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A livre ouvert, par Isabelle Lévesque (octobre 2015)

mercredi 30 septembre 2015, par Cécile Guivarch

Dans les méandres des saisons, Richard Rognet

Éditions Gallimard, 2014 – 128 pages, 14,50 €

L’automne sur le seuil, celui des saisons, retentit.
Savons-nous encore que seront, dans un recommencement, les êtres disparus s’ils nous sont chers – qu’entendons-nous ?
Une citation de Francis Jammes, extraite du Deuil des primevères, décrit précisément l’apparence automnale d’octobre, mois d’augures. Elle nous fait entrer dans le livre par la porte rassurante de la nature. Elle est suivie de quelques phrases mélancoliques de Fernando Pessoa (Le Livre de l’intranquillité), c’est aussi la mort que cette saison regarde ou engendre, la perte et le deuil transforment en rêve ce qui fut fleurs ou fruits. Charles-Louis Philippe ouvrira la seconde partie du recueil avec un extrait de La Mère et l’enfant. Bascule du texte comme en cette date, 9 octobre, mère qui fut, disparut en cette saison, avant l’hiver. Écho des poètes, passés là. Mère qui « ne lisait plus que les poèmes qu’elle aimait ». Fils poète qui « tourne les pages amicales d’un livre de poèmes / vingt fois relu » et qui écrit à son tour des poèmes « hant[és] » de « mots / fraternels ».
Alors le temps berce autant qu’il perce. Le premier sonnet consacre le règne des pierres, celles qui bâtirent la demeure familiale et qui restent, fil liant aux ascendants dont il faut pourtant s’arracher s’ils meurent. Quelle douceur possible encore ?
Le poème, en sa rythmique, partage la phrase en séquences où se répète une même structure syntaxique, les propositions subordonnées du premier texte établissent un pont qui traverse le temps et nourrit deux rives antagonistes rejointes en une phrase longue (immuable) qui constitue le fond du livre, sa promesse « pour adoucir plusieurs coins du jardin ». Jardin figurant l’être et ses méandres, point d’anxiété et de douleur, qu’une sagesse, poétique, musicale, contribue à créer dès le début du livre. Longueur du vers, proche de l’alexandrin, le rythme ternaire berce et court dans le livre1.
Or le silence demeure : nommer serait peut-être soustraire « la plénitude /du silence » au monde, il se pourrait que le poème, à mi-chemin, soit ce murmure fécond. Il ne quitte ni le silence, ni la parole. Les mots qui entrent dans le poème mesurent une distance entre le passé perdu et le présent qui le retient autant qu’il rompt l’asservissement au souvenir. Sa nécessité se fonde sur le socle des livres d’autres poètes(en particulier ceux cités en épigraphe et notamment, pour le rapport à la nature, Francis Jammes).
La voix du poète chemine aussi sur le balancement des vers qui parfois brisent un groupe nominal (« ton / regard »), parfois élargissent au chant du monde nourri du silence.

« [M]éandres », on songe à ceux d’un fleuve, lit d’une douceur serpentine à fleur de métaphore, ancrage en un monde figuré qui entre dans le poème et se fonde sur les éléments perçus d’une nature dans laquelle la menace de la perte devient lecture de signes en promesse. Ils annoncent une épiphanie poétique :
« Personne n’est plus soi-même quand la nuit guerrière
s’annonce, personne. On sent que l’ennemi n’est pas
loin, que chaque mur est dangereux et masque
des fureurs prêtes à fondre sur nous. Or le ciel –le

ciel est plein d’étoiles filantes […]. »

Négation que rattrape l’incidence des étoiles, le mur des hommes ne les dissimule pas, le ciel livre ses promesses dans une partition cachée. Les mots répétés, le pronom indéfini « personne », ici, ne ferment pas l’espoir puisque leur musique annonce une réconciliation. Pareille angoisse dévoilée parce que le ciel est caché, le poème, là où le désastre existe, demeure en ce présent fragile où se découvre l’horizon.
À la fragilité se confronte l’espoir : « […] une toile d’araignée /résiste depuis plusieurs jours, entre //deux rameaux, on sent comme le poids de la /mélancolie sur les jardins et les buissons ». Isolément les vers dénotent l’absence, elle est prise dans une danse de syllabes concordantes puis rompues, la musique alterne entre la perte nommément inscrite dans la nature et une source toujours possible où s’abreuvent le jour et le poème. Dans ses méandres, d’abord l’automne, une hésitation entre couleurs et douleur, « les joyeuses voix de l’été » encore étonnent, trace perdue sur la frontière d’octobre. Pour la retenir, un vœu d’étreinte, « prendre quelqu’un contre soi » comme on garderait sans les serrer de vivantes silhouettes perdues. Celle de l’être aimé disparu. Celle de la mère mourante. Et, en forêt, serrer un hêtre dans ses bras…
La toile qui disparaît utilement fait place à « la bugle mauve », au « trèfle blanc », succession féconde et douce. Dans ce mouvement lent, le narrateur poète s’adresse à lui-même comme si, à travers les strates du temps, le « tu » scandé dans le poème pouvait se gorger d’un conseil de vie qui n’est ni résignation, ni soumission : le méandre du temps devient celui d’un chemin que le présent reconnaît, intégrant la perte. Quelque chose recommence, en regardant l’entour et les transformations de la nature. Cela vient dans le poème, le « tu » l’accompagne d’une sagesse première à laquelle se renouer lorsque frappe le deuil.
Les sonnets, et autres formes libres approchantes, se répondent qui disséminent dans le livre les signes traversant les saisons. Les reprises en cours de vers (ou d’un vers à l’autre) soulignent le balancement entre des optiques qui pourraient s’exclure. Au contraire, elles complètent la toile : « l’homme qui vient lui tenir la main, l’homme / qui se heurte à son silence », mère en filigrane et la deuxième personne devenue groupe nominal. Cet homme cependant constitue l’adresse : « les anges / appelleront pour lui parler d’elles ». Identité d’un narrateur poète personnage qui se fonde sur le manque en même temps que le présent constitue peu à peu ses signes, voix disparue revenant à travers « la forêt ». Identité perdue passant d’un pronom à l’autre (tu – il), qui se reconstruit pourtant par le regard.

Des réseaux thématiques se font écho dans les poèmes : toile, anges. Les temps se croisent au rythme du retour : présent (d’éternité ?) qui fait ressurgir une habitude perdue :
« Elle parle peu, mais on assure qu’elle réconforte
les anges. Pâle à effrayer un soleil d’automne,
elle ne se plaint pas, elle dit qu’elle aura
toujours la tête dans les étoiles […] »
Trois plans temporels se succèdent : le passé compris dans ce présent qui associe ce qui fut à ce qui est dit maintenant (« on assure… ») et ce futur prophétique qui place le personnage (la mère) à côté des anges. Élévation, silence d’une souffrance sans plainte révélée par la pâleur, fantôme déjà ou sainteté supposée à travers sa discrète douleur. Ainsi nous sommes en cette danse mélancolique, lecteur en proie à la toile du temps mais aussi charmés par la voix du poète qui calque ses mots, son rythme, sur celui de ce passé/présent qui ne finit pas.
La présence traverse les arbres ou les fleurs, là où elle fut reste cette mère, le poète la rejoint, bercé. « Tendre » et ses dérivés orchestrent les poèmes où mère et terre, associées, forment l’universelle présence. Force incantatoire d’un retour vers les réalités végétales qu’elle effleura, femme liant à la vie un sens recommencé à travers les méandres des saisons. Les « brumes » : autant sur les « jardins » d’automne que sur nos « paupières », larmes peut-être, mais fécond assentiment pour ce qui demeure et devient.
L’attente ici dépose les armes du temps, le livre et « chaque nom d’auteur » l’occupent, pour le sommeil absent « une pile de livres » qu’on peut parcourir, certes, leur vue réveille la mémoire des « poèmes que tu sais par cœur ». L’évocation de la neige les suit, virginité d’une surface « timide » que rien ne trouble. « [L]e songe lumineux de la première neige » provoque la réminiscence des vers : naissance depuis le silence, vide où les sapins abritent la solitude, où lire le ciel « dans un bouquet de campanules ».
Dans les poèmes, les saisons se touchent comme l’hiver jouxte les floraisons qu’il préparait discrètement. Paysage de campagne où les signes lisibles se devinent et s’esquissent. Cela, le poème le pressent. Père et mère alors, encore, unis si près dans chaque sonnet du début du livre, ils se répondent et redeviennent cette entité perçue dans ce que le poète découvre puis contemple. Il laisse venir à lui les impressions vives du dehors (celles du dedans resteront rangées : « ton présent souffrirait si tu venais à bousculer / la paix de ce fouillis »), en chacun la trace nue, discrète et tangible, de la présence de ceux qui furent. Cela ne console pas – cela rend douces les saisons qui se succèdent alors qu’un fil les lie.
Pas sans secousse : il faut aussi traverser l’amer et le rude, « syllabes cahotantes » de la perte et de la rupture : « […] Le monde devient / lisible […] », alors. Le poème délivre sa note mélancolique et claire.


1Lire l’article très éclairant de Béatrice Marchal sur le blog La Pierre et le Sel :
« Le nouveau recueil de Richard Rognet est constitué de deux livres étroitement reliés par un poème charnière, selon une construction très travaillée. Deux livres, de respectivement 60 et 33 poèmes, Richard Rognet étant attaché au chiffre 3 – sa mère est morte le 9 octobre 2010, ses parents se marièrent le 3 avril 1939, les 33 variations Diabelli de Beethoven ont présidé à la gestation du recueil… Les poèmes sont construits sur la forme du sonnet, chaque vers bâti sur le modèle d’un alexandrin librement coupé :
 ?Que de cris sans écho sous les bruits de / la vie ! ? »
La Pierre et le Sel, 25.08.2014.

S’il existe des fleurs, de Cécile Guivarch

Les éditions de l’Arbre à paroles, 2015 – 110 pages, 12 €

Ils s’en tiennent aux fleurs
rien qu’aux fleurs

C. G.

Quelles propositions tenter ? Sur la page, courts poèmes, de deux à sept vers. Lire entre. Entre les lignes ou derrière, l’ébauche, l’hymne discret, la vie donnée par « le jour » qui « ne compte pas les morts ». Seules sont écrites les pages impaires, silence autour comme si chaque poème, parce qu’il se murmure, dévoilait et cachait. Un deux trois soleil, qui se retourne ? Le regard du lecteur parcourt rapidement l’espace de gauche à droite et se trouve arrêté par le poème, à la limite droite. Si les mots déploient leurs harmoniques dans l’espace de la double page, c’est vers la gauche, donc en arrière. Retour réflexif.
Nous voyons, à travers les nuages, nous voyons ce que la vie recèle. Simplement :
« des enfants jouent dans le sable
d’autres cueillent des miettes »
Ce sont les gestes du jour, au présent d’énonciation recommencé, un quotidien ponctué de cerceaux, de châteaux. Pas de sujet pour plusieurs verbes, « n’ont de toit que le ciel », universalité douce de qui s’offre, se touche comme se rêve. Pourtant « la terre tremble autour » et le poème laisse entrer les présages assourdis du monde qui cogne. Alors la mélodie, nous l’entendons, les assonances multiples du [?], (« est-ce », « erre », « soulève », « protège »), elle se rompt :

« les animaux courent devant
pour ne pas être tués
aussi des hommes
courent autant
ils restent chauds
après leur dernier souffle »

Même fin.
Les poèmes n’énoncent pas de certitude, ils juxtaposent des éléments d’une réalité contrastée, vie, suivie de mort en chemin descendant, du ciel et des cimes vers l’humus et la terre. Ce qui nous frôle toujours, ce sont les instants doux et le risque de catastrophes minimes ou terribles. Cela, que nous vivons, et que le poème en sa ponctuation absente (texte allégé de tout signe qui ralentirait ou imposerait un rythme) veille, cet instant « autour des corps » évoqué au moment où, volets fermés, « seules des bougies restent allumées ».
Soldats allongés, laissés là par les guerres, – comment l’ignorer, comment « le taire » ? – la terre les a portés, ils y sont enfouis, sous nos pieds, et les pointillés infimes du poème les ancrent. Ici l’indéterminé (« ça », « quelque chose ») n’est pas un silence mais une proposition « que nous cherchons encore ». Poète et lecteur, à l’enseigne des lignes « pour remonter le meilleur », ce qui tremble sous la terre ou dans nos corps, « les coups de feu du jour ». Alors « remuer » la terre, soulever les mottes compactes et aérer pour creuser « parmi des pâquerettes et des boutons d’or ». Sur les tombes, la neige accumulée, les saisons passées : enfouissement, « nous en perdons les disparus ».
Or les enfants jouent : jonction du présent, les disparus « ont des choses à souffler ». La vie traverse encore les fleurs lorsque la terre oublieuse éveille l’histoire de ceux qui « tombent », en tout lieu. L’énumération des lieux (forêt, sous-bois, champ, pré, maison, cave, cachot, prison, camp, bout de paysage) résonne comme une liste de disparus gravés sur un monument, le poème les lit « pour sauver quelques bribes » d’une langue avalée, pour ne pas parler.
La voici rendue à l’espace où tout vit, « rumeur / ruminante dans les champs ». Mais les fleurs qui se nourrissent de cette terre ont un drôle de goût :

« à la bouche remonte ce goût
de fleurs séchées coquelicots
loin le tableau de Monet où
dames et filles en chapeau
cheminent sur les bords »

On raconte que sur les terres de Flandre, en particulier, les combats de la Première Guerre Mondiale transformèrent une partie de la craie du sol en chaux, ce qui entraîna l’apparition de vastes étendues de coquelicots, fleurs absentes auparavant. Le coquelicot qui, dans le langage des fleurs, indique l’ardeur fragile, est la fleur qui naît des combats. Elle est d’ailleurs la fleur du souvenir des morts de cette guerre dans tous les pays du Commonwealth. Ardeur fragile, fleur des morts, bien loin du charme pictural des fleurs de Monet ou Renoir.
Les hommes tombent et les fleurs poussent. Toujours. Cela recommence sans fin.

« s’il existe des fleurs
qui se donnent au jour
crient sous le poids des soldats
devrions-nous mourir le soir
ou bien fleurir des tombes »

Proposition retenue, seule possible. Le poème porte la mémoire et « les graines de la terre ». Comme les fleurs, il existe.

Accueil de l’exil, de Jean-Louis Bernard, dessins d’Anne Moser

Éditions Les Lieux dits, collection 2Rives, 2015 – 114 pages, 18 €

quelques syllabes
messagères d’un vertige
enseveli

J-L. B.

Entre ce qui reste et le végétal attrait des feuilles, quel territoire ? Choisir est-il possible ? Le seuil ce serait l’exil qui suppose une frontière, une limite non poreuse (minuit l’incarne qui se perpétue). Destin nous condamnant à nous tenir entre deux espaces incertains : le temps, l’éternité. Paradoxale étreinte :
« nous sommes l’ombre
du soleil
sur la nuit blanche ».
Dans un livre où toute la première partie offre, comme il est habituel dans cette collection 2Rives, un dialogue entre les dessins d’Anne Moser et les vers de Jean-Louis Bernard, manuscrits par l’auteur : à cœur joie s’en donne pour un tracé de lignes expressives douces ou chahutées. L’écriture suit un relief ou la courbe (entre conciliation et fracture) : serpentine pour le premier poème, « [l]e serpent est entré par les portes du sang », puis biseautée, « [h]omme éraflé », triangulaire, « l’obscurité » et ses « paumes ouvertes », celle d’un flocon, « neige en attente de ciel », colonnes pour « les cimes des catacombes »… À travers le calque, les couleurs vives d’Anne Moser, déchirures, étalements éblouis de rose et de jaune balayant la page. Accueil de l’exil.

Lieu de transition, le fleuve « bleuté » :
« les dieux l’ont décrété
pour adoucir leur
exil ».

Vivante ascèse, une attente pour
« que revienne sauver les hommes
la barque
des mélancolies ».

Neige et sang liés, en ces poèmes, le temps glissé fait mesurer l’exil et la parole des ancêtres, menue mélodie, signe léger annoncé par « le matin de givre » : nuit qu’il faudrait traverser, ayant fait provision de l’eau-sortilège pour répondre à la soif. Entre deux repères antinomiques, « supplice et délice », sous la frontière des paupières, trouver un territoire où l’entente serait possible. Mots des bords répétés, prépositions le plus souvent : « aux confins », « au milieu de », lieu de collision, l’attente se meut sur ce fil :
« les prophéties
ont goût d’exil respirent
les souvenances ».

S’élabore une esthétique de la ressemblance : dans le présent, le passé retentit au futur. De même, des formes se répondent et font signe :
« et les absences
ourlant nos songes
de quelques gouttes parenthèses ».
Décrire permet d’établir ces ressemblances, elles fondent la lecture du monde. Écrire restitue cette lecture passée par le regard sur les lisières d’un monde qui nous échappe, sans cesse. Exil car tout s’éloigne ou se rapproche, poète celui qui trouve cette langue fragile et nécessaire pour cerner ce qui apparaît avant de s’éteindre. Parcourir des « archives » : « neiges froissées » (pages peut-être), l’effacement requiert l’attention infaillible de celui qui parcourt les lignes de fuite entre deux points si peu perceptibles. Accueil :
« les fenêtres s’ouvrent
sur les cimes des
catacombes ».

Les groupes nominaux coupés par les passages à la ligne captent la fissure, la lacération : menace sur ce qui est et se retire ou se fige (« corps pétrifiés », « insolence de l’éphémère »). Seul le seuil :
« pour que renaisse
sensible et dévasté
le poème ».

Un instant appuyé contre le vent, de Lionel Jung-Allégret, encres de Jean Anguera

éditions Al Manar, 2014, 72 pages, 18 euros

Le silence est la seule mémoire du monde
Lionel Jung-Allégret

Le dialogue engage-t-il deux paroles ? N’envisage-t-il pas plutôt une seule voix, monologue entre deux instances, l’une en quête, l’autre qui désespère dans le premier poème d’Un instant appuyé contre le vent ? Cette voix s’appuie sur le souffle pour être entendue plus loin où l’entendre répondrait au chaos perceptible, « la couleur du sang et les cieux qui brûlent ». Alors même que se confondent la perception auditive et la promesse visuelle d’une « lampe », quel espoir ranimer pour qu’il devienne poème ? Il se pourrait également que ce soit cet « instant », dans le titre, qui vacille et cherche une assise, temporelle ou non, pour se muer en parole d’avenir. Au tutoiement, la fonction d’approcher une langue fragile, hésitant à naître tant ses assises menacées peinent à libérer un « instant d’éternité ».
De l’origine, de « l’eau natale » et la « bouche enflammée », l’oracle entre l’eau et la flamme n’est pas révélé :
« Des feux brefs
refermés par l’oubli. »
Le vers, court et clos, en son repli, ne saurait se résoudre à ne pas proférer. En un paradoxe qui ouvre et ferme dans le même temps :
« Tout est dit. », « La parole peut naître. »
La ponctuation finale scelle une promesse, un silence cesse entre ces deux clôtures, à cet endroit précisément. L’infinitif le décrète, « retenir » et l’oubli, répété, change de sens. Table rase de mémoire, il devient fécond, une ouverture semblable à celle de l’origine, l’immobilité et la « lenteur » pour qu’un poème ou un homme puisse « avancer ». Au mode possible, les pronoms personnels sont absents, la vocation du verbe non conjugué établit l’éternité comme assise. Et toujours, les lèvres, ce sont elles qui articulent et libèrent les syllabes de leur carcan donnant aux mots :
« Le corps
pour seule demeure. »
La suspension fragile du mouvement s’offre au temps désormais possible, le vent l’accompagne ou le soulève en sa vertu cardinale « sur la terre presque rouge », celle d’un sol sec , et les propositions subordonnées à valeur temporelle alors exaucent les infinitifs : « Quand le vent se pose…Que les arbres ruisselants… ». Elles se multiplient, la conjonction se gorgeant de vœux que l’on pourrait énoncer au subjonctif, leur réalisation serait alors incertaines, ici le mode indicatif les ancre dans une certitude. Cela que la voix, le poème amorcent. Comme un acquiescement.
En ces pages alternent les vers longs et des fragments : au long effort de naître, il faut consentir (se soumettre). Celui qui s’avance semble blessé :
« Ecorché et muet. »
Le sacrifice et la parole, le supplice et le silence. Les périodes s’enchaînent et se brisent. Sachant douloureusement cela : « le soleil meurt aussi dans l’écriture infinie de la cendre. » Le feu se blesse et laisse en trace une poussière d’écriture, « la parole tue / et son soulèvement dans le silence. »
Le glissement vers l’impératif actualise l’ordre, celui du regard qui cerne le temps devenu visible, assimilable à la mer, celle qui borde la côte méditerranéenne on le dirait : les indices de thé le suggèrent. Cet ordre et l’écriture, accordés au bleu minéral ou céleste, fondent l’ « éblouissement ».
Le lexique tend vers le « blanc », tend vers le « vent », sons vocaliques diffusés dans le texte formant une cohérence sonore autant qu’un réseau sémantique cohérent : inscription et effacement se jouxtent. Le feu, le ciel, autant de promesses d’un espace vierge, renouvelé par la traversée dont le poème témoigne. Eternité désirée, elle demeure, sinon dans le temps des hommes au moins dans celui de la parole, poussière d’or au vent qui dépose son levain où s’écrit le texte. Les verbes répétés fondent une litanie qui peut s’apparenter à la prière comme ils inaugurent un miracle : le temps ne s’assoupit pas, il se révèle dans l’éternité. Idéalement verticale. Cet élan, l’homme y aspire :
« Une définition d’en haut où l’on va. »
Les encres noir et blanc de Jean Anguera, striées, laissent paraître en milieu de livre une silhouette d’ombre qui avance et frôle deux espaces, les deux parties du livre coupées de lignes obliques et fines. On ne distingue qu’une lente avancée, un climat où seule l’ombre dessine des contours, « la corde de l’aube » et son paradoxe, une ligne tendue vers le jour. Ce narrateur fragile se tient sur le paysage. Sa position incertaine ne l’empêche ni de regarder ni d’avancer vers le « jour lent » où les « insectes » seuls se fraient l’espace minuscule qui leur permet de progresser. Tout est réduit, l’immensité seule du ciel, interdite ou devenue cendre, laisse entendre une « langue funèbre ». Le poète reste « seul à veiller » au milieu des fourmis et des papillons aux ailes brûlées :
« Des yeux se ferment sous l’espérance. »
Des rites sont requis , « l’huile frottée sur des torses froids », car l’on côtoie l’absence et « le sol creusé de plaintes ». Les pierres funéraires, le corps brûlé qui s’élève « dans la suie rougie du ciel ». Comme la prière, le rite dans le poème se perpétue. Passage du silence à la parole, alors que le vent, encore, transporte l’écho du destin. « Celui qui » écrit touche ces signes dispersés, il les rassemble et les baigne de lumière. Une « épine », le vol interrompu d’un oiseau, autant de désastres minuscules qui pourraient s’effacer, situés sur une frontière. Et l’ordre retourne à l’infinitif initial (« marcher » puis « être » : semonce de l’identité cherchée) :
« On s’éloigne.
Seul avec sa voix. Seul avec son pas. »

Isabelle Lévesque


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