Isabelle Alentour, Chaque jour je lie, je relie, Collection Jour & Nuit, Les Lieux-Dits éditions, 2025.
« Personne ne résiste à une caresse dans les cheveux. »
Un texte personnel que nous écrivons cependant tous, au moins dans notre tête…
Un dialogue noué à jamais entre la femme et l’enfant qu’elle fut (qu’elle est), différentes et pareilles, sensibles au « verbe », aux végétaux, aux gestes, aux lumières, dans le plaisir des sens, dans la douleur aussi. L’auteure ne puise pas dans ses souvenirs, ils sont là, d’ailleurs ce ne sont même pas des souvenirs, c’est sous l’épiderme qu’ils respirent. Le « je », le « tu », le « nous » c’est la même personne, un petit tour joué à la grammaire…
Dans cette belle prose, une imbrication subtile tisse un lien d’un texte à l’autre, chaque poème s’ouvre sur un passage du poème précédent. Un fil à la fois ténu, la reprise de quelques mots seulement, comme « un immense roman d’amour ? » mais fort aussi. N’est-ce pas écrire la certitude d’une vie qui avance et surtout continue.
Cette vie se poursuit grâce à tout ce qui fut et qui sera encore : Isabelle Alentour n’a fermé aucune parenthèse. Au fond, un texte plein d’espérance(s), malgré quelques zones d’ombre qui palpitent et palpiteront toujours dans les « nuits de confidences à l’amie imaginaire »… que l’on aimerait bien être…
« Sur le quai de l’espérance les enfants dorment comme des anges, toi jamais tout à fait. Par moments tu crois t’apercevoir sur le quai. Sans quitter ta place tu t’envoies des baisers volants, mais non. Figée, ici, bien sage, sur le manège rose carbone, bien sage, où ton corps, pas de chance, se soumettait bien sage. »
« Des fois elle trébuche, des fois elle s’affale, se sait elle-même à l’échelle mortelle. Se relève, reprend ses notes avec ses dents, rage, râle, mord, désarticule, désagrège pour mieux rassembler, se remet à écrire comme laisser pousser orteils et ongles à ses pieds. Ne sait quand ça cessera. »
« Aujourd’hui il fait beau et je veux serrer ce bleu entre mes mains, aujourd’hui il fait beau, sens- tu mes bras, mes jambes endiablées ? »
« Tout se posait, l’oublié comme l’inoubliable. Ça la faisait aimer. »
Jean-Christophe Belleveaux, Géographies furtives, éditions Gros Texte/ Collection La Dispo, 2025. Couverture : photo de l’auteur « un mur en Chine ».
Le titre de l’ouvrage convient tout à fait à cette rubrique, puisque ce sont de « brefs écrits » de voyage, comme un livret où l’on colle des images…Ici écrites/décrites d’une main et d’un œil (et même des 2, osons sourire) mêlant tout à la fois un fort sens du réel et un lyrisme comment dire, très puissant ! Cette conjugaison rêve/ réalité donne à ce texte des tonalités bien différentes, mais indéniablement, elles « vont très bien ensemble » …une petite référence.
Ce n’est pas un catalogue, ni un guide touristique bien qu’il nous mène ou plutôt nous emmène sur mille chemins à la fois, on se laisse égarer, l’auteur a tous les droits et on le suit.
L’ensemble s’ouvre sur un avant-propos, on y lit notamment une citation de Nicolas Bouvier : « la poésie est là pour corriger les erreurs de Dieu » à méditer…
Mais revenons à ce recueil si dense en quelques pages, c’est une épopée. L’aède chante seulement les hommes et leur pays, [ou plutôt « l’humanité » mais il trouverait ça, un peu « précieux »] ce grand voyageur « lucide « un mot créé pour les étoiles… Le saviez-vous ?
Deux voyages à la fois, -en et hors- les murs du corps, peut-être que la photo de couverture nous dit, au fond, un peu cela…
« Les maisons bleues sont un baume pour l’âme. […] Pas d’illusion d’une communauté humaine idéale ni le leurre d’une fraternité instantanée. Il y a bien toujours cette solitude permanente et irréfragable que j’habite avec intensité, qui est le lieu d’enfermement extrême de tout individu, cette chienne inquiète qui mâchera toute existence jusqu’à la dernière molécule. Mais, dans ma solitude, c’est la solitude de l’autre que j’éprouve et comprends. [..]Au crépuscule, un singe, assis sur un mur, ne remarque pas que je l’observe. Il demeure immobile et semble pensif lui aussi. » (Bundi)
« Les rizières, les rizières. Ce vert incroyable qui emplit l’âme. S’en tenir là, ne pas emprisonner le paysage dans une boîte, non plus les sensations ». (Ubud)
« Une suave euphorie frétille sous ma peau. » (Chomburi)
« J’ai bien l’intention d’étirer les heures. » (Dakar)
« Les petits lézards poussent des cris d’oiseau, des insectes et des grenouilles ajoutent leur propre voix singulière, pointillés dans une durée étale. Fausse éternité ; le ciel pèse au-dessus du fleuve. Sur le balcon de la maison coloniale, dans le sirop figé de l’espace et du temps, innocent enfin. » (Don Khong)
Thibault Marthouret, Seuls les œufs durs résisteront, Backland éditions, 2025.
C’est l’histoire d’un homme qui demande sans cesse l’heure qu’il est (Exshkouchémô vôjavaileum chivoupleu ?) On entend d’ailleurs plutôt « homme ».
C’est donc l’histoire d’un homme qui dans un rythme effréné prend le temps de réfléchir au monde. La tonalité peut parfois sembler légère, les paroles le sont moins, bien qu’elles s’unissent à une écriture vive, colorée, inventive et souvent « d’écalée », qu’on me pardonne ce jeu de mots.
Sur la coquille fragile de l’œuf se construit une métaphore filée avec ses hauts et ses bas (!). Pollution, amours, (et manque de, ou faux et vrais), confusions/effusions, l’autre, les autres, les lieux connus, les inconnus, sa place, ses désirs ses non-désirs…la guerre, les guerres.
Je cite tout cela pêle-mêle puisque ce recueil bouillonne, œuf dans la casserole, œuf devenu dur ce qui le rend plus fort. Mais ne sera-t-il pas mangé ? Comme tout le monde.
Un appel à la lucidité ? Attention ce n’est pas un manifeste, nulle volonté de convaincre, même si cette parole donnée, on la reçoit, on la comprend et on sourit en contemplant notre casserole tout à la douleur de la flamme, au service de l’œuf qui craint la sphaigne…
« Je ne te savais pas capable. / D’une telle écriture coupable. / Je ne te savais pas. »
« Nous faisons l’amour avec le masque / des voyages en avion qui détruisent la planète / ils nous détruisent la tête c’est la pression. […] Il faut mâcher / Il faut ruminer/ Ne pas oublier / l’autre dans la soute / et le violoncelle. […] J’écoute ma moelle sous son archet ».
« L’on sera enlacé enlacés enlacées / des petits bâtonnets / des petits fagots de bois vert/ des écharpes d’un monde outrepassé / parmi la poussière /et les photos/ et les livres / et les capotes encore dans leurs sachets/ et les blattes/ et les rats/ et les chats qui ne seront toujours pas des homme/s des hommes que l’on dit/ l’homme / les chats resteront des animaux comme on dit /les bêtes »
« On fait l’absence comme d’autres l’amour […] Je vais te clouer la bouche avec la main me disait l’Italien. / La bouche à qui / À qui tu ne veux pas »
« Parfois un petit rire est un pleur. /Les épaules tremblent comme l’horizon en Méhari. /On rit dans son coin. On rit en douceur On pleure ».
« Mais alors ce livre c’est […] des cygnes durs comme des œufs dans les eaux d’une page portée à ébullition »
Joëlle Abed, lunettes et autre buée, éditions Gros Texte, photographies de l’auteure (2016 2021).
Ce recueil est une promenade dans le temps et au bord … des arbres. Hier, aujourd’hui dans une chronologie très « libre »… Aussi serait-il osé de dire « arbre généalogique » !
Joëlle Abed revient aux sources de sa naissance, ce qu’elle en sait, ce qu’elle veut -en- croire-peut-être… aucun désir d’être au plus près de la vraie réalité (vous pardonnerez cette redondance). Des images, des mots, des souvenirs, on ne sait jamais avec les souvenirs, il faut toujours s’en méfier… Le choix d’une écriture simple et pour le moins sincère donne grâce à tout cela.
Les photographies d’arbres jalonnent le texte, la « lecture » des écorces glisse des titres à l’oreille de l’auteure. Des titres souvent enfantins, c’est difficile de se défaire de l’enfance.
Une brume s’est déposée sur ses lunettes, la brume des larmes ou celle des exhalaisons de la cuisson des confitures d’abricots, on ne le saura jamais, mais ce n’est pas grave : les morts et les vivants ont besoin de mystères et « elle » le sait.
« je ne peux pas dire que papa et maman/ chantaient faux / puisqu’ils ne chantaient pas »
« un soir de Noël je t’avais vue maman/ poser la main sur le bras de papa/ comme un oiseau sur le sable/ papa avait l’étonnement de la pénombre/ tu avais un bec rose au bout de chaque doigt/ mais la pulpe en était douce »
« elle aimait maman ramer / elle aimait aussi peut-être ne pas me connaître/ car je ne serai pas un garçon [… elle aimait garder/ le papier-cadeau autour du bouquet / c’était comme des bras d’homme »
« les hirondelles plongent puis remontent/ comme si elles étaient de petits dauphins/ comme si j’avais assez de force/ pour être tout entière/ dans la vision de ces petits ventres blancs et bombés/ gorgés d’une consolation à vif / venant respirer/ à la surface du chagrin »
« Ma/ ne regardait pas l’enfant/ Ma ne le tenait plus/ elle triturait entre ses doigts épais/un papier griffonné d’une adresse vague / le ciel /Pa qui se cognait toujours aux nuages / avait laissé rouler le crayon à terre/ et moi/ faisant le cochon pendu sur la branche / attrapais d’une main le crayon / pour qu’il y ait une suite »