L’ourlet des murs, Carole Carcillo Mesrobian, éditions unicité (collection Le metteur en signe), 43 pages, 13 euros
Titre énigmatique au premier abord, on comprend après quelques poèmes que les murs ne sont pas forcément de briques ou de pierres et que l’écriture est le fil qui se refuse d’être barbelé et n’a pas vocation à couronner le haut des murs derrière lesquels se trouvent des prisonniers. Mais le fil-écriture va permettre de s’ajuster sur mesures un habit, qu’il soit de réalité ou de rêve, où la poétesse peut s’épanouir et inviter le lecteur, la lectrice.
Le premier poème nous fait part d’emblée d’un constat : un itinéraire a été parcouru, nous en sommes à une étape significative qui autorise aussi bien un adieu qu’une rencontre, qui préside à un au-revoir ou à un bonjour. Il semblerait que l’auteure se place et nous avec elle, sur un tremplin.
« Tu ne ressembles plus à l’ombre qui marchait
sur le pavé trempé des lunes de mercure ».Il y a eu évolution, et si l’on s’en tient aux travaux de C.G.Jung, Mercure en tant que divinité aux multiples facettes, marque le pont ou la rupture entre la mère (Lune) et l’enfant (le père étant le soleil), entre le monde sublunaire et le monde supralunaire. Concrètement, cette petite planète visible à l’œil nu disparait bien souvent dans le halo solaire. On ne peut la voir qu’en fin de crépuscule et qu’avant le lever du soleil. En astrologie, la planète mercure préside à tout ce qui a trait au verbe, à la parole, aux voyages et aux mystères entre autres choses. Et l’élément mercure, métal liquide encore appelé vif-argent, nous renvoie au mercure philosophique des alchimistes qui représente le principe passif ou féminin, extérieur et centripète, comparable d’une certaine façon au yin du taoïsme de la philosophie chinoise. Ainsi dès le premier poème une clé de lecture nous est donnée en même temps que la perspective d’une échappée, d’une résolution couvée au sein de souvenirs ineffaçables et « d’enfances impossibles »… jusqu’à chercher « une amnésie presque fertile » quand il est nécessaire de se protéger.
L’auteure, dans ses livres précédents, s’est déjà montrée une habituée des seuils, des frontières, des limites, bien tangibles et concrètes mais surtout celles de l’inaudible, de l’encore non-prononcé, de l’inarticulé, ou encore au bord du néant. Elle nous y mène à coups d’images et d’imaginaire, dans un élan vital quasi juvénile, par moments surréaliste, et qui suggère au lecteur sa volonté de ne pas se taire, de tenter de dire, de récolter des traces… Déjà Georges Perec dans Espèces d’espaces (1974) ne disait-il pas :
« L’espace fond comme le sable coule entre les doigts. Le temps l’emporte et ne m’en laisse que des lambeaux informes : Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes. »Il y a dans le schéma toi-eux adopté par l’auteure, une opposition, un contraste, qui résume la situation du poète comme exilé dans la société, isolé, différent, proche de l’esprit de l’enfance, vivant « comme dans un temps séparé ». Fort de sa jeunesse comme éternelle, il est aussi vulnérable à cause de son besoin, de sa dépendance à l’amour, à l’air, à la reconnaissance, à l’ouvert :
« tu attends
comme un ensoleillé se délecte
du miel sphérique
des comètes
la délivrance de ton nom »Ainsi l’humain n’est pour rien dans la reconnaissance du poète, c’est le ciel, le cosmos, qui en décident, cette relation directe entretenue entre poète et au-delà, entre poète et ailleurs, ne souffre pas de médiation, d’où la difficulté de traduire en mots ce tout Autre entrevu. Écrire, parler poétiquement c’est ouvrir un chemin, c’est prendre la route, c’est créer un ailleurs ou bien en être le messager, le chaman, l’intermédiaire, c’est entraîner le monde vers un havre de paix alors qu’on sait l’humanité faire face à des drames terribles, à des avenirs sombres. Mais cette ouverture vers l’utopie permet de tenir. Rien d’éclatant, rien d’explosif mais comme l’eau trouve une pente pour couler et avancer, la parole peut sinuer, serpenter, ourler, le trajet à accomplir n’est pas nécessairement droit dans un espace à deux dimensions. À cette limite entre abondance sacrée et l’aridité brûlée de « l’accomplissement », se faufile le poème de Carole Carcillo Mesrobian. Acte comme expérience mystique, proférer devient acte de renaissance et pour en partager les impressions sensorielles, l’auteure use d’allitérations :
« est-ce ceci de su
glisser le trait
comme on endure l’afflux
des fumées désertiques des accomplissements. »Dans ce recueil, nous allons au fil des poèmes qui ne portent pas de titre, l’écriture fait face au vide qui menace, prend des accents prophétiques, récolte des traces comme on reconnaîtrait ses propres cicatrices. Les images apocalyptiques voire surréalistes sont les empreintes d’une tentative prophétique. Il en va de la lucidité, cette blessure la plus rapprochée du soleil, il en va de la recherche, de la quête, et parfois, et souvent, il faut lever les yeux au ciel pour trouver le chemin vers un ailleurs qui fait figure de terre promise, d’espace respirable où respirer quand « dessous ton asphyxie perdure ».
La lecture de certains poèmes se fait comme la fabrication à rebours d’une eau forte, on remonte le temps, de la gravure finie à son commencement, et ce processus ne va pas sans douleur puisque déconstruction et effacement sont les conséquences. « Tutoyer l’indicible » est à ce prix, capturer l’absence coûte, et décrire une éclipse, la vivre de l’intérieur par le biais de l’analogie, remet la poétesse dans sa position de témoin cosmique, au cœur de l’expérience mystique. Cette profondeur de l’expérience, digne de la traversée de la nuit des sens de Saint-Jean de la Croix, est celle des chantres de l’indicible, de l’apophatique. Carole Carcillo Mesrobian en cela est héritière et sœur d’Emily Dickinson, de Paul Celan, d’Edmond Jabès, de Merejkovski, Jean-Claude Renard et d’autres poètes de ce courant. Se faire le témoin et le porte-parole, être porteur de feu, est une des vocations fondamentales des poètes qui pour représenter cet indicible, cet ineffable, dépendent toujours de leur relation au langage, de la relation que le langage entretient avec l’être.
Il ne faudrait pas s’imaginer que le contexte mondain est gommé, il ne nous est pas fait l’économie de la misère et des horreurs qu’ont enduré, qu’endurent encore des peuples, des humains opprimés, génocidés, rejetés. De cette injustice flagrante Carole Carcillo Mesrobian est parfaitement consciente, elle la souffre dans sa chair au point que :
« le poème
impitoyable aurore
s’extirpe de ma nuit
quand ma révolte engendre
une aube
inhabitée »Le mot barbare revient à plusieurs reprises dans les poèmes, associé à des descriptions ou impressions qui font penser à l’ambiance vécue pendant le confinement de 2019… et qui annonce de façon quasi oraculaire la crise ukrainienne :
« sur le corps magistral d’une fraternité
l’habit de peur-fantôme
a des manches gigogne
où tu cherches
en barbare
un anté-tellurique
atomique sursis »Bien qu’emmurés, bien que n’ayant que le rêve comme recours, nous voilà arrivés en fin de recueil avec intacte « la sauvagerie de l’enfant », jouxtant « l’aurore comme on habite un seuil » et prêt à recevoir la lumière, qui se trouve être le mot de la fin.
Les carrés de Rima, de Marie Rousset, éditions de l’Attente ( collection propos poche), 80 pages, 8 euros
Voilà un livre d’intelligence et de sensibilité, un ouvrage tout à fait dans la continuité de la production de Marie Rousset qui signe sa sixième collaboration avec les éditions de l’attente, et depuis son , peut-être jusqu’à ses carrés de Rima , elle suit un fil rouge jusqu’à faire œuvre. Et elle nous embarque à chaque fois pour une sorte d’initiation.
Le livre s’ouvre sur un « elle ne dit rien. Ne regarde rien. » et l’on ne peut qu’entendre en écho la môme néant de Jean Tardieu. Sauf que la Rima de Marie Rousset existe bel et bien. Cependant, silencieuse par choix, « accablée de trop de mots, qui ne disaient rien. », elle va s’attacher à percevoir, à ne faire qu’un avec le vivant. Son ambition à ne rien faire n’est pas aveu d’incapacité, d’handicap ou de bêtise, mais bien plutôt une façon de poser un acte démiurge à sa façon, sans se prendre pour une divinité pour autant. Rima n’est pas Bouddha et pourtant, elle décide de s’immobiliser, pas au pied d’un figuier mais elle s’allonge sur une falaise. En observant, en ne faisant rien, elle comprend que la terre se suffit, qu’elle n’a pas besoin de mots ou d’écriture et qu’ainsi elle échappe aux illusions qui emprisonnent et piègent « la besogneuse humanité ». Son intention est de remettre en route le récit du monde et l’on devine que ce récit serait exempt des histoires de guerres, une histoire de propagande écrite depuis le point de vue du vainqueur, l’histoire des puissants, des riches, des dominateurs… Un récit du monde qui contienne sa propre narration, où « l’arrêt est une rencontre. »
On le constate, la terre se renouvelle sans besoin de béquilles, de subterfuges, sans truchement… quand Rima avoue avoir besoin de l’écriture, ainsi que beaucoup d’autres humains. Au passage Marie Rousset rend un hommage à peine déguisé aux éditions de l’Attente dont « la cuisine » propose une belle diversité de voix et de collections afin de satisfaire les palais exigeants et les estomacs affamés. Les livres étant le produit et le résultat d’une espèce humaine dont tout a été dit, mais espèce humaine revisitée à chaque fois.
Rima se regarde donc écrire, c’est un acte, c’est une marche, un itinéraire, « elle tente de se débarrasser des bruits de la présence pour ne garder que l’instant nu et serein. » Rima fait l’expérience de la pesanteur et de la grâce. Ses sens, son corps lui procurent la sensation d’être « aspirée par le ciel », ce qui est vécu comme une victoire, une insolence faite à la condition terrestre qui est de rester au sol. Le fait physique rappelle la dure réalité, et les forces en présence, entre loi physique et fait psychologique semblent inégales.
Le contour de la falaise où est perchée Rima, immobile et silencieuse par choix, se fait plus précis : il s’agit de « ses escarpements de ses diverses intranquillités ». Impossible alors de ne pas penser à Pessoa, son œuvre posthume majeure faisant le récit d’un désenchantement du monde, entre deux pôles que sont dérision et sagesse, mais surtout l’aveu que la vie n’est rien si l’art ne vient lui donner un sens. Pour Rima, la chute est annoncée mais le vol est espéré.
Tout au long des pages sur lesquelles les carrés s’inscrivent, Marie Rousset fait le portrait lucide d’une humanité manipulée par des discours, pétrie d’illusions, qui trahissent l’impasse dans laquelle elle est engagée et qui plus qu’un sens unique, traduit le chaos et le non-sens. Perçus par les enfants ils ne peuvent que conclure à un no future.
Au centre du livre jaillissent des questions : Qu’est-ce qui fait parole ? Qu’est-ce qui dit quelque chose ? Qu’est-ce qui est éloquent ? Comment au milieu des signes et des signaux entendre ce qui fait sens ? Pourquoi « on » ne parle pour ne rien dire ? Pourquoi « on » a peur du silence ? Pourquoi « on » a besoin d’anxiolytiques à administrer à nos mots ? Pourquoi « on » ne comprend pas l’étendue du UN, s’en effraie, s’en démarque pour fabriquer une multitude de petits « on » ? Car poser des questions, c’est précisément le rôle de l’écrivain selon Rima qui à ce moment précis est le porte-parole de Marie Rousset : « l’écrivaine comme détective privée. face à sa machine à construire du tissu mental. dans l’élaboration d’un textile muet. devant un écrit aphone. il se trame quelque chose dans le textuel. il se tisse des enchevêtrements de couleurs et de sensations. » L’analogie écriture-tissage avec sensations et réflexions chacune en ligne de trame ou de chaîne, souligne l’aspect mécanique, technique mais aussi artisanal de l’entreprise d’écrire. Et l’auteure continue de dévider jusqu’à produire une sorte de manifeste. Sa démarche d’écrivaine y est décrite : sortir l’expression du tombeau, avec en supplément un relent de philosophie échappé du monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer. Le but avoué est de chercher l’inouï, l’inattendu, ce qui serait l’essence de la créativité même et qui de fait, si on le veut, est l’essence de la vie humaine même. Et pendant que le corps de Rima demeure en place, son esprit s’évade et c’est ainsi qu’elle s’absente, et c’est ainsi « qu’imaginer c’est abstraire. se retirer. »
Pourtant la conscience du monde comme il va ne se retire pas, ne s’efface pas longtemps. Rima n’est pas dupe du système mis en place dont bénéficient quelques-uns, les puissants qui manipulent les gouvernants ne se préoccupant pas du bien commun mais de la pérennité de la logique capitaliste ultra-libérale. Marie Rousset ne mâche pas ses mots pour dénoncer les aberrations véhiculées par les journaux et les média en général qui font un inventaire déshumanisé des « nouvelles », vomies sans analyses, sans lien ni rapport entre elles et qui plonge les consciences dans un chaos, laissant les ressorts émotionnels, ou encore le cynisme, faire leur travail de sape, niant le minimum de décence requis pour ne pas abuser /maltraiter la psychologie humaine. Cet effort de lucidité veut se placer dans la justesse, il s’agit de confondre sans humilier (déshabiler), « sans les trahir » c’est-à-dire sans recours à l’idéologie, pas de slogan, pas de manipulation. Il s’agit de pas s’emballer, de rester les pieds sur terre, chercher le pendant inverse à la folie destructrice consumériste. Ne pas non plus plonger dans un mysticisme béat : « c’est quoi ce que tout est ? ce que tout est, et pas plus, pas plus que l’extase joyeuse du commerce devant ses cadavres et sa confiance euphorique face à la puanteur de ses petits arrangements." La première partie du livre se termine et Rima revient à Schopenhauer et à sa vision de l’existence humaine : « ce n’est pas comique. c’est une ironie tragique. » D’où la résolution de regarder à hauteur du « domestique », le « tout simple », où l’on rencontre « le bâtiment chancelant de la parole. »
Avec cette ouverture sur la deuxième partie, les majuscules reprennent leur place après les points comme pour dire que « quelque chose fonctionne », qui donne la force de franchir, d’affronter l’instant, d’accéder par l’expérience à la dimension d’éternité ainsi que Rimbaud l’avait retrouvée. Et tout au bout de cet itinéraire se dégage une définition de l’aujourd’hui qui est « le créateur du désir d’ailleurs savamment mêlé à la langue et au corps qui parlent du présent pendant que la langue parle aussi de la cité. » Rima, convaincue à présent de faire de sa vie de l’art, à son tour peut avoir sur la langue un Carpe Diem, quand l’aujourd’hui « Dans une immobile éternité, de mémoire et d’anticipation … dit le mot bonheur ». Peut-être vierge, peut-être vivace, capable aussi de faire la différence entre temps et durée, il ne se gargarise pas d’inanités sonores mais il permet au présent de triompher « dans ses amplitudes sonores face à la durée. » Et c’est ainsi que les questions relatives à la parole trouvent momentanément une réponse.
Béatrice Machet