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Hep ! Lectures fraîches (février 2014)

dimanche 23 février 2014, par Cécile Guivarch

Quelques lectures fraîches. Coïncidence ou pas, mais ce que j’ai lu en ce début d’année tourne autour de la mémoire, du temps qui passe, de la différence, de la maladie. Mais il y a aussi la vie et le geste d’écrire qui sont bien présents !

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  • Le paysage est sans légende , James Sacré | dessins de Guy Calamusa, Al Manar éditions Alain Gorius

James Sacré écrit sur des encres de Guy Calamusa. Elles représentent des paysages marocains que les deux artistes ont connu, mais cela pourrait très bien ne pas avoir beaucoup d’importance, James Sacré écrit « l’oued Bouskoura, la rivière Vendée ». L’idée du souvenir est très importante dans ce livre, dans les poèmes de James Sacré, qui se souvient de ces paysages suggérés par les dessins de Guy Calamusa. A l’encre noire avec parfois « un léger peu de violet rose et du bleu », des paysages avec traits, ratures et gribouillis : « comme un geste vivant ». James Sacré se les approprie, il y met des mots, son écriture singulière. Il entre dans les encres comme il le ferait dans le paysage. Il en vient une réflexion sur le geste d’écrire, celui de peindre et de voir le paysage, ces trois actions s’entremêlent sous sa plume. « Quelqu’un a peut-être vu mieux que moi ces paysages ». Ce qui lie, intimement, paysages, écriture et dessin, se trouve dans le recommencement. « Si le paysage a bougé », il faut sans cesse le gribouiller, y mettre des mots, les barrer et « plusieurs fois recommenc[er] ». Une belle complicité à lire et contempler.

Quelque chose de fragile est déchiré.
Le paysage écrit, toujours
Comme trop vite. Le temps que les yeux bougent
Et tout a changé. Un attelage qui progresse
Au fond d’un grand espace de cultures
Fait oublier les courtes fleurs là devant.
Un oiseau dérive, l’œil s’écorche à l’arête
D’un pan de montagne.
Tout le solide s’émiette : un sentiment que donne de la couleur
Va peut-être retenir
Le monde et ses mots.

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  • Est-ce que cela a existé ? Chantal Ravel, Evelyne Rogniat, Jacques André Editeur

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Ce livre pose la question de la mémoire, de ce qui surgit ou resurgit, de ce qui s’efface, persiste ou refait surface. Qui dit la mémoire, dit les instants disparus, évoque les gens qui sont partis, l’enfance aussi et les trous de mémoire. C’est ainsi que se trame cette interrogation : est-ce que cela existé ? Ceci au moment où les souvenirs surgissent.

Le titre structure l’ensemble du texte et des photographies qui l’accompagnent. Autant que la poète, la photographe s’est attardée sur ces méandres de la mémoire avec des effets tantôt de clarté, tantôt d’effacement. Le texte est un ensemble de poèmes courts et percutants. Ils constituent un récit et racontent une histoire ancienne qui revient. Je découvre l’écriture de Chantal Ravel et j’en apprécie la maîtrise de la langue. Les mots sont simples en apparence, les poèmes épurés vont à l’essentiel et n’en sont que plus efficaces. Une grande place est également accordée à la parole avec l’utilisation de la voix de ceux qui font partie de ce récit. Si l’histoire racontée est personnelle, chaque lecteur peut facilement s’approprier ces vers, les transposer à sa propre expérience.

Pour épuiser la mémoire, tu marches dans les feuilles
et leur craquement docile ébruite un motif
sur lequel les souvenirs s’ajustent.
Alors affleure sous tes pas l’image insaisissable
d’un garçon étrange qui se tient dans la cour
et tu cherches son visage.

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Hervé Martin aborde ici une lointaine histoire de deuil, celui d’un frère disparu quelques mois après sa naissance. Autour de cette mort, la mère et son chagrin. Et surtout l’enfant qui reste et grandit avec ce souvenir, cette ligne d’ombre qu’est devenu son frère, « ce blanc angelot d’albâtre » et la peine de la mère recueillie sur la pierre. Le poème court sur quelques pages mais dit beaucoup en peu de mots. Une écriture percutante où chaque mot est pesé. Cela réveille tout ce que ce drame familial contient de mémoire et comment ce souvenir façonne ceux qui continuent de vivre. Ainsi avec cet opus, Hervé Martin semble répondre à Chantal Ravel : oui, cela a bien existé, même si la mémoire a gardé ce qui a frappé le plus. « il est toujours présent / dans la mémoire / de l’autre qui demeure »

Parfois ils venaient lui
avec la mère percluse
dans l’immensité du chagrin
qui perdure
et traverse les jours
infinis de la peine
jusqu’au seuil des corps.

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  • Sur un poème de Thierry Metz, Cédric Le Penven, éditions Jacques Brémond

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Je retrouve ici avec plaisir l’écriture de Cédric Le Penven que j’avais beaucoup appréciée avec Adolescence florentine paru aux éditions Tarabuste. Et c’est bien le thème de la mémoire qui semble lier mes lectures fraîches car le projet initial du présent livre a été d’écrire sur un poème de Thierry Metz, qui nous a quittés il y a déjà quelques années. Le poème présenté en exergue est un extrait de Dolmen :

manœuvre
homme qui va revenir
toucher ta nuque
sentir dessous le dormeur qui danse
c’est retrouver le dolmen
chambre des pourquoi
moraine oubliée de ton passage
manœuvre
pendant que nous discutions ici - sans peine -
querelle d’élagueurs
toi tu as placé douze aimants
autour de la table

Cédric Le Penven procède par fragment. Il décortique et déroule le poème. Lui fait écho. Il écrit sur le texte de Thierry Metz. Mais vite, l’auteur est dépassé, il va plus loin. Il se confronte aux questions plus intimes que cette écriture soulève, et tout cela en gardant en tête le destin tragique de cet « homme qui va revenir » avec « mortier gravas et bris de cœur » ou ce « dormeur / qui ne parle plus ». Il retient de ce poème les traces prémonitoires. Il le tutoie : « c’est souvent ainsi avec tes mots » et part « à la conquête de ce qui nous rassemble ». Cet écho, Cédric Le Penven l’écrit en se posant une question difficile : « l’écriture peut-elle nous tenir debout ? » On l’avait déjà remarqué avec Adolescence florentine, Cédric Le Penven n’écrit pas seulement pour écrire, mais aussi pour se confronter au travail des autres artistes, à ce qui le touche.

Au départ
c’est souvent ainsi avec tes mots
limpides______ familiers
comme une parole d’enfant

Puis
je les observe de plus près
les craies ___ les ficelles le timbre de ta voix
indiquent de curieux détours
pour atteindre la fin du jour

J’ai peur de me perdre
j’hésite à rebrousser chemin
les voilà qui nous passent un bras
___ autour des épaules
et nous accompagnent l’air de rien
vers l’examen de nos plaies neuves

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Deux livres des éditions Color Gang que je découvre. Le choix de l’éditeur : des livres à la frontière entre théâtre et poésie, des livres inclassables pour la collection urgences. Avec des auteurs comme Armand Le poète, Bernard Deglet, Sylvain Renard, Salah Stétié, Pierre Soletti, Michel Thion, etc.

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  • Annette, tombée de la main des dieux , Fabienne Swiatly, éditions Color Gang

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Texte sur le thème de la différence, une enfant différente, « prisonnière de son cerveau », présentée par ses parents, son frère, les soignants, les voisins, elle-même. Texte atypique aux voix multiples, en différentes scènes, parfois en dialogue, d’autres en monologue. Avec, aussi, des arrêts sur image.

Le texte pose différentes questions. Parmi celles-ci le problème de ces parents confrontés à l’image de leur fille différente face au monde : « faire de toi une handicapée présentable », « rien ne doit déborder ». Suivent les difficultés de la langue entre ces parents et le corps médical : « On ne parle donc plus la même langue ? Vos mots si compliqués maintenant. Qu’est-ce qui a changé ? C’est quoi tous ces mots nouveaux ? » et « le poids sur les épaules ». Leur attachement pour l’enfant, notamment du point de vue du père : « Mon enfant n’était pas un animal. C’était une petite fille ». Il parle « d’elle » et il est fier de son enfant différent, se moque du regard des autres.

Le frère voudrait que sa sœur marche, parle comme lui, soit « normale » et il s’adresse à elle en la tutoyant : « Mets-toi debout et redresse la tête. Regarde-moi et écoute-moi. J’ai besoin de toi à la verticale ».

Le langage des soignants avec lexique d’hôpital, pathologies. Liste à la limite du langage technique mais qui ajoute une petite touche d’humanité « la petite va mal ». Expertise, paroles de médecins qui dévoilent toute la série de symptômes qu’on ne voudrait pas entendre : « Mais taisez-vous donc  ! »

Quand Annette parle, cela prend une autre dimension, car dans la réalité sa bouche n’a fait que des sons : « je ne sais pas les mots, ni les petits ni les gros ». Néanmoins elle a grandi, elle « a suivi le même cycle de vie », « je suis une femme et c’est à pleurer ». Elle donne aussi son point de vue, sur le regard des autres et tout cela à la première personne : « Normal le regard que tu portes sur moi avant que tu ne constates ma différence ». « Il y a le dehors et moi dedans ».

La mère aime se « souvenir d’elle » mais ne supporte pas la dernière image qu’elle a eu de son enfant étouffée : « Mon enfant mort d’épuisement ». Cette enfant « si loin, depuis si longtemps », la mère aurait encore « tant de chose à [lui] dire à [lui] expliquer ».

Ce texte est actuellement lu par des collégiens dans le cadre du prix Collidram.
C’est vraiment un très beau texte, une très belle langue que celle de Fabienne Swiatly.

Je suis née enfant, comme tout le monde et j’ai grandi, comme tout le monde. Malgré le corps tordu, malgré les yeux sans regard, malgré la bouche sans paroles. Malgré mon corps d’éternel fœtus, j’ai grandi. J’ai suivi le même cycle de vie que vous.
Admettez-le. Je suis bien plus vieille que tous vos pronostics.
Je suis devenue femme. Une vraie femme. Avec les rondeurs et le sang et le trouble.
Un trouble que je ne peux ni nommer, ni apprivoiser et qui vous tient à distance.
Je suis une femme et c’est à pleurer.
Des années que je suis recroquevillée sur ce qui me sert de corps. Des années.
Imaginez un peu tout ce que je n’ai pas vécu.
Imaginez.
Ai-je seulement, un jour, senti la pluie sur mon visage ?

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  • Volonté en cavale ou D’ , Bernard Bretonnière, éditions Color Gang

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Bernard Bretonnière a écouté, observé autour de lui les personnes dépressives, hommes, femmes et aussi les professionnels de la santé. Il a lu aussi : livres scientifiques, témoignages et recueils de « charlatans ». Il a lu également des écrivains, des poètes, des penseurs. Il a écouté des chanteurs. Puis il a rassemblé, organisé, et d’un sujet plutôt difficile (« maladie honteuse maladie cachée »), il fait un livre de poésie : poésie à lire, à dire, à jouer. Texte à plusieurs voix, poésie et théâtre à la fois, lire le texte est surprenant, l’entendre mis en voix captive. Poète « énumérateur », il sait être à la fois drôle et grave. Il a cette capacité de dresser des listes comme pour ne rien oublier, faire le tour du sujet. Le vocabulaire médical se mêle à celui de chaque jour, aux textos et au langage populaire. Travail sur la langue avec la répétition de ledépressif, en un seul mot, attaché, la maladie nommée avec des majuscules, personnalisée : « Elle ».
Bernard Bretonnière a su écrire un livre sur le dépressif, pas pour « enfoncer » celui qui en souffre, pas pour lui dire de « se secouer », mais pour lui donner la parole et l’écouter.

Ledépressif « voir des gens »___ peux pas
« aller au cinéma » ___ peux pas ___ "lire un
polar« ___ peux pas ___ »te faire un bon petit
plat« ___ peux pas ___ »une balade en forêt« ___ peux pas ___ »un tour en ville" ___ peux
pas ___ « un coup de vélo » ___ peux pas
"un rien de rangement ___ faire… faire… faire…
___ peux pas ___ peux pas peux pas peux pas peux
pas peux pas peux pas peux pas !

  • Pour Gabriel , Denise Mützenberg, éditions Le Cadratin

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Livre hommage, livre mémoire, livre de deuil, livre d’amour, livre de voyage, livre de vie, livre de résurrection. Tous ces thèmes figurent dans le recueil de Denise Mützenberg, dédié à Gabriel. Il est composé de différentes parties à travers lesquelles le lecteur peut suivre la vie d’un couple, de sa « préhistoire » jusqu’à la mort de l’être aimé. Les images foisonnent, emplies de l’émerveillement de la nature : « comme je m’étais donnée joyeusement dans la fête des premières feuilles ». Avec ce « compagnon de sentier », on ressent une grande complicité : « tu griffonnes un poème / qui rime avec le mien ». Il y a les moments heureux, de « léger soleil » puis « les poèmes de la douleur », comme « un pays lointain » sans « train pour [la] rejoindre ». Pourtant, un voyage, en Espagne, sur la trace des poètes, Machado, Guillen ou Lentini, à admirer le pays et les montagnes, ne rendra pas la santé à l’homme fatigué, « cansado ». Viendront les hospitalisations, la douleur plus que tout, « plus rien à coudre », plus de projets, plus de rêves et la question : « Est-ce que des anges viendront nous chercher ? ». Cette question qui dévoile l’issue de ce livre, la mort de Gabriel, que Denise cherchera dans tout l’hôpital et qu’elle retrouvera au bout de trois jours pour lui dire : « Maintenant tu es partout ». Ce livre répond à la question que je me pose : nos disparus sont toujours présents.
Et ce poème en extrait, résume bien l’intention que Denise Mützenberg a eu en écrivant ce livre.

Comme les draps de notre amour bien pliés dans l’armoire, j’ai retrouvé tous les mots dans ma tête. Je vais les déployer un à un lentement, les ouvrir en passant vite la main sur la toile, les faire claquer comme des drapeaux sur le balcon pour qu’ils prennent l’odeur des arbres et la couleur du ciel d’automne.
Très tard, quand ils se seront détachés de la nuit, mûrs et lumineux comme des signaux, je les étendrai sur les listes de notre vie : des mots blancs pour le sommeil, des bariolés pour l’amour, les plus doux pour la maladie, et, pour le dernier jour, un mot qui dort encore au fond de ma mémoire, sous le silence…

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  • 1,2,3 Soleil , Sophie Roch-Veiras, éditions Lanskine

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Derrière ce titre, ce recueil n’est pas ce que l’on pourrait imaginer : jeux d’enfants et lumière. Non ce texte est plutôt grave. L’auteur, par petits fragments, fait le récit de la maladie, de la mort et du deuil de son conjoint et père de ses enfants. Mémoire des derniers mois, des derniers instants. Douleur et tendresse. Face à ce sujet grave, cancer, chimio et deuil, le ton reste cependant enjoué. Même quand tout est fini, la vie continue et les enfants s’amusent avec les jouets que leur père avait fabriqués, s’inquiétant de qui les leur réparera quand ils seront cassés. L’auteur n’oublie pas d’aller au fond des émotions, se remémorant les paroles et les gestes de son mari en souffrance. Il s’agit du premier livre de poésie de Sophie Roch-Veiras, une écriture tendue, rythmée et sincère. Depuis le départ de son mari, elle a suivi une formation pour accompagner les personnes en fin de vie.

ECHEANCE ENCORE PLUS PROCHE

Jour après jour. Ce corps qui le rappelle sans cesse à la maladie le lâche. A chaque moment, un peu plus. Echéances. De plus en plus courtes. Un jour. Je ne passerai pas l’hiver. Comme les vieilles gens. Un autre. A Noël, je ne serai pas avec vous. Un autre encore. Pendant les vacances, il faudra que tu leur fasses visiter la Galice toi-même. Et ainsi de suite. Je n’arriverai pas jusqu’à mon anniversaire. Fin août. Je ne pourrai plus aller en Alsace. Il s’est éteint le vingt-quatre août. Son esprit était là. Son corps a lâché prise. Enfant, il était pourtant bon gymnaste.

RECONNU COUPABLE

J’ai l’impression que je descends d’un train en marche et que j’abandonne tous ceux que j’aime, que je suis un lâche. Et pourtant, on m’oblige à le faire.

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  • En perte impure , Thibault Marthouret, éditions Le Citron gare.

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Dans la poésie de Thilbault Marthouret, rythme, musique mais aussi peinture, sculpture, se côtoient. Ecrire avec ce qui l’entoure : la nature, la ville, les voyages, les hommes. Tous les sens sont en éveil, entre les voix et les sons entendus, les sensations de chaleur ou de caresse, ce qu’il voit autour de lui, etc. Sous-jacente, une réflexion sur la mort et la souffrance des hommes, la souffrance du monde. La perte accompagne parfois les pas du poète mais « la lumière [revient] après tant de silence ». Chaque mot est choisi, à sa place. Une poésie à lire, à découvrir.

J’entends des voix.
Pas celles qui tombent du cerveau à la bouche,
___ des voix qui naissent en bas et grimpent,
___ des voix louches qui parlent sans moi,
___ poussent en vibrations le long de mes parois,
______ jouent en et jouent de moi, de mes organes,
___ des cordes vocales vivaces,
invasives,
enracinées dans mes abysses,
une vigne vierge qui croît, rouge ;
_________ une pousse éclot, écho, dans le cardia,
fait courir ses rameaux,
___ caresse mon cœur,
______ racle ma gorge,
_________ résonne, automne,
____________ à mes oreilles.
J’entends des voix que je ne comprends pas
mais sur la langue, la sève exsangue
____________ pénètre, acerbe, comme le passé.

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  • Juste après la pluie , Thomas Vinau, Alma Editeur

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Voici un gros livre de petits poèmes comme se le plaît à indiquer Thomas Vinau, lui-même. L’éditeur a inscrit « roman-poésie », mais je définirai plutôt : recueil de poésie quotidienne. Un livre que nous ne sommes pas forcément obligé de lire à l’endroit, ni à l’envers, sans plan ni narration. Mais l’idée que j’en ai, c’est que ce serait un livre écrit avec l’exigence d’écrire chaque jour. En apparence : simplicité, et l’auteur d’ailleurs dit lui-même ne pas avoir envie d’écrire autre chose que des poèmes simples, il ne cherche pas le lyrisme, l’hermétisme ou autre chose, « il défend une poésie sans clichés ». Si Thomas Vinau est honnête, sa poésie l’est aussi. Elle en devient accessible aux lecteurs qui ne veulent pas lire ce genre littéraire d’habitude sous prétexte qu’ils ne comprennent pas la poésie. C’est certainement pour cette même raison, que les éditions Alma ont fait le pari d’éditer ce « roman-poésie ». Ce que j’aime aussi, c’est un petit humour décalé, une légèreté qui me font penser en bien des points à la poésie de Richard Brautigan. C’est une poésie des petites choses, certes, mais pas seulement, car sous-jacent, se cachent réflexions sur le vieillissement, la vie avec ses hauts et ses bas, la mort et plus globalement sur l’être et sa position dans le monde comme dans la vie quotidienne : « au bout il y a dehors / demain / dedans » ; « la vie qui clapote / à nos pieds », « qui nous file / entre les doigts », « dans ce grand wagon blanc / qui nous mène au néant ». Si les poèmes peuvent être lus au hasard, l’ensemble présente néanmoins une cohérence, un cheminement. Je note aussi des images inattendues, par exemple, celle-ci : « s’ouvrir le ventre / du sol au plafond », « un troupeau / de fenêtres sauvages », « petit linge intime du ciel », « la lumière / est debout ». Et s’intercalent des dédicaces, des pensées pour des auteurs comme Whitman, Dickinson, Metz, etc. Ce qui est plaisant par-dessus tout, c’est que cette poésie est optimiste et quelque chose d’enfance est resté dans les yeux de ce poète-là, qui écrit, il me semble, avec une grande humanité.

Les trous d’obus les fosses
les tranchées et les tombes
sont les lieux de naissance privilégiés
du coquelicot
de même que les blessures les non-dits
les plaies et les silences
sont les nurseries habituelles
du poème
voilà le véritable mouvement
de la lumière
ce noir qui remonte
de tout au fond du monde
et fait pousser les fleurs

  • Les colibris à reculons, Sabyne Huynh, Voix d’encre (avec des craies noires de Christine Delbecq)

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C’est à reculons que Sabine Huynh semble avoir écrit ce recueil. Il ne faut pas penser à l’expression « se rendre quelque part à reculons », mais à l’idée d’un retour sur elle-même, d’un retour aux sources de son histoire. Sabine Huynh est née et a passé sa petite enfance à Saigon au Vietnam. Sa famille s’est exilée en France. Sabine a ensuite vécu en Angleterre, aux Etats-Unis, au Canada et vit maintenant à Tel Aviv, en Israël. Mais a-t-elle pour autant le sentiment d’être de quelque part ? Les colibris à reculons est décliné en six parties. La première, sur le pays natal et l’enfance est bercée d’un « noir et blanc serein », les souvenirs sont un peu floutés, comme dans un vieux film mais des odeurs, des goûts, des images restent bien précis, tout comme le souvenir de la grand-mère. Malgré tout, ce pays natal est comparé aux ombres qui « jouent à rester immobile ». Avec cette évocation d’immobilité, il semble demeurer difficile de s’en approcher de nouveau. A la fin de cette première partie, « le passé ne revient plus » et les images qu’il en reste semblent « naïves ». S’ensuit, dans les parties suivantes, beaucoup de tristesse liée à la perte du pays, de l’aïeule restée là-bas. « l’ici est dans l’ici / l’ailleurs quelque part là-bas ». Pour décrire cette tristesse, Sabine Huynh a les mots qu’il faut : « la petite en flaques » et elle a « le mal de mère ». Ce qui marque surtout la perception de l’exil, c’est le sentiment de « vide » dans les visages, les regards, les mains, des parents et le silence des ancêtres. Car après l’exil, plus de pays, « pays nulle-part ». L’exil est vécu comme un arrachement, une errance qui « commence dedans ». Est-ce cette expérience de déracinement qui pousse Sabine Huynh à écrire ? « le miroir rayé de honte / éclate de mille textes ». Elle cite Linda Lê : « écrire c’est s’exiler ». Ce serait peut-être, pour Sabine Huynh, un moyen de se recoller, de se reconstituer, de se rassembler, affairée qu’elle est à trouver sa place, battant de ses ailes brisées, sans cesse, comme les colibris. Les encres de Christine Delbecq, qui accompagnent le texte, me font penser à ce déchirement d’ailes. Elle écrit sa « terre sans retour », sa douleur d’enfant est présente avec l’image de ses parents « aux ailes brisées », « l’oisillon se perd », « vitre aveugle / privée du passé ». Les mots larmes, pleurs et tristesse reviennent souvent. Puis avec le dernier chapitre, « Le cri de naître », nous assistons à une sorte de renaissance : « la mère du monde / ravie / appose ses mains / sur le nouvel amour », tendresse et apaisement retrouvés. Nous les avions perdus au fil du recueil. Avec la naissance de l’enfant, Sabine Huynh peut enfin montrer le monde, transmettre ses origines et au lieu des pleurs, juste écouter « le vent / et [s]on cœur qui bat ».

Perdant pied dans ton ombre
j’écris
comme si ma vie en dépendait
tout ce que tu ne dis

je m’éloigne
sans jamais arriver
peu importe

je possède des ailes.

Cécile Guivarch

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