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L’espère-lurette, chronique po&ique, par Jean Palomba (Juillet 2023)

samedi 1er juillet 2023, par Cécile Guivarch

Jeanne Bastide : L’âpre beauté du paysage – Encres de Roselyne Sibille (L’Ail des ours – collection Grand ours, décembre 2022)

Jeanne Bastide est née à Montpellier, pas celui de la ville. « Un berceau de pierre dans un écrin de vignes ». D’où ce nom de « Bastide », est-on tenté de penser, et qui désigne une petite maison en campagne.

Si Jeanne Bastide était cette maisonnette, elle serait emplie de mots et de fenêtres avec vue sur les sentes sinuant dans la forêt. Une forêt aux feuilles comme des âmes immémoriales. Ciel, soleil, bruissements, silence et nuit.

L’âpre beauté du paysage est un poème de 47 pages en forme de métonymie.
L’âpre beauté du paysage de Jeanne Bastide, c’est aussi celle du visage, du voyage, de la vision au cœur d’un « tu » défait de tous ses oripeaux et toujours cheminant vers... la lumière malgré l’obscurité mortuaire grâce au pinceau de langue. Car l’âpre beauté, c’est une beauté accidentée, ardente, rude et sauvage, une qui mord même dans la mort.
...c’est encore ce « tu » dans une nature d’une sensualité extrême. Extase et beauté y marchent sur un chemin forestier en quête de...
L’âpre beauté du paysage, traversée par le diamant désir et traversée du désir. Un désir présent, futur et passé où quête et souvenir d’icelui se superposent... où « La peau a disparu sous la caresse » (p 13)

L’âpre beauté du paysage, c’est celle de l’écriture sous le regard de la nature... Où
« éclosent des syllabes noires » (p 10) à l’ombre et dans la lumière, depuis la naissance jusqu’à la perception de la mort.

« Il te faut maintenant traverser l’obscur.
C’est ce qui s’impose aujourd’hui. Ce désir de départ. Tu connais bien ce souhait de fuite en avant.
Depuis cette enfance où t’a porté la lumière, il y a eu ces jours de noir où la fleur ne donne plus naissance au soleil.
Des jours où l’œil est au fond du puits et scrute tous tes gestes. Dans ce sombre, la vie est-elle en train de naître ? » (p 24)

L’âpre beauté du paysage, c’est « ce jour, un chemin bleu » comme un coup porté au trajet vital par le crépuscule, un choc enténébré heurtant le visage-paysage (p 32).
C’est, au mitan du texte, le noir et le froid, effroi et dislocation. Mais l’écriture, c’est le souffle de vie car toujours il y a une correspondance entre soi, la langue, la nature et l’autre, comme si ce « tu » qui s’écrit sous les yeux était arbre dans le vent, vent dans son feuillage, pluie sur sa peau végétale. S’il faiblit, si elle se tarit, c’est signe de déréliction,... et « trois petits points » de suspension signent alors le courant rompu de ce « tu » entre vie et mort...
...c’est le point de bascule du poème, extrême limite du suspens avant probable chute :
« Tu es là, au bord, à la frontière entre deux mondes.
Que crois-tu ? Derrière l’horizon il n’y a rien. LE rien.
(…) Comment désarticuler les murmures des buissons »

Et toujours le langage tressé à la nature et dans la brume confuse.

L’âpre beauté du paysage, c’est alors ce regard orphique, au moment de la mort, les yeux se retournent dessous les paupières et ce retournement, c’est l’infime, l’espace littéraire comme recours.
« Quel est ce monde insoupçonné que tu entrevois ?
N’oses imaginer.
Quel est ce désir de porter les yeux vers l’ailleurs ? » (p 35)
« Certains jours tu as surpris cet univers dans le brin d’herbe (…)
C’est la part inconnue contenue dans le rien, l’anodin qu’il convient d’inviter. » (p 36)
« ...dans ce bouleversement des sens toute émotion s’érige pointue, acide, acérée » telle l’encre, l’encre noire de Roselyne Sibille striant des degrés minéraux. (p 40)

« Tu es dans l’intime d’un silence sans pourtour.
Dans le secret de l’âme.
Comme pendant la nuit, quand tu étends tes ramures – que tes doigts se déplient sans rien atteindre. » (p 45)

L’âpre beauté du paysage, un horizon de 47 pages, une oraison de 47 plages à la recherche de pistes invisibles qui feraient brèche au travers du sablier des jours qui s’amenuisent.

« Ici (…) l’arbre respire en toi. Tu sens l’aller-venu de son souffle. » (p 46)


Roselyne Sibille, 4 encres


Tout comme ce long poème de Jeanne Bastide est métonymique, la technique inventée par Roselyne Sibille pour l’élaboration de ses quatre encres participe d’une métonymie parallèle dont le point convergeant est au cœur même de cette chair en partage ici nommée L’âpre beauté du paysage.
Roselyne Sibille pratique le collage de visions-paysages intériorisées – fantasmes photographiques révélés en elle et dont la graphie apparaît par le pouvoir de l’encre. Empreintes de pommes de pin, pierres, brindilles, racines et graminées, empreintes de mots non-dits écrivent un paysage recréé à partir d’une cartographie intérieure sur papiers mouillés collés. Empreintes réalisées au moyen de matériaux prélevés dans le paysage, le vrai.
Une âpre beauté arrachée à la terre et au ciel restituant une pulsion scopique à grand renfort de traces, nervures, filigranes... noircis sur rouleaux de papier de riz très fin griffés à l’encre de Chine, tous achetés au supermarché de la ville de Wonju (Corée du Sud). Déchirer, coller, recoller, chercher ce qui vient.
Ce sont dans un équilibre de noirs et de blancs des ressentis de paysages où naissent des espaces blancs, très blancs. Du vide. Ils portent une poésie de silence.
Jeanne Bastide a écrit dans ces blancs « ses propres mots de silence, de subtilité, ces mots si fins » que peut-être ils n’auraient pu ailleurs être prononcés.

Jean Palomba


    

    

    

Jérémie Tholomé & Ada Mondès : Memory Babe, sur les traces de la Beat Generation (Bookleg #182 – Maelström – City lights – MondoDiLuce, 2023)

Débusqué quelque part sur la quatrième de couverture ce message fugace : « Bookleg, des livres de l’instant – livrets de performances, réédition de poches d’un livre que nous affectionnons – toujours à un prix contenu... dans l’esprit du bootleg musical... ». Un credo absolument idoine pour un texte parcouru par l’esprit décoiffant des poètes Beat. Où « Bootleg » signifie, comme l’on sait « enregistrement pirate d’un concert », c’est à dire , « dérobé ». Un terme issu des bouilleurs de cru clandestins lors de la prohibition états-unienne (« bootleggers »). La marge criblant le cœur des pages emmusiquées, c’est déjà l’élixir exhalé du poème Beat.

Qui dit musique, dit voix, dit polyphonies inscrites dans la texture nommée « Memory Babe, sur les traces de la Beat Generation ». Multiplicité de présences vocales transitant sous les plumes fusionnelles et aventureuses d’Ada Mondès & Jérémie Tholomé. « Memory Babe » - un surnom d’enfance, hommage aux étonnantes capacités mémorielles de Jack Kerouac. « Memory Babe », à la naissance de la vaste geste poétique ici brassée. Où l’on entend en même temps qu’ils s’inscrivent dans les yeux les mots torsadés de Tholomé - Mondès et de ceux qui les inspirent : Les Kerouac, Ginsberg, Ferlinghetti, Burroughs... Prose et vers enfiévrés aussi bien dégoisés en anglo-américain qu’en français. Langues débridées, déponctuées toujours parcourues d’incandescence.

La matérialité même de l’opus Bookleg – modeste et fonctionnel - agit comme une référence Beat. L’Underwood de Kerouac frappant le rouleau de papier hygiénique utilisé comme support textuel sur la route et en forêt. Un matériau, un contenant, un contenu référencés au Memory Babe d’anthologie dès la photo de couverture : l’image d’Ada M et Jérôme T lisant leur auteur de prédilection sur le toit d’un van en partance.
Ainsi est-on valdingué dans une roborative dinguerie textuelle et kaléidoscopique où voix du passé et regards d’aujourd’hui s’épousent et se prolongent au fil d’un prisme nomade tissé de poèmes dialoguant.

A la lecture, si vous êtes comme moi, un dédoublement peut s’opérer. S’invite aux commandes du texte prêt à mettre en bouche le Neal Cassidy mythique conduisant le bus magique des Merry Pranksters de Ken Kesey dans la langue frénétique de Tom Wolf.
Réminiscence corroborant le titre de l’ouvrage aux résonances de road trip : « Sur les traces de la Beat Generation », un flash back muté en flash forward sous l’action d’un acid text ?
Neal Cassidy, sans qui Kerouac n’aurait pu trouver son style littéraire. Kerouac, voyageur passeur tant dans l’espace (la route), le temps (attrait pour Rimbaud et consorts) que dans la langue : Canadien dont la parole s’incarnait aussi bien en anglais qu’en français, tout comme celle déroulée au gré des pages dont on rend ici compte.

Ainsi, « Memory Babe, sur les traces de la Beat Generation » commence-t-il comme une pièce de théâtre dont on dresse le décor devant vous. Puis le texte est parcouru des souvenirs et trajectoires des protagonistes : ceux et celles des créateurs arpenteurs Beat – dont il se nourrit pour partir en soli de poèmes-proses évocateurs d’un voyage spatio-temporel vécu, porté, rapporté par les poètes Mondès - Tholomé. Soit, la virée du duo contemporain sur les routes et dans les rues d’Amérique du nord, latine, Mexique... etc, avec comme contrepoint final, celles de France.

Memory Babe, sur les traces de la Beat Generation, un poétique tour perfusé aux prosodies Beat embrassant passionnément les réalités actuelles : un spectacle de mots pour commémorer le centenaire de Jack Kerouac étendu à une confrontation, celle des idéaux tenus par la Beat Generation versus la vie matérielle de nos existences amoindries sous couvert de mondialisation.

Extraits

cette foutue mélancolie chaque fois que la voiture s’éloigne, le jour entier rétrécit et plus rien que de la braise-souvenir entre nos doigts transis, des balançoires en deuil et cette pieuse frénésie qui pousse à la mise prochaine

                                pour ne pas mourir

                        prendre la route
                        quelle route ?

*

Dans la salle d’attente du Docteur Sax

J’ai vu une grand-mère gifler son petit-fils
Parce qu’il avait ouvert un livre

Car il est hors de question de devenir
C’est à peine si l’on peut déjà être

Parce que la seule chose qui compte
C’est l’avoir

Etre
Be
Beat
Beaten

Battu d’avance
Rincé
K.O. Technique avant la fin du premier round

Alors petit homme
Tu devras te battre avec la langue
Te démener avec les mots
Tu devras te cacher sous tes couvertures le soir
Et à la lumière de ton smartphone
Apprivoiser les ombres

*
Etre
To be
To be beat

                       Or not to be

c’est l’heure où on ne distingue plus
les portes dans les bois
et les plantes des chiens
et les chiens d’une louve
les oiseaux changent de poids
et dans la poitrine
une joie qui s’affole
glace le pas du voyageur

*

Femme
Femme Fatigue
Épouse de l’époque
Femme brûlée
Femme
Qui prend nos voix
et vole nos feux ?
Ce qu’il faut de tôles et de nuques cassées
pour ne pas mourir
Comment
continuer la Route
quand le plus sauvage dit
Je veux rentrer à la maison
Jeune femme
écroulée clouée muette
privée de sens
dans les cimetières du siècle
                        Beat beat beaten
martèle l’école encore
Qui a été la plus beat & battue
traînant son âme jusqu’à la poubelle du Citoyen
alors que nous devrions être ensemble
ma sœur
à guérir
la déchirure de nos entrailles

*

- C’est le monde ! a dit Neal. Mon Dieu ! Il a dit en claquant son volant. C’est le monde, on peut aller jusqu’en Amérique du Sud si la route y va. Tu te rends compte, bordel de nom de Dieu ! L’aube s’est déployée aussitôt, illuminant le sable blanc du désert, et quelques huttes par-ci par-là, au loin, en retrait de la route. C’est des vraies huttes déglinguées, mec, comme on en trouve dans la vallée de la Mort, et bien pire, ces gens se fichent des apparences. Bon Dieu ! Quel pied ! Ah, ce pays ! On s’est trimbalés dans Main Street à quinze à l’heure, pour ne rien perdre du spectacle. Un groupe de filles s’est avancé devant nous, l’une d’entre elles a dit : Où tu vas, mec ? Je me suis tourné vers Neal, sidéré. Tu as entendu ce qu’elle vient de dire ? Oui, j’ai entendu, et comment que j’ai entendu. Oh la la, oh bon sang. Enfin, on est au paradis. Ça pourrait pas être plus cool, ça pourrait pas être plus grandiose, ça pourrait pas être plus quoi que ce soit !

*

les poèmes déjà s’en vont
ils naviguent vers les origines vers la langue des songes
où les continents en troupeaux de cotons s’avancent
pelotes d’arbres et de bleus en file indienne ils se rassemblent
et d’étranges créatures frayent dans cette mangrove
sans âge et sans chronologie
rien que des embarcations sauvages dans les sillons ouverts par les aînés
dans leur sillage où le limon chante tu seras un homme mon fils

des bêtes s’écoulent et les flammes me devancent
en moi coïncident dix millénaires
et la fumée du copal écrit dans le noir
les lettres de ma chanson

Jean Palomba


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