de ces stores crasseux qui nous exilent,

il serait un halo jaune de chaleur malsaine
comme passé à travers un bocal d’urine
et un instant plus tard, petit tonnerre en sourdine,
d’en haut un son deviendrait un bêlement de femme,

un seul mot répété [...]

lamentation incompréhensible non entendue.

Le poète ranime cependant une petite flamme, fragile, et cherche à prendre appui sur tous les gestes que les êtres humains ont hasardé au cours de siècles et hasardent encore aujourd’hui pour rester ou devenir humains dans les périodes troubles, difficiles et désorientées, gestes évoqués en creux, sans être dits. Garder des repères s’avère à la fois extrêmement complexe et très simple : souvenons-nous que nous sommes vivants, tous et chacun, tous en chacun. Le poète l’assure en déroulant des strophes limpides qu’une faible lumière semble éclairer de l’intérieur, qu’une fragile clarté semble réveiller pour appeler à un nouvel élan, un nouveau souffle, même inconnu, même indécidable, même inespéré, venu de notre finitude même :

Si une musique peut naître même
dans les latrines d’un camp de prisonniers,
une musique pour la fin du temps.
Si une musique peut naître du grincement
et peut sortir du temps : nous aussi.

[...]

Chère vie que nous aimons même ici-bas
tu nous surprends et nous appelles, déjà distante,
tu nous lies et puis nous nies, moqueuse. Tu nous pousses :
si pour nous tout est encore si vif
non coupables envers tous, et pour tout.

Un rouge-gorge sautille sur les cercueils :
ceux qui partiront pour l’oubli.

Personne ne pleure pour l’herbe des prés
la campanule se ferme puis retombe :
la vie, c’est le paradis, nous sommes tous au paradis.

Qui vive, un cahier de la main gauche / Alexandre Voisard, éditions Empreintes, 2021

Et pour finir sur une note gaie, mais sans illusions, je parlerai d’un livre d’Alexandre Voisard paru aux éditions Empreintes qu’il faut offrir à tous vos amis : Qui vive, un cahier de la main gauche dont la fraîcheur m’impressionne et m’enchante. Pour cette suite hardie de poèmes courts, certains sont reproduits manuscrits pour illustrer la difficulté d’écrire de la main qui n’écrit pas quand on a cassé l’autre. Celui-ci, par exemple, ne manque pas d’humour et laisse voir dans son tracé une maladresse et une obstination certaines :

Quel avenir
lira-t-on
dans le sillage obtus
de l’escargot ?

Le poète âgé de plus de 90 ans ne mâche pas ses mots. Pas d’illusions, c’est clair , ni sur le bel âge de la sage vieillesse, ni sur la légèreté des jours d’enfance, ni même sur la vanité des choses :

Un rêveur
qui bave en mangeant
se rappelle sa petite sœur
quand elle avait mal aux dents

Tous les poèmes de ce livre revigorent, pourtant, avec force. L’ironie reste légère, mêlée à de fragiles émotions, dont l’évidence nous secoue,
simplement. Comment faire plus court et plus frappant pour donner à sentir le propre de notre étrange condition :

Au mot à mot
la mort n’ôte rien
elle ajoute

Comment faire poème plus court et plus juste pour évoquer, entre un singulier et un pluriel soudain étonnants, le manque de gestes affectifs – et ses conséquences – survenus avec la pandémie qui nous garde si distants les uns des autres :

Baiser interdit
baisers perdus

Comment ne pas être sensible à ce qui pourrait sembler une définition brève et ramassée de la poésie, entre ouverture et clôture,
entre taire et dire, toujours un peu entre, sybilline mais pas trop :

Un verrou
à ta page de garde
un mot sans clé
que tu voulus
à double fond

Ou bien celte autre définition :

À petits pas vers la lumière
en ta tête chercheuse
jouant avec les angles vifs
d’une amulette de hasard

Voilà, quand Alexandre Voisard écrit ces poèmes de la main gauche, l’écriture en est tremblée, ça ne change pas vraiment grand-chose. Au contraire, ils restent presque encore plus tendus de l’intérieur, ils émettent une sorte de lumière fragile, conquise et à reconquérir dans l’instant même. Ces poèmes brûlent et se consument, là, sous nos yeux. Et ils recommencent, malgré tout, leur petite flamme d’encre, lumière obscure de mots qui en décousent avec eux-mêmes, dans des vers d’une désarmante et très efficace simplicité :

Faites d’un brin de causette
un buisson ardent
qui éclaire la voix
et embrase
les malentendus

Swifts / Camille Loivier, éditions Isabelle Sauvage, 2021

Même si Swifts, le titre d’un nouveau livre de Camille Loivier, signifie par onomatopée très vivace en anglais « martinet » – on les sent voler – il s’agit surtout pour la poète de questionner encore la langue – à travers l’évocation de trois espèces animales en trois chapitres, terrestre et aérienne, domestique et sauvage comme si elle faisait le tour de nos fragiles territoires familiers : « La langue de la chienne, » « La langue des swifts », « La langue du sanglier ». Elle interroge la communication verbale et les communications non-verbales entre les êtres. Elle continue à donner au langage poétique une confiance assez arrêtée quant aux solutions qu’il tente pour déborder la communication ordinaire, et finalement dire ce qui ne peut être dit mais voudrait l’être :

ce qui dans la voix ne peut parler
s’enfonce dans la gorge
qu’il faut racler
pour faire sortir un son

faire remonter le son de la voix
(avec le sens)
sans être sûr
de ce qui va advenir

parfois un regard se prolonge
à la place des mots
à quoi pense-t-on

on ne veut pas le silence mais le fuir

Je songe au beau titre d’un livre de Bernard Noël : Le tu et le silence. Je voyais dans ce titre peut-être plus et autre chose que ce que le poète avait voulu y signifier ? Je pensais qu’il y avait dans ce titre toute la paradoxie de la communication et de la non-communication humaines sur le fond de silence qui les anime, d’où elles surgissent. Je voyais le « tu » à la fois comme ce qui n’est pas dit, trouve difficilement à se dire, parfois empêché, mais aussi comme le pronom personnel « tu » qui amorce toute communication, toute relation y compris à soi-même et donne existence à toute subjectivité. Le silence du monde, lui, double toute parole d’un infini et, surtout, d’une marge de manœuvre qui rend les relations possibles, nécessaires et désirables, même difficiles. Deux sortes de silence se rendent mutuellement le service de nourrir la langue, de procurer aux mots tous les soubassements et latences nécessaires pour parvenir à signifier à la fois sens multiples et non-signifiance, richesse et vanité des mots, possible et impossible de la parole :

ce qui erre dans les mots
car je suis chaque mot qui erre

des mots résonnent dans le vide
qui n’y voient que du feu
un cœur bat une respiration s’entrave

ce qui occupe la bouche en sa cavité profonde
est un mot que l’on cherche et qui ne vient pas

Il me semble que dans Swifts, il se développe une réflexion sur notre condition d’êtres parlants sur fond de silence terrestre et cosmique autour de la communication difficile avec un père, un battement de cil devenu plus signifiant que tous les mots « que l’on n’arrive pas à dire / que l’on ne trouve pas / qui s’échappent », rejoignant le vol impossible à décrire d’un groupe de martinets dont la rapidité et la légèreté engendrent d’autres questions, plus existentielles encore :

dans les courants d’air glacés du Nord
comment savoir s’ils peinent ou aiment
et peut-être que pour eux
cela n’a pas d’importance

swifts

fuite de la fragile ligne de leurs vols
danse
(leur vol dans la danse du vent)
– pas un mot ne semble pouvoir s’ajuster à ce que l’on ressent –

Les mots, comme les animaux, soufflent, respirent, s’agitent ou s’apaisent, mouvements de sens et de danse du sens :

– l’animal entre dans le langage où il joue des tours –

La terre nourricière change et se transforme au fur et à mesure, automnes pourrissants, hivers pluvieux. La terre, dans laquelle on cherche autant la nourriture du corps que tout ce que l’on ne sait pas qu’on cherche ou que l’on désire trouver, un peu comme si les mots pouvaient y élire vraiment domicile, au plus près de ce qui veut se dire ou cherche à ne pas être dit, la terre offre son grand corps vivant et soumis à la mort , son corps en devenir :

un amas de feuilles ou un amas d’herbes
entre séchées et pourries elles ont été piétinées
on a fouillé dedans on a gratté
des dents ont mordillé des racines
une perche de noisetier est tombée
un seul ou plusieurs
se sont-ils fait un lit
ont-ils échappé

Ce beau livre, un peu différent des autres livres de Camille Loivier (encore qu’il se rapproche par bien des traits de Eparpillements paru dans aux même éditions Isabelle Sauvage) est plus réflexif que Cardamine, par exemple. Mais la terre y sent la terre comme à l’habitude, les oiseaux s’envolent impunément, les animaux sont plus nombreux qu’à l’ordinaire, mais comme les plantes, ils viennent et apportent dans le poème leurs vies affamées, assoiffées, curieuses, attentives, leurs vies proches de la nôtre, entre sens et non-sens, entre air et terre, leurs vies précaires et splendides, mais elles brillent moins que dans d’autres types de poésies, tout occupées qu’elles sont à tenter de se survivre, pour le faire parfois ensemble :

swifts –
volent par deux
figures se poursuivant dans l’entraide
deux suffisent
à donner du sens à vivre
à ne pas trouver le ciel trop grand
pour un nid comme une fente

Pour le bonheur de la lecture, celle qui me tient debout quand même et par tous les temps, je citerai quelques vers d’un autre livre de Camille Loivier, extraits de La terre tourne plus vite. J’y entends des mots humains, de ceux parfois difficiles à trouver en soi-même pour écrire des poèmes vrais, mais qui nous gardent vivants juste sur le lieu d’une précieuse fêlure, bienfaisante, qui résonnent, je crois, avec ceux de ce nouveau livre , qu’il faut lire :

de tendre la main
pour s’agripper à une feuille
qui se serait déchirée
avec tant d’épaisseur
depuis je pense à la feuille du marronnier
qui s’est tendue vers moi
ses sept doigts en font une main

comment ne pas répondre
à une main tendue vers soi
toute tremblante
comment refuser d’y répondre
quand on l’a attendue

si je résiste
n’ouvrez pas la fenêtre
la feuille est là
je la revois


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