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L’ivre de poèmes - Chronique de Franck Merger (juillet 2017)

samedi 15 juillet 2017, par Roselyne Sibille

Emanuel Campo, Maison. Poésies domestiques, Cadenet, La Boucherie littéraire, coll. « Sur le billot », 2016.

Le poème-maison d’Emanuel Campo

La poésie du quotidien connaît de séduisantes illustrations ici comme ailleurs. Dans le recueil Dans l’année de cet âge (108 poèmes & les proses afférentes), paru chez Champ Vallon en 2001, Stéphane Bouquet saisit ainsi dans de brefs poèmes les instants de sa vie pendant une année – instantanés de sensations, d’impressions, de rencontres, de désirs. Le recueil de Stéphane Bouquet est tissu d’une discrète mélancolie. Plus récemment, Andri Snaer Magnason situe, quant à lui, le cadre des poèmes de son recueil Bónusljóð , paru en bilingue aux Éditions d’en bas, dans un supermarché de la chaîne Bónus – comme l’indique d’ailleurs explicitement le sous-titre du recueil, « Poèmes de supermarché ». Le ton est ici ironique et satirique.
À l’intérieur de la poésie du quotidien, se distingue ce qu’on pourrait appeler la poésie domestique. Le beau recueil de Laetitia Cuvelier – beau comme ensemble poétique, beau comme objet-livre –, paru chez Cheyne en 2015, porte ainsi sur sa couverture le titre Pipi, les dents et au lit. Laetitia Cuvelier présente des moments de sa vie de famille, de sa vie de couple, de sa vie de mère, moments heureux, chaleureux, drolatiques, ou moments tristes, solitaires, colériques. Partout, l’émotion contenue affleure.
La Boucherie littéraire a publié en décembre 2016 une nouvelle édition, revue et augmentée, du recueil d’Emanuel Campo Maison, dont le sous-titre est « Poésies domestiques », justement. On croise dans cette « maison » poétique la compagne et les enfants de l’auteur. On voit le poète chez lui, dans son appartement, menant la vie des couples d’aujourd’hui, avec ses heurts et ses bonheurs ; on le voit avec ses tout jeunes fils, leur donner la béquée ou les habillant.
Ces poèmes domestiques peignent aussi la situation du poète dans la société contemporaine, du moins dans cette partie du monde occidental. Il y a belle lurette que le poète n’est plus chez nous vates, mage ni prophète. Il ne jouit d’aucun statut social particulier ; son essence est celle de tout un chacun. Il est de la même étoffe que les autres hommes et vit parmi eux, comme eux. Le poème liminaire, écho des propos que les professeurs de l’élève Emanuel Campo ont pu tenir à ses parents, donne le la :

Rien de rien.

Votre fils est moyen voilà tout.
(p. 9)

Ludion flottant entre rien et tout, le fils devenu poète affiche son ethos moyen et banal. Cette revendication s’inscrit dans une longue tradition, qui est comme le revers du mythe du poète inspiré. Il y a plusieurs siècles déjà, Du Bellay refusaient d’élever sa voix et de traiter les « hauts arguments » de l’orgueilleux Ronsard.
L’on voit le poète vivre la vie sociale des poètes. Il évoque ainsi les ateliers d’écriture qu’il anime au sein des établissements scolaires, les lectures auxquelles il assiste et celles que lui-même donne, les colloques sur la poésie auxquels il participe, la revue qu’il a envie de créer. Emanuel Campo peint toutes ces circonstances avec humour et légèreté. L’ironie bienveillante, envers les autres et envers lui-même, caractérise d’un bout à l’autre le recueil. Ce n’est pas la moindre de ses séductions.
Le poète vit parmi les hommes, mais se consacre à l’activité un peu marginale dans la société, de la création poétique. C’est là un bon poste d’observation. Emanuel Campo observe à partir de sa position de poïètès, d’artisan des mots, les vies dépourvues de création. Il le dit tout net :

Il n’y a de famille que s’il y a création

C’est là dire aussi que la poésie se niche ailleurs que dans le poème et que le poète, malgré sa banalité sociale, dispose d’un formidable pouvoir pour vivre mieux.
Que son domaine, ce soient les mots, cela lui permet aussi et plus largement de mesurer à quel point ils sont dévalués dans nos sociétés, au bénéfice de la rumeur et du brouhaha. Le propos s’élargit ainsi, passant des saynètes quotidiennes à la vaste scène du monde. La poésie domestique se fait à l’occasion sociale et politique, comme ici, quand le poète évoque la tragédie de la Méditerranée :

Au roi du silence, je gagne assez facilement.

Car il s’agit bien de ça
aujourd’hui même les cadavres
participent au tout-bruit du monde

(p. 17)

Le pouvoir du poète Emanuel Campo s’incarne dans les poèmes de son recueil. Dans ce recueil, pourtant relativement court, se manifeste une grande variété formelle. Les poèmes-listes (« Je compte lancer une revue de poésie », par exemple), dans la tradition des poèmes litaniques, côtoient des poèmes narratifs (« Nous sommes dans la voiture ») ou épigrammatiques (« Tu me dis que tu aimes bien la poésie ») ; le vers généralement libre cède çà et là la place à la prose rythmée. Quelques effets typographiques ludiques apparaissent aussi : la disposition sur la page peut prendre une valeur iconique (p. 21) ou parodique (p. 31 et p. 33).
Le poète est l’artisan des mots. Eugène Guillevic le disait déjà, qui, dans un poème célèbre du recueil Terre à bonheur, comparait le poète à un menuisier. Bien longtemps avant lui déjà, Horace faisait de sa poésie un monumentum aere perennius, un « monument plus durable que le bronze ». Mais c’est sans aucun doute bien plutôt « Le charpentier » de Jacques Réda qu’Emanuel Campo garde à l’esprit. Il lui rend un discret hommage dans deux poèmes de son recueil. Dans « À ma fenêtre » (p. 21) comme dans « Le charpentier », le poète est à sa fenêtre et observe des hommes au travail. Et de même que, dans « Le charpentier », le poète finit par quitter sa « maison légère d’écriture » pour « aller respirer un peu dans la nature », Emanuel Campo clôt le dernier poème de son recueil par ces mots :

Une chose qui nécessite de m’enfuir une ou deux heures
de la maison.

Emanuel Campo s’inscrit donc dans la lignée des poètes constructeurs de bâtiments verbaux. Mais son propos ne se borne pas à des considérations sur le caractère artisanal de la poésie : contre le vacarme vain et insensé du monde, le poème construit une maison de mots où habiter et respirer – où vivre –, à la croisée de chemins esthétiques, éthiques et politiques. La poésie de la maison permet de construire des poèmes-maisons.

(Page établie avec la complicité de Roselyne Sibille)


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