Alexandre Voisard / Une mémoire d’étincelles et de givre, éditions Empreintes, 2023
Alexandre Voisard, poète suisse jurassien, est un vieux monsieur plein de fougue que la poésie poursuit encore. Enfin, c’est là qu’il habite, en poésie. Et rien ne l’en délogera, c’est certain.
En lisant ce dernier opuscule au titre chaud et froid, tout empreint de clartés paradoxales, j’ai toujours la même impression, que s’éveille soudaine en moi quelque luciole fragile mais vivante, que s’ouvre une clairière, provisoire mais profitable. « Résurgences en bout de chemin », ainsi nomme-t-il ces tout derniers poèmes. Tout ce qui fuse, tout ce qui vibre, tout ce qui se dissout mais revient, tout ce qui agrandit le paysage entre la blancheur froide et le jaillissement du feu crée un instant suspendu où respirer semble envisageable :
Je respire mieux, à ma place, infime, enfin exacte :remettons à l’endroit la prêle la renoncule et le mouron
voyons à contre-jour l’état de nos parentés
disons-nous enfin droit dans les yeux
plus on s’allonge pour rêver
plus on se réveille petitJ’aime déjà la liste des titres des courts chapitres, comme si, forts de leur simplicité, ils agissaient déjà chacun presque comme les vers d’un poème : Temps perdu n’est pas temps mort, Entre nous encore, En cette mémoire de givre, Au voisinage des eaux dormantes, Petite musique de colportage, Des échos d’alentour, Au gui bienveillant. Dans « Retouches au paysage », dernier mouvement un peu conclusif – (l’image de la poésie comme retouche, nécessaire, m’enchante ! ), le dernier poème me laisse sans voix, puisque tout ce que j’imagine de la poésie s’y trouve rassemblé, en quelques mots qui serinent leur petite musique. Un accordéon s’ouvre et se ferme, entre si petit et si infiniment grand, jusqu’à ce que, oui, respirer avec une amplitude sans mesure soit possible, avec une énergie régénératrice :
On n’oubliera plus quoiqu’il advienne à nos pas
semés de faits divers de méprises et de fiestas
qu’avoir aimé le fruit ne guérit pas d’aimer la fleur
reste l’inaccompli heureux d’un perpétuel désir
aimer d’avoir aimé te requiert d’aimer encoreGrâce, musique et mystère, mais mystère sans tout le falbalas occulte qui l’accompagne si souvent et le déprécie durablement. Non, plutôt le simple mystère d’exister, irréparable et somptueux dans le même mouvement.
Beaucoup d’étrange familiarité dans ces vers assemblés souvent en très courts poèmes. Elle provoque l’esprit et l’emporte dans l’évidence troublante d’oxymores à la limite du vraisemblable, mais si justes que j’en reste stupéfaite. C’est vrai, une sidération me saisit lorsque le hiatus entre « inaccompli et heureux » fait se toucher d’irréconciliables aspects de nos vies jusqu’à émettre une petite note, la petite note juste, et même une mélodie qui atteint un degré de vérité assez sûr. Je me sens prise dans cet élan. J’ai moi aussi envie de chanter.
C’est bien de chant qu’il s’agit, je crois.
La poésie d’Alexandre Voisard chante. Elle n’a jamais douté là-dessus même si parfois le poète aurait pu laisser presque s’infiltrer de complexes et plus troubles sentiments :nous nous sommes soumis en épreuve définitive
à glaner comme châtaignes au ravin
des bribes de savoir à remettre en question
au bout de chaque page donnée probante
t’arrive-t-il encore ô mémoire nomade de trouver
un synonyme au verbe douter ?Quelle manière délicate (un peu roublarde aussi, peut-être, mais il faut jouer de tout !) de convoquer le doute dans les échos qu’il soulève à l’infini qui n’ont plus de nom ou jamais un nom adéquat : manière de congédier aussi le doute dès qu’il devient trop destructeur ?
Mais la poésie d’Alexandre Voisard ne se laisse jamais abattre. C’en est presque miracle, à travers des constats parfois un peu désabusés qui prennent en charge d’autres mouvements de l’existence, passés, qui ne motivent plus la vie vieillissante :
Être fort et rigoureux c’était hier déjà
sur la route de l’usine et le chemin de l’école
alors que les enfants parlaient à père et mère
de ce qui va de travers quand le moindre vent
tourne les pages tel un moulin que les images soûlent.Les poèmes de ce livre n’oblitèrent jamais l’approche de la mort, la fatigue aussi parfois. Lutter, croire comprendre, jeter son savoir et son courage dans l’aventure, pourtant pas toujours compréhensible et toujours un peu vaine, certains poèmes n’omettent rien :
Il ne sera temps à quoi que ce soit
à garder au fond de soi l’insatiable bourgeon de musique
à l’abri des ravages et des malentendusMais il existe en nous une énergie qui transcende cette fatigue et même s’il ne reste ironiquement que « de petites voix à peine tremblotantes / en dépit d’un silence désolé qu’on le trouble », elle continue, cette énergie qui n’est pas celle de la lutte, de la recherche pourtant nécessaire de réponses ou de questions fécondes, elle continue, je ne sais pas moi-même trop à quoi faire. Mais je sais qu’elle vibre en ces vers et qu’elle me fait du bien. Ainsi, je regarde mieux, en face, l’improbable labeur de vivre, la tout aussi improbable et salubre entreprise (en partie incompréhensible) de lire et d’écrire :
et qu’est-t-il devenu cet homme si lent
aux lunettes épaisses aux mains calleuses
à la voix douce et parlant peut
dont la besace disait-il était pleine de pages
arrachées aux livres et ramassées au caniveau
prenez les forêts dans vos bras telles des fleurs
criait-il chérissez la prairie avant l’infamie des enchères.Et je m’allège avec des mots, les mots d’Alexandre Voisard ainsi tournés, oui, « aimer d’avoir aimé te requiert d’aimer encore » reste une certitude indéchirable, même si elle se déchire, parce qu’elle se déchire. Voilà.
Fabienne Raphoz / La Saison des mousses, Paris, éditions José Corti, 2023
et Ce qui reste de nous, Genève, éditions Héros-Limite, 2022Une amie m’a offert La Saison des mousses cet automne. J’ai lu ce livre d’abord comme on lit enfant un roman d’aventures, d’un seul coup et avec avidité, car c’en est une et des plus exaltantes que de partager cette « traversée sensible rythmée par les rencontres avec les livres, les animaux, les paysages vivants » comme il est dit sur le quatrième de couverture. Il est d’ailleurs beaucoup question d’enfance dans ce livre, en particulier dans un chapitre intitulé « Remembrance » que Fabienne Raphoz oppose à « remembrement » dans une superbe évocation d’une simple haie, la « haie » qui me semble par la grâce de ses mots devenir synonyme de « poème », de relation entre les humains et la « nature » :
car la haie n’est pas un rêve, un idéal d’harmonie à atteindre, en temps d’effondrement, c’est la réalisation ancestrale [...] d’un nous, qui fut, qui est, harmonieux, un lieu commun. La haie serait ce collectif d’intérêt de tout un groupe de vivants, humains compris, une frontière qui retourne la notion même de frontière comme un gant. [...] corridor entre deux territoires, c’est tout un microcosme commun, hybride, non pas par-delà, mais à travers nature et culture. [...] aux yeux du témoin, [...] comme autant de passe-murailles entre ces deux mondes. Ce sont des mains d’homme qui les ont plantées depuis des temps immémoriaux.
Et puis, maintenant, je le relis, par petits morceaux, en poursuivant des rêveries gigogne, en réfléchissant, en écoutant les musiques « biophoniques » qu’il m’évoque, celles que je connais, en imaginant celles que je ne connais pas et en regardant dans ma mémoire ou dans mon désir de les découvrir les animaux et végétaux qu’elle décrit, avec tant de finesse. Et je reviens plusieurs fois sur les mêmes pages pour observer de mieux en mieux avec elle et je lis en même temps un livre de poèmes, Ce qui reste de nous, pour lequel elle dit avoir couvert « des dizaines de pages de prises pour n’aboutir qu’à quelques vers » mis en poèmes comme qui tendrait l’oreille vers « un écho des temps profonds ». J’extrais un des poèmes du chapitre évoqué intitulé « Poème du matin » parce qu’il parle de lui-même à lui-même par la voix des oiseaux avec la légèreté de tout ce qui surgit dans la nature animale et végétale quand on la regarde et quand on l’écoute en lui offrant une durée de mots choisis jusqu’à l’hypothétique lecteur :
septembre cogne plus fort et se tend
tambourinage sur les bogues
battements d’ailes dans les feuilles
:
l’intensité déboule avec son nom
c’est de terre
que montera
un trille aigu
c’est du ciel
que plongera grave
un chant de gorge[ sitelle ou pic épeiche
éphippigèregrand corbeau ]
Le chapitre le plus bouleversant s’intitule « Emily en décembre, un cas d’espèce ». Il est consacré à la « métamorphose » de la poète Emily Dickinson en oiseau par l’entremise d’un poème et du « ressouvenir » de Fabienne Raphoz à l’écoute d’un rouge-gorge en hiver dans le Quercy qui lui fait traverser les siècles et les espaces jusqu’à la biographie d’Emily Dickinson. L’analyse de ce qui fait la force si rare et intègre des poèmes d’Emily Dickinson s’approche peu à peu, sans impudence, juste à la hauteur d’un chant d’oiseau, d’une sorte de transmutation symbiotique, celle d’un chant en un autre chant, plus lumineux, plus clair, plus juste, émouvant, irréfutable :
Je continuerai de chanter !
Les oiseaux me survoleront
En route vers des Climats plus Ambrés –
Chacun avec un espoir de Robin –
Moi – avec ma gorge rouge –
Et mes Poèmes –Les poètes évoqués sont souvent des poètes objectivistes, d’Emmanuel Hocquard à Lorine Niedecker (inconnue pour moi, mais que je vais lire) en passant par Williams Carlos Williams, Stéphane Bouquet et Norma Cole. Fabienne Raphoz, qui cite souvent les autres écrivains et poètes comme elle tente de faire entendre des chants d’oiseaux spécifiques, tente par le biais d’une description passionnée de libellules en amour une sorte de définition de la poésie qui me touche particulièrement, car elle n’exclut pas des approches plus directement lyriques, du moins telle que je la comprends :
Et s’il est réconfortant de penser que « les espèces animales et en particulier les libellules, se tiennent comme si elles étaient les mots hyperprésents d’une langue absente » ( Alain Cugno, dans La libellule et le philosophe), rien n’empêche de tenter de [...] rechercher cette langue, [...] pour opérer une métamorphose en contre-point de la leur, muer cet objet-langue qui nous a séparés du reste du vivant, en rapprochement, par le poème, c’est -à- dire grâce à cette drôle de langue-protée qui rend possible, par sa porosité, ce rapprochement. La langue du poème comme loupe, grand angle et écho.
Dans ce livre, papillons, araignées, oiseaux, herbes, mousses si lumineuses particulièrement célébrées dans le dernier chapitre, écrivains aimés, sont évoqués avec une précision sans pareille, d’une digression à l’autre dans un mouvement qui aiguise la curiosité. Le lecteur est souvent renvoyé à un appareil de notes merveilleux de précisions supplémentaires, de dérives en douces dérives, intitulé « Les étoiles du texte, Références et digressions ». Cet appareil, assez volumineux, double le livre d’une soie moirée d’explications, de retours sur information, de renvois en renvois plus précis, ou résolument rêveurs. Un index, par hasard et poussé rigoureusement par l’alphabet classificatoire, commence par « abeille » et finit par « Zukofsky » ! Bref, tout fait sens dans ce livre si fraîchement éclos, très jubilatoire, sans que soit exclue la conscience sous-jacente d’un péril en la demeure :
Avec les chants – trop matinaux – des cigales, ce n’est pas La Provence de Giono ou l’Harmas de Fabre qui se lèvent, mais une certaine fébrilité, de celle que le chant de la fauvette, le vrombissement d’un bourdon, le bruit du vent dans le pin, ont tendance, si ce n’est à chasser, du moins à recouvrir et que ce chant trop précoce des cigales, attendu en fin de matinée, rend tangible, comme alarme en basse continue.
La fièvre témoigne souvent de maladies, graves parfois. Et cette alarme irrigue tout le livre de poèmes Ce qui reste de nous. Le titre, si inquiet de la destruction de notre relation à la terre, déjà nous avertit. Le poème « Fauvette » qui termine le livre est clair à ce sujet. A travers des écoutes successives, par les bois, avec un refrain qui se fait insistant « se presser d’aimer (c’est le présent) », entre une célébration et une inquiétude, tout un chant et toute une méditation se déroulent et nous imprègnent peu à peu d’une musique presque mélancolique. Je cite ici la première page, la dernière page de cette ode à la fauvette ainsi qu’une strophe centrale, qui me semblent montrer les ressorts attachants de cette poésie et l’émotion qu’elle peut susciter, irrémédiablement :
Fauvette !
Si mon chant
était semblable
au tien
j’aurais trouvé
le ton justepetits carrés
de bleu
posés là à
deux mains[...]
le monde s’étiole non loin
ici chaque matin – de la saison
nous comptons les naissances
recueillons des millions
d’années dans nos mains
soudain sommes ignorants
comme l’aube[...]
jusqu’à
quand
fauvette
vas-tu tenir
le chant
haut ?
Une rencontre continuée / James Sacré, Le castor astral Poche/poésie, 2022
Dans ce livre de James Sacré, petite anthologie composée par le poète lui-même comme de temps en temps dans cette collection de poche du Castor Astral, il y a des cailloux, des patates, il y a un tuyau, il y a des tissus, il y a des épines, il y a le vent, il y a des mots mis en poème pour questionner le poème, il y une ruine de chapelle, et finalement il y a « il y a », une sorte de « il y a » qui n’en finit pas de surgir, qui se continue tout en s’effaçant sans cesse :
Nulle part à vrai dire c’est partout
On voit, on ne voit plus. Quand même il y a.
Il y a toujoursLes textes rassemblés ont été écrits à des périodes très différentes de la vie, de 1975 à aujourd’hui. Et leur écriture diffère. Plus exactement, elle change un peu, peu à peu, sans changer vraiment. Est-ce qu’au fond, l’écriture obéit à une sorte de mouvement mortifère (mais pas seulement) auquel il est impossible de résister qui entraîne autant la vie du poète que le monde et les poèmes ?
Je continue de mourir en mon cœur
La fontaine de Cougoulet
Qu’un buldozer a bousculée.Des jeux de ponctuation, parenthèses, points sans majuscules et répétitions, font comme une sorte de tenace musique répétitive dans laquelle les courbes des parenthèses inventent des silences suspendus :
(Il y a dans une chambre (ou grange) abandonnée ce tas de patates qu’il faut dégermer. Il pleut. Le travail et le silence continuent. Le travail et le silence )
Ces parenthèses, on les retrouve dans « Comme un tuyau (avec un paysage en regard) » écrit en 1993 dans l’amitié de dessins d’Yvon Vey, mais moins nombreuses. On les retrouve mêlées avec beaucoup de jeux de police, romain et italique, gras et maigre, corps de lettres divers, comme si James Sacré essayait de dessiner lui aussi en faisant jouer noirs et blancs jusqu’à faire vibrer de multiples gris. La trivialité du mot « tuyau », respiration vivante d’une « image précise construction de bronches et bronchioles (feuillages maigres quand même, sentiers qui tournent court) » se résille en paysage, se colore en humanité fragile, vêtue ou dévêtue, habitée de désirs qui dessinent aussi un paysage de campagne ou un autre à moins que ce soit le contraire, tout cela dans une sorte de désordre sensible et pas toujours compréhensible, un peu dérisoire :
Tuyau comme un cœur ou comme
Un bord de tuile tuyau pour
Le sang la pluie
Pour un peu d’eau sale pour
Ça continue partout je mélange
De l’encre avec ce qu’on voit avec
n’importe quoiIl est question aussi de tissus qui se défont, de peaux qui se frôlent, de linges qui langent la vie et peuvent nous envelopper jusqu’à l’infiniment grand, dans un mouvement lyrique, ouvert et heureux, que James sacré récuserait peut-être aujourd’hui, mais pas complètement, puisqu’il les choisit pour cet ensemble :
On l’étendait parfois dans l’herbe
Juste pour s’asseoir, y bouger, le corps
Dans la douceur du vieux couvre-lit, la prairie
Comme une chambre en plein ciel comme si
Tout le fermé du cœur se trouvait déplié.Le vert que broutaient les vaches, on les voyait
Parcourant lentement du grand bleu.Un vieux couvre-lit
Comme un nuage mis par terre.Et puis, toujours, le questionnement auto-réflexif sur le poème n’en finit pas, sous toutes formes, de revenir, parfois avec une douce et délicate ironie, ambivalente pourtant, qui fait sourire, ranime le désir, mais aussi serre le cœur :
Ça serait quand même pas mal étonnant
Que de la bêtise ou beaucoup de maladresse à penser,
À rêver les mots,
Soient les ingrédients suffisants
Pour faire lever le poème ;Un désarroi réel, qui me semble prendre de plus en plus de place, sans se prendre pour plus qu’il n’est, finit par irriguer aussi la « carte d’identité poétique » qui clôt le livre, désarroi de ne jamais rien saisir, de ne rien avoir su saisir, rien avoir pu saisir et surtout de ne jamais être sûr d’avoir pu sortir vers quelqu’un. Le poète reste assez sûr de ne jamais avoir brisé une solitude première, quoique que ce livre s’intitule précisément avec vigueur et fermeté Une rencontre continuée :
Et malgré tant de rencontres et de marques d’amitié pour mes livres, le sentiment persiste d’une grande solitude en poésie, parce que je sais mal répondre, mal dire, parce que les livres nous quittent. On s’imagine parfois les relire dans une grande intimité... on sait qu’on se trompe. On ne sait plus. On ne sait jamais bien si on rencontre, ni même ce qu’est une rencontre. Il faut écrire encore, pour ne jamais savoir sans doute, mais le dire.
Cette anthologie n’en finit pas de me surprendre, de me réjouir aussi. Les choix faits par James Sacré montrent à quel point des « manières » toujours nouvelles d’écrire ont beaucoup différé au cours de sa vie de poète, même si elles sont toujours parcourues par les mêmes questions, les mêmes non-réponses, les mêmes souvenirs dont certains s’amenuisent jusqu’à presque disparaître et dont d’autres s’opacifient jusqu’à devenir la substance comme matérielle des poèmes, donnant vie – mystérieusement – à ce qui arrive entre les mots, ce qui arrive avec les mots. Je l’ai déjà écrit, ces poèmes qui ressassent sentiments et bribes de mondes à moitié oubliés, entraperçus et ressentis jusqu’à plus soif, ces poèmes qui semblent vouloir user la chaîne qui nous retient avec acharnement sans y parvenir tout en consolidant tout ce qui nous maintient vivants m’émeuvent tellement que, souvent, je pleure, en émotions confuses, en les lisant. Je pleure sans savoir pourquoi et je ne sais même pas si c’est de pitié, d’inquiétude ou de joie ou les trois à la fois.
Je suis toujours étonnée. Et j’y reviens toujours, en sachant que mon bonheur d’exister pourra trouver comme un refuge dans cette lecture, sans trop d’illusions, comme une cabane à claire-voie, fragile et un peu de guingois, mais où « quand même, on est bien ». L’enchantement naît de ce curieux mélange, peut-être. Il persiste, se diffuse en moi durablement, avec le moins de tromperie possible ! Un enchantement désenchanté ...
Régis Lefort, Où bascule, Saint-Benoît du Sault, éditions Tarabuste, 2023
Où bascule de Régis Lefort exerce sur moi une force hypnotique à laquelle j’ai du mal à échapper pour écrire autre chose que « ce livre exerce sur moi une force hypnotique si intense que... »
Ces crescendos et decrescendos surprenants, douloureux mais empreints aussi d’une sorte d’inaltérable joie qui s’y entremêle, ces forte et diminuendos surgis les uns des autres au fur et à mesure, inventent une poésie qui tient d’une forme musicale, parente de la symphonie. Mais elle serait jouée par une voix seule : elle enfle et se perd, accélère ou ralentit, usant de nombreux et très divers instruments. Cette voix hurle ou murmure ou les deux à la fois, mais toujours en chantant.Où bascule est structuré en cinq chapitres qui suivent une progression dont la substance se rétracte ou se dilate à l’infini, entre expiration et inspiration. « L’instant où tout bascule », premier chapitre, me semble s’attacher à mettre en mots l’arrivée de la maladie dans la réalité d’un corps vivant, la brutalité avec laquelle elle crée un avant et un après définitivement scindés, violence dévastatrice dont on ne peut, dans un premier temps, que prendre acte :
Le mal se propage selon la rouille indistincte de la vie lymphatique. Il grise l’articulation mais bloque dans le même temps ce qui fait sa mobilité. Le plus difficile, c’est l’avancée impossible d’un corps qui semble buter contre un mur. C’est dans cet empêchement que le désir s’engraine, s’enkyste, comme une maladie contre la première. Le désir comme la première mouture du matin suivant. Voir le soleil en regard de la peine.
Dès lors, s’anime une étrange porosité à l’œuvre dans tout le livre, celle de la poésie qui peut sinon métamorphoser l’ordre inéluctable, du moins le transmuter en une lumière rare, tranchante et omniprésente. Elle permet d’ouvrir ce qui se ferme (ou inversement), de colorer ce qui noircit. Elle hasarde une quête dans laquelle
On frissonne, On s’imprègne de ce qu’on ne reverra peut-être pas. On malaxe avec le muscle de mémoire. Sans le savoir, on cherche l’âtre de la résurrection.
La poésie permet un mouvement de balancier qui rapporte, comme d’une pêche miraculeuse, des éléments d’un passé révolu qui ne l’est plus tout à fait ; il féconde des moments de beauté qui rattachent le poète à des amours encore vibrantes dans la mémoire, qui rassemblent le cosmos entier sur la page, un cosmos venu de partout pour créer de nouvelles cellules salvatrices. Pour n’être pas seulement celles du corps en train d’être détruit, elles restent pourtant un désir charnel d’exister qui ne peut s’éteindre, entre savoir et ignorance :
Je ne sais pas que mon corps, réduit au silence et à l’immobilité, devra recourir à la voix qui claque et plaque la langue au palais. Apprendre la projection par rassemblement de l’épars et recomposition. Il y a une pensée du corps avant le mot, une syntaxe invisible si l’on n’est pas entré dans le dénuement. C’est tout cela que je cherche dans la beauté.
Je pense à deux poètes plus anciens, Rimbaud pour le chatoiement des images, leur flux et leur puissance, leur puissance comme divinatrice et Michaux pour la précision des descriptions quasi-scientifiques de transports hallucinatoires. Entre chute et élévation qui se suscitent ou s’anéantissent l’une l’autre, le lecteur est entraîné dans une sorte de voyage initiatique. Je songe à Connaissance par les gouffres, à toutes les sortes de sentiments qui envahissent l’expérience d’un être humain quand « on est dans le bouleversement » :
Tout tremble jusqu’à la plus fine cellule. Le nerf optique trouble le sol et l’équilibre fait vibrer la vision. Soudain, c’est la chute. Il tombe.Il tombe. Meurt infiniment. Entre l’instant d’avant et l’après-coup de grâce, le poème vient, naît, portant fier son fusil-fleur. Le poème est sauveur quand il n’est pas de reste ou de cendre ruiné.
Le dernier chapitre est intitulé « En regardant les fleurs ». Il relance des danses cosmiques qui ont tourbillonné et bouillonné dans des chapitres précédents, nous entraînant avec elles, en elles, dans un rythme parfois très glissé, valse suspendue du baiser, dans un rythme qui s’échevèle dès le début du chapitre pour finir dans un envol dynamisé vers le soleil. Le mot « folie » est prononcé, sans autre pathos que la force d’un désir, rappelant des peintures étrusques ou des cérémonies reproduites sur des vases grecs :
J’entre dans une folie arboricole et la passion en train d’éclore est la fleur dont je me coiffe pour la couronne des pollinies. Viennent un chant intérieur et une danse de feuillage.
Voilà prononcé le nom d’Icare, l’Icare de chacun, celui qui rêve en chacun de nous. Il ne s’agit plus de chuter, croit-on, mais de s’élever, jusqu’à la brûlure, jusqu’à la perte. Régis Lefort nourrit une sorte d’ode fiévreuse à la poésie, ballotée par tant de mouvements qu’il finit même par les initier. Il les porte à bouts de mots, de rythmes, de rimes internes, de ruptures et de reprises qui s’entrelacent souplement, il reprend force dans les forces qu’il provoque. Une sorte de danse de feu, de sacre du printemps, de bacchanale puissante se tend jusqu’au dernier souffle imaginé, vers une explosion de lumière et de couleurs. Je pensais à Rimbaud, j’y pensais déjà à propos d’un livre précédent. « C’est le feu qui se relève avec son damné ». Chevauchées splendides et terribles, parfois réduites au basculement d’un petit cheval de bois, emportements qui s’épuisent et recommencent entre peur et enchantement, entre mesure et démesure, tous les mots convoqués, malaxés, emportent le lecteur dans une sorte de sarabande effrénée que seule la poésie peut métamorphoser en beauté, une beauté devenue un geste abstrait, un pur élan, d’une violence inouïe :
la main armée surgit et de lutte guerrière combat où descend l’odeur de la substance. J’approche maintenant de la lumière d’or, échevelée et rouge.
Ces derniers mots signent un livre âpre, intranquille et fier, entre dépossession et apprivoisement d’un nouveau « soi » qu’il faut toujours (re)conquérir. Dans une sorte de dédoublement qui demande un effort immense, car il suppose aussi une unité indéfectible qu’il faut sauver aussi, le jour parvient à se dissocier d’une nuit envahissante. Ce livre est une intense déclaration d’amour à la poésie et à la vie, toutes deux l’endroit et l’envers l’une de l’autre. La couleur rouge si souvent convoquée, si souvent menacée, si souvent renaissante continue à rester vivante, oscillante, désirable, au-delà de toute espérance :
Dans le rouge coquelicot, on n’ose se toucher ailleurs que sur les lèvres. Car la dévoration attise. On roule ses pieds gourds aux chevilles de l’autre. On fixe l’attention sur son inachevé. Le baiser a en lui l’éternel qui commence. Ne le laisse quitter sans le vouloir. [...] Chavirement du même. Commence un autre appel, un autre coquelicot, plus sauvage, plus vrai [...]
Françoise Delorme