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En Suisse francophone, en 2017, quelques lectures, par Françoise Delorme

lundi 8 janvier 2018, par Cécile Guivarch

____épargnés du doute
____non effleurés
____par la fragilité
____passez votre chemin

Je commencerai cet article qui relate quelques lectures de l’année 2017 parmi les livres de poésie suisse francophone par ces mots extraits d’un livre de Philippe Rebetez Derrière la palissade (éditions Samizdat), livre qui m’a beaucoup touchée par sa grande simplicité. Ce livre adressé à un lecteur qu’il veut attentif et inquiet est lui aussi attentif et inquiet. Nous y avançons le long d’histoires simples narrées sous forme de poèmes courts et intenses, histoires de gens que la vie a malmenés d’une manière ou d’une autre - le hasard ou la violence sociale s’en sont mêlées. Le poème peut suggérer parfois une révolte, mais celle-ci est en creux et restera celle du lecteur :

____on l’appelait
____monsieur Bindacor

____il disait toujours oui
____pour rendre service
____ne pas décevoir
____ne pas avoir d’histoires

____un jour le brouillard s’épaissit
____les mots devinrent rares
____il vécut le restant de ses jours
____isolé

____marmonnant
____bindacor

Le regard du poète, observateur et tendre pour l’humanité, enveloppe celle-ci d’une parole légère qui la dévoile telle qu’elle est : fragile autant que sa vie est précaire. Si fragile et si aléatoire que la poète Madeleine Santschi (1916-2010), dans le troisième volet d’une trilogie romanesque devenue peu à peu pur poème, Pas de deux (publication posthume aux éditions Héros-limite , conduite par Sylviane Dupuis qui signe une forte post-face), décline la vie humaine comme une une polyphonie toujours au bord de la désintégration, une danse de particules, danse toujours changeante, insaisissable, extrêmement fragmentaire, mêlant prose et vers, agencements typographiques complexes sur la page et nombreuses citations d’écrivains aimés dans un vivant brouhaha qui se révèle plus ordonné qu’il n’en a l’air. Ce qui se présente à la conscience suggère un jaillissement continu qui se répète, toujours différent. Madeleine Santschi s’est attachée à convertir la langue en énergie la plus pure possible, la plus polysémique et c’est une réussite :

____Les mirabelliers sont une petite espèce de prunes jaunes, parfumées et douces, avec lesquelles on prépare des gelées excellentes, que l’on peut faire sécher aussi. Elles se débitent alors en petits rouleaux appelés pistules.

____Quatre temps pour inspirer.

________Huit pour expirer.

____Comme ceci.
____Comme cela.

Parce que nous ne savons rien des phrases ni des mots,

nous devons nous précipiter en eux.

Thomas Bernhard

____Haut.
________Bas.
____________Haut.

____Elle quêtait ainsi à chercher un brin d’herbe au-dessous d’un squelette de vingt tonnes vieux d’il y a deux cent ans.

Eliane Vernay, elle aussi, en strophes de vers elliptiques disposés sur des pages très claires, cherche à dire ce qui s’échappe sans cesse et aspire cependant à une mise au monde, et désire naître sans cesse de l’écriture :
« La certitude que quelque chose est là, tout proche, imperceptible sous le mot, qu’il n’y a qu’à soulever », écrit-elle sur le quatrième de couverture de son dernier livre, accompagné magistralement par des peintures et dessins de Claire Nicole À même le roc (éditions Voix d’encre). Mais bien sûr, rien de ce que l’on croyait saisir n’apparaît. Pourtant écrire avive la vie, la colore, violemment, ici avec une grande justesse, dans un ensemble de poèmes taillés comme des silex, tranchants, nets, sans bavures :

____Et un sourire
____-
____lame de couteau.

____Brille rouge.
____S’arrête

____- immobile.

____La suie du ciel, nappes
____sans taches.

____Le noir du signe
____dans le noir du temps.

Ecrire, oui, colore le monde, et permet de rendre visible et sensible toute la cruauté d’une société en dérive qui abandonne les uns et les autres à un destin sombre, orphelin. Sylvain Thévoz, avec la force qu’on lui connaît, traverse avec son écriture rapide et nerveuse la vie d’un migrant qui a fini par se suicider en se noyant :

____il n’y avait pas les hélicos
____il n’y avait pas la presse

____j’ai marché simplement
____je suis entré dans l’eau

D’un fait divers, le poète fait un livre intitulé Rhône blanc (éditions des Sables). Creusées par le silence, les pages révèlent peu à peu un être humain, perdu, naïf, espérant et désespérant, cherchant à exister malgré tout, entre le jour et la nuit, la fleur et l’animal, la terre et l’eau, parmi le monde matériel et pourtant aussi très urbain, « dans la ville déserte / jours des petits riens »  :

____porter la solitude

____les menottes au moineau

____je dis simplement renonce
____à l’animal intérieur

____pour voir ressentir
____autrement

____la bascule vers le haut ces hoquets ces cris je suis la forte pente l’enracinement
____les tensions les rejets pour un peu d’équilibre je connais ça passera

____la barque des émotions calfatée par la perte j’ai ma bouche
____dans ce monde un corps miette pour qui vole tout autour

Les poèmes très ancrés dans un imaginaire matériel naturel de Sylvain Thévoz trouvent un écho fort dans les poèmes de Marie Tavera. Dans le livre Levées (éditions Le Miel de l’Ours), se déploie une poésie singulière, très dense, au lyrisme abstrait. La poète reste très attachée aux éléments qui nous composent et que nous habitons. Elle dédie les vers et les strophes denses de ce petit livre très compact à ceux qui lui ont prêté un alpage, une cabane, un jardin... Autant de lieux pour se laisser absorber par l’entour ou l’inverse, pour écrire, pour essayer de saisir sans illusions une rare vibration, celle qui chante entre la musique et les significations, celle qui s’écoute, celles que nous écoutons :

____rompues en vous que s’écorchait
____que la saison s’est approchée
____où plus loin ne dit presque temps est venu au mouvant
____le sillage
____des roches qui bougent devant
____la lente écorce aux frondaisons que nous trouvons
____comme à la nuit
____comme presque rien pour se dire
____comme au cuir nu où s’accroupir rien qu’écouter dans les pas froids de pierre rompues lèvres devant

Dans Après l’union (éditions Tarabuste), deuxième acte d’une trilogie commencée avec Big Bang Europa (éditions Tarabuste), Antonio Rodriguez invente une tension féconde entre vie collective difficile, guerres, atrocités criminelles, rêves de pureté nationale et désir de vivre ensemble, de donner naissance à des enfants, à des amours, d’accueillir une vie terrestre pas toujours compréhensible, avivée par l’élan de la chanter, sans trop d’illusions non plus :

____dimanche les temps de paix, dimanche le jardin, les enfants courent près du cerisier, se roulent dans l’herbe,
____[...], Europe entre leurs mains, ils rient, ne savent pas, subitement ils respirent, détruisent ce rien qu’il reste. et finissent par sculpter un peu d’argile, pâte molle à même le sol,

____matière, nous soufflons ensemble dedans,

____tout près se tient une femme aux yeux clos, visage reposé, elle ne porte ni la rose ni la tresse, tient uniquement une tasse entre ses mains, « tu viens ? », belle d’Europe qui sent les foins, « tu viens ? » te rouler près des gars qui sourient, près des filles qui chantonnent, nous portons le continent,

____matière, nous soufflons ensemble dedans,

____j’aime cette impureté qui se comprend par la terre, peau dans l’argile, langue aussi, [...] , « il n’y a pas de paradis », simplement une manière de faire dimanche en temps de paix,

____quelqu’un dit cela autour de la table, et nous soufflons ensemble dedans,

Et pour conclure l’évocation de ce choix très subjectif et réducteur (il y aurait pu avoir d’autres noms, d’autres titres), je citerai un autre poète, Laurent Cennamo, qui m’impressionne. Il constitue peu à peu une œuvre importante. J’aime employer le mot « diaphane » pour caractériser la curieuse lumière qui émane de ses poèmes. Le vocabulaire européen des philosophes (dirigé par Barbara Cassin), dictionnaire de l’intraduisible, ne me dément pas lorsqu’il définit ce mot sous la plume d’Anca Vasiliu : « Pour la pensée antique, il faut qu’il y ait du diaphane, c’est à dire un « milieu » qui relie les choses entre elles et ouvre à travers lui les portes de la réception sensible et de l’entendement. [...] Le diaphane imprègne tacitement toute représentation du monde sous son aspect sensible et intelligible et opère ainsi, par sa participation à la lumière, une véritable mutation entre le visible et l’invisible. »
Le dernier livre Les angles étincelants (éditions La Dogana) , oxymorique à souhait, surprend sûrement par son titre. Tous les poèmes participent de ce régime matériel doublé d’un régime immatériel qui n’est pas le moins coupant. Une telle double appartenance donne une incroyable concrétude à toute sensation, toute impression, un poids précaire à toute vie, une force peu commune à tout mouvement, même fugace, une réalité tangible aux mots. En même temps, tout paraît si léger, aérien, choses et mots toujours au bord de la disparition, gestes et œuvres voués à la mort, non sans avoir brillé plus ou moins longtemps. Bien sûr, on pourra identifier l’influence certaine d’un Philippe Jaccottet. Mais Laurent Cennamo est moins plaintif - sans dédaigner le rythme lancinant des mélopées. Il est plus incisif, plus cru, d’autant plus qu’il ne dédaigne ni l’ironie, ni l’auto-dérision :

____La clé à molette, le visage
____de l’enfant tandis que son oncle jaillit
____de la fosse. La graisse, le fleuve
____invisible, non loin, ses eaux
____laiteuses. L’île aux castors. Feu
____de branches, silencieuse
____avalanche de gravats. Le chant
____de la sitelle ( son vol
____au travers de la mince flamme
____du chalumeau), enfin, autour de tout cela
____(incompréhensible cadeau,
vivre,
____d’un muet le songe dans le noir)
____nouant son large ruban jaune et bleu.

Françoise Delorme


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