Hors le temps / Mira Wladir, Faï Fioc, Boucq, 2021
une vie peut-être
pour chercherune étendue de temps
immensepour trouver ce qu’on n’est pas
ce qu’on ne veut pasce qu’on ne peut pas
mais autre chosecela
quand on aura enfin goûté
l’odeur bleue derrière la merHors le temps, le dernier livre de poèmes de Mira Wladir ouvre des horizons particulièrement vastes, comme si, au fur et à mesure, l’accueil fait dans son œuvre à ce qui est comme à ce qui vient s’agrandissait. Comme si l’espace se développait tandis que le temps imparti, lui, s’use, à force de vivre au plus près d’une imagination matérielle dont les éléments sont rarement d’un autre ordre que naturel. L’eau, la terre, l’air, le désir (autre forme du feu, peut-être), le plaisir de la rencontre amoureuse, l’être là. La forêt, dans ses invites très contrastées, s’installe et révèle des paysages qui vont bien au-delà d’elles-mêmes, mais y reviennent sans cesse. Dans l’espace et ses manifestations, de plus en plus peuplé de couleurs, d’animaux, de plantes, s’affirme une joie ; amoureuse mais pas seulement, elle s’étend jusqu’à l’infini, suscite le monde et l’émerveillement qui le soulève et nous parle autant qu’il parle de nous, réinventant une sorte de présent fabuleux qui rédime nos vies toujours menacées :
qui dit que la blessure
est si profonde
que rien ne saura jamais l’apaiser ?Car
un jour
tu m’as tenue dans tes brasun jour des myrtilles
éclatées
et tes lèvres sous les miennesCe livre adressé à un « tu » dont on ne connaîtra pas absolument l’identité évolue résolument mobile et multiple : l’amoureux, l’autre soi-même, les paroles qui jaillissent et exaltent l’expérience du monde. Ce « tu » s’adresse sûrement aussi au monde lui-même, ce monde que nous sommes et dans lequel nous sommes. Il surgit malgré parfois comme une hésitation et c’est toujours lui qui justifie et la vie et le poème, car il ouvre la durée dilatée d’un amour et stimule l’ avancée dans les mots qui l’accompagnent, désaltérante, réunifiante :
on disait que les amants mourraient quand deviendrait le temps
que les matins sombreraient peu à peu
que même les arbres oublientje ne sais pas si je suis sûre
mais je sais ce matin
j’ai regardé le ciel et qu’il était immenseUn « je » qui tient du loup comme du chevreuil, violent et tendre et dans le même mouvement, se pose de nombreuses questions sans concessions sur ce qui nous donne notre humanité, entre cruauté et douceur : il avance dans une sorte d’inconnu qu’il faut accueillir dans ses offres contradictoires (ou complémentaires ?). Et savoir s’y reconnaître quoique cela soit difficile, peut-être impossible, répondrait alors au mieux à la vie métaphorique qui nous permet de nous appréhender plus complexes, de nous incorporer vivants au monde toujours prêt à se déchirer dans un impossible écartèlement :
serons-nous prêts maintenant ?
Ce qui est nous aussi
saurons-nous le laisser devenir ?[...]
serons-nous prêts pour l’amour de la biche
et le secret du loup ?Souvent, Mira Wladir s’appuie curieusement sur un doute, une question ou même sur une crainte pour mieux conforter le désir et la force de vivre. Cette contradiction du métabolisme de la vie n’est qu’apparente ; l’apprivoiser est vraiment un ressort important de ses poèmes, la poète retrouvant là son attachement à la philosophie de Spinoza, comme dans ces vers extraits de Trilogie fabuleuse (Atelier du Grand Tétras, 2018) où ce qui se brise permet qu’une rencontre brille :
tu ne disais rien d’autre
que la cassure
de l’airtu ne disais rien d’autre
que le sang ordinaireet la chaleur de nos ventres
scintillaitTout en restant très épuré, dans la même ligne que les autres livres de Mira Wladir, celui-ci me semble avoir peut-être pris en compte une plus grande diversité d’éléments qu’à l’habitude. Toute la « fourrure du monde » est convoquée ! La tension, très subtile, entre tant de sentiments esquissés ou précisément nommés, de paysages apparus et la si grande sobriété avec laquelle les uns et les autres montent sur la page, crée une émotion forte, très particulière. Comme si, toujours au bord de se défaire, ce qui nous fait vivants se relançait par la seule force des mots qui suscite une sorte d’élan propre à réenchanter le monde et à le nimber d’une vive lumière, mais sans le falsifier, sans effacer ce qui le rend si difficile. Parfois, on croirait presque pouvoir
ne rien tenir et tout
infiniment légers
et libres infinimentun instant infiniment
dans le silence vert
de la forêtC’est sans compter le chagrin qui reviendra et la peur du loup « là-bas effrayé et perdu » qui habite aussi en chacun de nous. Mais il faut savoir se battre en se battant avec lui plutôt que contre lui, sans l’attraper. C’est ainsi que je comprends ces beaux poèmes, très nets et sans effusion, qui gagnent à être ruminés longtemps pour voir s’épanouir fleurs et feuilles, s’ébattre des animaux communs et merveilleux et s’ouvrir des chemins de traverse que l’on n’avait pas imaginés. La mémoire se métamorphose en présent continué dans une lumière qui me semble rester toute matérielle dans une nature réconciliée dont les limites sont seules à pouvoir donner un sens à ce titre si étonnant et si paradoxal : Hors le temps :
ce n’est pas un souvenir
pupille ombreuse du chevreuil
sur la nôtresauvage
inassouviece ne sera jamais un souvenir
juste un instant
éternelle liesse de nos regardsquand le chevreuil s’abreuve
au bord
Partout le feu / Hélène Laurain, éditions Verdier, Lagrasse, 2022
le 26 avril 1986
à minuit 44
je naissais à la maternité des Orangers
3 minutes avant la Sœur
39 minutes avant la libération
à 2108 kilomètres de là
des 200 bombes d’Hiroshima
milliards de milliards de becquerel
C’est chouette
de fêter chaque année l’avènement
de la génération TchernobylPartout le feu n’est pas un livre de poèmes, mais un roman écrit en vers, libres, certes, mais en vers qui en dynamisent la lecture et lui donnent une sorte d’oralité, d’énergie originelle dont il convient aussi de parler dans une revue de poésie d’autant plus que d’autres qu’Hélène Laurain se sont risqués à cet exercice récemment, avec une grande force, me semble-t-il, comme Joseph Pontus et Antoine Wauters, par exemple, dont sont publiés un récit et un roman en vers remarquables, À la ligne et Mahmoud ou la montée des eaux ou le poète Fabiano Alborghetti dans un roman en vers traduit de l’italien par Christophe Mileshi, Maiser (voir Repaires, repères - par Françoise Delorme (février 2022) - Terre à ciel.webloc). La forme versifiée ouvre des horizons singuliers, tenant du montage cinématographique, sans offrir forcément un contre-récit comme on dit aujourd’hui, ce qui à mes yeux laisserait considérer qu’il y aurait des textes plus justifiés que d’autres parce qu’il seraient devenus officiels, ce qui les conforterait de fait dans cette place usurpée. Ce n’est pas la peine ! Partout le feu est un texte dont la densité naît effectivement en partie de la forme versifiée qui lui donne une rapidité et une malléabilité propres à aiguiser l’attention et à soulever une émotion très corporelle. On imaginerait une sorte de monologue intérieur, d’autant plus qu’une narratrice, très présente, étudiante douée H.E.C. qui a faussé compagnie à une carrière brillante pour des actions militantes hardies, parle et se parle sans cesse. Pourtant, il s’agit bien d’un roman. Personnages, intrigue, points de vue, contexte peuplé de personnages sensibles et attachants, événements, mariage et deuil, relations familiales et amoureuses, tout y est. Mais nous voilà sommés d’aller plus loin et d’entrer dans la dynamique d’inquiétudes qui nous taraudent tous aujourd’hui, avec plus ou moins de désespoir, emportés par un flux de mots qui se presse jusqu’à nous avec vivacité, flux aussi bien qu’incendie qui se propage peu à peu et dévorera tout sur son passage, y compris la narratrice. Montent de partout, évoquées sous des angles très différents, des inquiétudes quant au progrès réel de la civilisation technologique ; ses conséquences sur la possibilité même de la vie sur terre se trouvent exposées par de douloureuses métaphores et même des allégories puisque la narratrice, Laetitia, révoltée et militante écologiste radicale, se trouve dotée d’une sœur, jumelle, Margaux, beaucoup plus soumise aux conventions, mais présentée comme un vrai personnage, Janus sensible qui dénonce aussi les contradictions de sa sœur, la narratrice, qui saura d’ailleurs le faire elle-même :
je ne connais pas
le nom des arbres
ni le nom des fleurs
je ne sais pas nommer les plantes
non plus
je ne sais pas les faire pousser
ou les garder en vie
je ne les sacralise pas
j’aurais simplement souhaité
connaître mieux
j’ignore si les arbres qui bordent la route
sont des platanes
ou des hêtres
probablement
qui bordent la route
avec une telle présence
un danger si proche
mon cœur c’est de la technoHélène Laurain, dans un bel entretien donné à Diacritik, revient sur les raisons qui l’ont poussée à choisir cette forme : J’avais également à cœur de trouver une écriture capable d’intégrer les flux extérieurs, et dans cette forme liquide me plaisait également l’idée d’un certain mimétisme avec l’élément vivant qu’est la rivière qui coule : on glisse d’une ligne à l’autre, le flux de pensée se fond en dialogue qui se refond en conscience, les flashbacks et l’anticipation angoissée débouchent l’un dans l’autre. L’idée est de se laisser emporter par ce flot, par ce courant, qui est cependant accidenté : on s’y heurte à de nombreux obstacles. Il y a aussi, il me semble, dans ces ruptures permanentes du flux, le motif de la faille, de la brèche : celle qu’on creuse dans la terre pour enfouir les déchets, ou celle où se loge une plante pour revégétaliser l’urbain. Effectivement, le rythme, assez haché, assez perturbant et perturbé – qui indirectement nous apostrophe, et les ruptures de ton, qui ne dédaignent pas l’ironie, nous entraînent dans un tourbillon émotionnel qui relance la pensée et la place dans une sorte de situation tragique qui rend tout lecteur sensible au déroulement de plus en plus tendu de ce monologue, qui oblige à se positionner, à ne plus rester dans le déni dont Hélène Laurain dit qu’il lui a fallu aussi le combattre en elle. C’est un roman, oui, c’est un poème, oui, engagé dans le sens où il demande au lecteur, non pas de prendre parti, mais de se mettre en jeu. Nécessairement. Et parfois seulement par d’étonnants petits post-it insérés dans le cours des chapitres, qui ponctuent et ravivent les questionnements, rameutant l’angoisse, la tristesse aussi, le découragement :
Post-it n°35
certains scénarios de la Nasa envisagent
un embrasement des terres émergées
quand on étudie la planisphère des feux
on se rend compte
que les foyers se rapprochent de plus en plus
les uns
des autresBeaucoup de douleur dans ce livre fort et dense. Surtout, un grand sentiment d’impuissance pousse à des gestes violents, contre ce qui arrive et aussi contre soi-même, dans l’espoir de réveiller une énergie qui saurait réagir et agir au lieu de se consumer elle aussi, se perdre en vaines paroles dont la juste agressivité ne griffe plus rien, en vaines agitations qui mènent souvent à de stériles constats, tous plus problématiques les uns que les autres. Un filet se resserre au fur et à mesure : comment sortir de cette impasse devient une question de plus en plus pressante. J’ai pensé au film de la cinéaste américaine Kelly Reichardt Night Moves. Le feu et l’eau y sont omniprésents puisqu’il s’agit pour quelques militants écologiques de faire sauter un barrage. Dans Partout le feu la violence sera exercée par la narratrice contre elle-même, incitée peut-être par un mouvement de fond plus général, le feu exerçant sur les imaginaires humains un pouvoir paradoxal fascinant, lui à la fois si réconfortant et si dangereux. Le feu nous rappelle à la vie la plus primitive qui soit et, en même temps la plus sophistiquée, la plus technologique. Curieusement, le roman en vers, qui présente effectivement une fluidité malmenée très contemporaine propre aussi à une mise en espace théâtrale, me rappelle les plus anciennes épopées fondatrices comme l’Odyssée, la Baghava-Gita ou plus près de nous, mais dans un moyen-âge héroïque, les chansons de geste. Ici, plus de héros, mais encore un combat, une sorte de déclaration de foi, un dernier chant brûlant. Brûlé. Une immolation. Un sacrifice :
on a mutilé la seule chose
la seule chose qui était précieuse
on a transformé notre histoire
en un récit de chaos on a réécrit
notre histoire
sur notre
dans notre dos
ce que je fais
c’est le seul moyen de
le seul moyen
d’attirer l’attention sur notre combat
Figures de solitude / James Sacré, éditions Tarabuste, Saint-Benoît du Sault, 2022
On pourrait écrire sur James Sacré et les paysages ou les voyages (Italie, Etats-Unis, Maroc), sur James Sacré et la poésie réflexive, sur le rapport entre poème et prose, sur les variations infimes du quotidien quotidien, sur le mythe du buisson ardent, sur la narration dans ses poèmes, suivre ou analyser tant de directions que ce n’est pas simple de commencer à parler de ce dernier livre paru chez Tarabuste Figures de solitude. Tellement difficile qu’on a juste envie de lire et relire, se perdre dans la profusion d’une poésie, si simple et directe en apparence, si souple et si variée. Comment commencer ?
Peut-être par une réflexion sur la beauté qui revient toujours tarauder et qui fut le sujet d’un petit livre si dense : Et parier que dedans se donne aussi la beauté. Dans un des ensembles de textes en italique scandant le livre, italiques qui semblent jouer une sorte de miroitement léger sans vouloir catégoriser une sorte d’écrits plus réflexifs puisqu’on y trouve aussi vers et prose quasi emmêlés, poèmes et commentaires, le poète se demande s’il est possible de faire l’économie de cette beauté, manière d’affirmer que non, pas vraiment, et de suggérer en plus qu’elle nous est donnée, « qu’elle ne nous abandonne pas et que c’est nous qui ne savons plus la voir » :Les mots qui arrivent depuis qu’on s’est installé pour écrire (table familière encombrée de livres et de papiers, tabouret peu confortable qui vient de chez un brocanteur du Vermont), on désire qu’ils s’arrangent entre eux pour que ça fasse un poème, c’est-à-dire, malgré tout ce qu’on pourra penser pour critiquer cette idée, quelque chose qui désire la beauté. N’est-elle pas donnée en partie du moins par ces feuillages d’un juillet très vert cette année à Montpellier ? Et par ce peu de rêverie qui s’est crue vaine à propos de temps révolus, alors que la voilà désir on ne peut plus vivant dans la fabrique et l’imprévu feuillage de mots d’un poème, d’une solitude ?
Si les arbres et leurs feuillages, leurs mots bruissant, se colorant et manifestant leur être au monde au changement des saisons, sont bien présents dans la poésie de James Sacré, ils apportent souvent avec eux ce rapprochement net avec la vie des poèmes. Leur mouvement, leur poussée, la combinaison d’une immobilité première et d’une mobilité permanente dans leur soumission au rythme des saisons et aux mouvements du vent, les désigne pour faire résonance avec l’activité des poèmes, immobiles sur la page, mais poussant au moins quelques sagaces broussailles dans la tête des lecteurs. Et si les arbres manquent manquera aussi le poème, manquera la vie même, toute vie, la réelle comme la symbolique :
Plus au sud encore il n’y aura plus d’arbre :
Tout un vocabulaire manquera pour la venue d’un poème
Écrire ne sera plus que sable ou caillasse,
du silence dans le désert :
Un désir d’arbres dans les motsUn désir d’arbres dans les motsLe mot « désir » apparaît déjà trois fois en ces quelques lignes ! Ce mot, si important et si souvent repris, se décline depuis tant d’années qu’il occupe même la première place dans un titre éclairant d’ un livre, pointant une sorte d’impossible du langage, « Le désir échappe à mon poème » :
Les mots qui ne savent pas. Le mot désir
Qui n’a rien dit.Le désir échappe à mon poèmeDans Figures de solitude le mot « désir » est encore abondamment interrogé, malaxé. Il l’est aussi dans une sorte de variations sonores avec le mot « désert », variations plutôt mélancoliques, qui poussent à imaginer le désert que la terre pourrait devenir sans l’attention tenace qu’elle mérite et que tout poème pourrait lui aussi produire s’il venait à se tromper. James Sacré semble toujours en train de se demander si les poèmes qu’il écrit non seulement sont vivants et rendent vivant quelque chose (mais quoi ?) qu’il convient de cultiver, dont on doit prendre soin, mais aussi s’il n’est pas en train de se tromper et quel type de relations entretiennent le mot et l’expérience vécue (écrire, pourquoi faire ? ) :
Aurait-il fallu connaître de vrais déserts
Pour que des mots viennent, s’arrangent
En quelque touffe fragile
Entre deux pierres, ou même
Sur le plat d’un peu de sable, ou bienfaiteur
Pour qu’une phrase ondoie sans que du vent ni du sens
La pousse de façon visible ?
Quelques dunes de poèmes ne vont pas faire un désert, après lecture
On aura quoi traversé ? Faut-il
Lire et relire encore, écrire
Ecrire encore ? On ne sait pas
Ce qui continue.Quel désert de mots ?
***
Ce qu’on va chercher au désert
Sinon des traces
de ce qui n’est pas le désert ?Au fond, ne sommes nous pas toujours en recherche de ce qui est vivant, nous fait vivre, nous empêcherait de mourir aussi ? Et le mot « désir » et le mot « désert » résonnent soudain avec le mot « Désarrois » que le poète avait tout d’abord imaginé comme titre à ce livre. Petite scie mélodique. Désir, désert, désarroi. Le travail du poète est un travail comme un autre, alors, qu’est-ce qu’il fabrique ? N’est-il pas même en train de faire le contraire de ce que l’on voudrait, effacer plutôt que garder, que faire revivre en poème, non pas ressusciter, mais offrir une durée dans la mémoire humaine ?
Désarroi de ton désir d’écriture.
Dans le plaisir d’écrire (et de lire) soudain de l’inquiétude passe : qu’est-ce qu’un bon poème et que désirait-on en l’écrivant (en le lisant) ? Il n’y pas pas de réponse qui satisfasse. On ne cesse pas d’écrire pour autant. On est là désorienté dans le plaisir qu’on a, ça peut se transformer en relative douleur ou désagréable malaise : désorienté qu’on reste dans sa douleur ou son malaise.Le visage du père ne se montre pas plus vivant à cause des poèmes qui l’effacent de plus en plus.
On ne sait plus trop ce qu’on a vécu. Le présent pense souvent à la mort qui accompagne depuis toujours.
On a parcouru le labyrinthe du vivre, un emmêlement d’espaces et du temps, sans fil d’Ariane : on allait de toutes façons se perdre. Dans le présent poème par exemple : si on s’y découvre déjà plus mort que vivant ?Bien sûr, le geste d’écrire efface, et, surtout, se souvient mal. Il accentue des aspects qui avaient frappé par leur intensité, en abolit d’autres complètement, car ils sont réellement oubliés par la mémoire. C’est vrai, et il ne reste que des traces, et ce ne sont que des « traces de silence » qui en viennent ou qui y retournent ... Mais pas seulement. Quoique le tissu de cette vie continue réellement à se déchirer et que l’homme qui écrit comme celui qui lit aille bien mourir, des pans un peu usés et vraiment troués reviennent à la surface de la page et rencontrent dans leur intimité vivante les lecteurs. Plus le poète efface, plus les mondes de mots qu’il agence s’étoffent étonnamment et réveillent la vie intérieure du lecteur. Le chapitre « Le plus familier nous abandonne », poèmes relatant des nourritures anciennes – qui reviennent en mémoire aussi à la faveur d’une nourriture dégustée aujourd’hui et ailleurs, un lait caillé à Sidi Slimane, fait foi. Et j’y crois avec bonheur. Je ne sais si c’est parce que j’ai mangé des « caillés » presque dans les mêmes conditions dans ma propre enfance (pendant un travail agricole, et rafraîchi au fond d’un puits qui m’attirait par son mystère) que j’ai été si remuée par ces poèmes. Je ne crois pas, car d’autres souvenirs relatant événements et sensations que je ne connais pas m’émeuvent autant. j’imagine à les lire des mondes qui me touchent et rencontrent des sensations enfouies miennes qui sont la substance de mon corps même. Avec une force peu commune, ce qui est raconté me rend, me donne une sorte de racine, ancrée dans l’enfance le plus souvent, par la simplicité des gestes et des goûts agréables évoqués dans leur évidente nécessité, par le plaisir d’exister revenu. Entre sensations d’enfance et sensations d’aujourd’hui, ici, ou ailleurs, des petits fils se tissent dans ce qui se détisse. Et les repas souvent décrits par le poète dans de nombreux autres livres, m’ont toujours beaucoup touchée, restaurants médiocres où l’on peut manger seul mais la serveuse sera peut-être accorte et les voisins diserts, restoroutes même un peu minables, pique-nique, petits estancos et autres lieux improbables parfois. Ici, parce qu’un chapitre entier y est consacré et parce qu’il induit peut-être la conclusion du livre, il faut y aller voir d’un peu plus près : « Un caillé tellement bon ! Reprends-en, même si dans ce poème qui a déjà servi ». En jouant sans avoir l’air d’y toucher sur la notion de cru et cuit, le poète joue sur la spontanéité et le travail, l’inné et l’acquis, enfin, tout ce que les meilleurs anthropologues ont réfléchi sur les différences entre ces deux notions ; le caillé mangé dans l’enfance comportait ces deux aspects. Moi, je vois le cuit effectivement comme la marque des cultures sociétales, de ce qui se mélange des désirs humains à ce qui arrive, le cru. Au fond, c’est ainsi que la vie humaine se continue, on se la transmet, avec des mots qui changent eux aussi au cours des siècles lorsqu’ils sont trop cuits, des mots dont on n’est pas sûr de ce qu’ils transmettent et sans savoir ce qui passe et comment ça se passe entre poète et lecteur, peut-être pas différemment qu’entre la mère qui faisait le caillé et la famille qui le mangeait, gestes nourriciers et nourrissants analogues pour tout mangeur, pour tout le monde donc :
Quelqu’un mange avec moi : Ses gestes comme ceux de mon père, sans faire attention. On n’a pas beaucoup parlé. Le mot caillé redonné :
C’est comme de t’apporter tout un passé, l’enfance, les travaux d’autres années dans les champs. Rien de compliqué, mais comme un peu de mots qu’on ne parle plus, pourtant
On les entend dans un livre d’Hésiode autant
Que dans ces moments de repas paysans.Rien qu’avait disparu
Tout s’était continué,
À mon insuEt ce serait le mot de la fin puisque le poème conclusif revient sur l’acte de se nourrir en le comparant à celui d’écrire et lire de la poésie, de vivre avec elle, dans un élan en partie déçu, mais peut-être pas tant que ça. Le bonheur gustatif, et avec lui celui d’exister (et d’avoir existé), même par antiphrase, est grand :
Petite musique ou volumineuses colère des mots ( dans le plaisir ou le désespoir) nos façons de vivre, nous aide-t-elle à vivre ?Peut-être bien, après tout, oui, la poésie comme on peut manger pour vivre : un jour c’est du jambon sur un gros morceau de pain dans les champs [...] une autre fois le tagine qu’on t’apporte dans l’ombre d’un arbre à Imi n’ifri ... [...] à la fin les mots sont peut-être moins l’or du temps que poussières de solitudes traversées.
Le plus souvent, ces repas ne se passent pas seul. Au contraire, ce sont des repas conviviaux, un peu comme on pourrait imaginer une lecture publique de poèmes quelque part, sous un arbre ou ailleurs. La poésie, même si on ne fait que « semblant de comprendre et de montrer, d’apprécier et de crier au scandale », se partage en traversant les espaces et le temps, circulant comme le sang dans un corps, mais toujours en s’adressant. Pour pointer l’importance de l’adresse dans ces poèmes, deux évocations d’emballage, en vis-vis sur deux pages, déploient deux « figures de solitudes » tout à fait exemplaires qui m’ont laissée longtemps sans voix. Je trouvais ce rapprochement tout simplement sidérant dans ce qu’il offrait à la méditation sur « qu’est-ce qu’on fait quand on écrit ? ». Ce face-à-face met en scène un « sac en plastique vide promené par le vent », image venue après avoir évoqué le désir d’écrire un poème « autour d’un vide qui prend forme en perdant sens » tel une « sorte de borie », et une enveloppe usagée dépliée après réception d’un colis ou d’une lettre. Le poète oppose le vol hasardeux d’un petit sac étanche et vide à tout un cérémonial visant à transformer les enveloppes des lettres et colis que le poète reçoit en nouvelle page pour un futur poème en les déployant, les lissant, les aplatissant, emballages sur lesquels il reste déjà des traces rêveuses, les adresses du destinataire et de l’expéditeur ; parfois, un mot aimable, « Amitiés. Signé F. » Ces emballages révèlent de surcroît leurs merveilleuses matières, leur forte concrétude :
cette matière-là n’est-elle pas sur la table et sous ton écriture qui la touche, la présence indéniable de gestes du passé dans un aujourd’hui qui a besoin qu’on le tienne un peu solide dans son désir d’aborder demain autrement qu’un sac plastique vide promené par le vent.
La question se pose de savoir si sac en plastique restant résolument étanche et vide et enveloppes dépliées qui retrouvent une vie de palimpseste perméable, laissant traverser l’espace et le temps indéfiniment, diffèrent radicalement et comment. James sacré semble croire suffisamment à cette différence pour que des poèmes s’écrivent à nouveau sur ces emballages redevenus des pages ; ils parviennent aux lecteurs chargés de sensations vécues – même transformées par une perte progressive, d’observations fines et accueillantes d’où monte un attachement amoureux au monde assez peu entamé par le mouvement de la vie, malgré tout, une tendresse que seule la mort menace ; et même la mort ne s’extrait pas du grand cycle de régénération de tout :
En fait on ne déconstruit rien
Sans construire quelque chose, quelque chose
Plutôt qu’autre choseCes enveloppes devenues pages de poèmes sont adressées à nouveau aux lecteurs, atténuant grandement encore une fois la solitude. Si le poème arrive nulle part et finira par s’effacer comme le poète par disparaître, le poème parvient aussi dans des yeux et des oreilles qui en feront provende et sauront s’en nourrir, en nourrir leur rapport au monde pour voir briller parfois des « moments qu’on a pensé voir s’ouvrir / En paradis. » Je vois là une justification du geste d’écrire des poètes, et plus particulièrement de celui de ce poète, James Sacré, qui manifeste une extraordinaire ténacité à se déjouer de tous les leurres, à empêcher que la poésie console tout en lui laissant quartier libre pour inventer des formes comme vivantes qui s’inscriraient dans l’évidence d’exister de tout ce qui vient au monde sans l’homme. Ainsi, les poèmes pris dans les grands cycles de régénération qui se renouvellent sans cesse dans une sorte de réciprocité fertile (et fervente ?), y compris celui de la geste humaine qui se perpétue ainsi, pourraient prendre place parmi les jardins vrais qui sont à l’origine de notre existence et de l’idée que nous nous en faisons, poèmes alors mélange de « cru » et de « cuit », juste entre nature et culture :
Il y a certainement eu des jardins avant que les hommes imaginent
L’existence d’un paradisEt non l’inverse
Figures de solitudes me semble une sorte de très discret hymne à la terre et à la vie qu’on mène en sa compagnie, plus encore que les autres livres de James Sacré qu’il continue avec persévérance, en mêlant choses vues et réflexions poétiques, comme Brouettes (éditions Obsidiane) publié aussi aujourd’hui, raconte la vie de quelques brouettes qu’il a rencontrées dans la réalité, dans des dessins et dans des poèmes, petite branchiole qui croît, née d’une plus grosse branche de ses broussailles de poèmes. Un poème dédié au Grand Ferret, un paysan du village d’antan, nous rappelle que c’est bien de la terre que nous venons et bien ici que nous habitons, aujourd’hui comme hier. Et même si ce n’est rien, je trouve bien plaisant et juste de rencontrer dans ces mots quelque chose de cet homme, dont le prénom était ... Ulysse, dans ce livre d’errantes solitudes qui s’effleurent pourtant au moins autant qu’elles s’effaceront peut-être :
Le Grand Ferret (C’est pas souvent qu’on voit le nom
D’un paysan
Dans le dictionnaire des vivants) Le Grand FerretMême si beaucoup de mélancolie se mêle à l’aventure, le poète et le poème m’ont semblé curieusement moins tourmentés que dans d’autres livres alors qu’un mal-être réel y est souvent très affirmé. Peut-être parce que ce tourment a encore plus été donné à partager au lecteur ? Je ne sais. J’ai essayé de porter un peu une part de ce désarroi ? Je ne sais. Peut-être aussi que le plaisir d’exister, de se souvenir de cette existence, si bien porté par les poèmes, est vraiment entré dans ma vie et y fructifie. Il y aurait encore un milliard et demi de mots à ajointer pour parler de ce livre inépuisable (adjectif qui pointe avec un humour léger la figure du tonneau des Danaïdes revenant bien souvent pour évoquer le travail du poète !). Mes mots relatent les émotions et les petites réflexions d’aujourd’hui, le bonheur, et le malaise aussi. Lire ce livre maintenant, avoir envie de le partager maintenant, dans un monde humain qui bat violemment de l’aile et pourrait se transformer en désert réel comme en désert symbolique, importe.
Le semeur d’yeux / Luba Jurgenson, éditions Verdier, Lagrasse, 2022
L’outil
Notre outil rudimentaire
Est facile à prendre en main :
Un crayon à mine légère,
du papier, un rouble la main.
Cela suffit pour construire
Un château très aérien
Dans les nues, cela va sans dire,
Au-dessus d’une vie de rien.
Cela suffit à Dante pour faire
Le portail par où aller
De la bouche de l’enfer
Vers son fond, le lac gelé.
Varlam ChalamovVarlam Chalamov est sûrement un des grands écrivains du XXème siècle et se révèle un beau poète qui écrivit, en résonance avec Les récits de la Kolyma, un livre de poèmes intitulé Cahiers de la Kolyma dans lequel il reprenait nombre de sujets des récits pour les concentrer en quelques vers bouleversants. Luba Jurgenson, sa traductrice, lui consacre un livre passionnant qui va bien au-delà d’une étude sur un poète puisqu’elle réfléchit avec lui sur l’acte d’écrire, sur le sens d’une telle démarche après tant d’années d’horreur vécues sans que jamais Chalamov ait eu le sentiment que cette période de sa vie ait pu être féconde et sensée. Le titre de ce livre ébranle l’imagination, Le semeur d’yeux, mots empruntés à un vers de Vélimir Khlebnikov lui aussi frappant :
Et avec horreur
j’ai compris que j’étais invisible à quiconque
qu’il fallait semer des yeux
que le semeur des yeux devait venir !
Vélimir KhlebnikovPour devenir un semeur d’yeux, il faut pouvoir écrire et raconter ce qui ne doit pas devenir invisible. Oui, et comment écrire ce que l’on oublie déjà, ce que l’on croit avoir oublié, et surtout avec quels mots ? Varlam Chalamov s’est interrogé toue sa vie sur la véracité possible de ce qu’il voulait raconter sur une vie qui n’avait comporté que peu de mots – ceux nécessaires à une survie toujours recommencée dans un camp sibérien, et pas ceux qui pourraient en parler, justement, infiniment plus subtils. Quelle forme inventer pour nommer ? Ce furent d’étonnants récits, construits et agencés peu à peu en une somme inépuisable, à la fois d’une très sobre littéralité et empreints d’un lyrisme froid, cinglant, lyrisme souvent sous-jacent qui n’agit que peu à peu, libérant des significations symboliques en créant des images simples et fortes, inoubliables. Et que des poèmes doublent certains des récits qu’il considérait comme essentiels importe, un peu comme s’il avait voulait traduire dans deux ordres différents une expérience humaine ; la vibration qui naît entre les deux formes presque opposées elle aussi signifie et donne à sentir au plus fort la précarité et la labilité des représentations comme celle des vies. Chalamov ressentait même les vers hésitants de ces débuts (lorsqu’il put enfin écrire, car dans une situation moins exposée) comme justes, plus profondément incarnés :
Je n’attendais alors rien de la vie en bien ou en mal. J’attendais juste le matin pour écrire encore et encore. [...] Ces cahiers, je les ai gardés. Le vers était hésitant, tout comme était hésitante la main – un lien direct, il me semble – la main qui s’était déshabituée de la plume et s’était habituée à un tout autre outil.
Varlam ChalamovAvec des exemples convaincants à l’appui, Luba Jurgenson analyse toute la pensée littéraire de Chalamov, la construction de sa théorie de l’anti-roman qui ne contredit pas, bien au contraire, son attachement indéfectible à la poésie. Plus particulièrement, elle développe à partir des réflexions de l’écrivain toute une riche théorie de la trace. En littérature. Il est probable que la lecture de poèmes (et la réception de toute œuvre d’art), comme leur gestation et leur écriture, témoigne d’une vie et d’une mise en œuvre de traces seules à même de « curieusement dissoudre le vide », la disparition et l’absence. Le poème, s’il est une trace, s’impose, parce qu’il est orienté vers le futur autant que vers le passé, tout en devenant la substance de notre présent. Et la trace, dit-elle,
« n’existe que dans la mesure où elle est interrogée, la question que l’on aura à lui adresser est d’emblée inscrite en elle comme un discret rayonnement. La trace s’apparente à une surface reflétante qui a besoin d’une source de lumière extérieure pour émerger dans notre champ de vision et, par là même, sa lecture demeure en suspens telle une dette à assumer par le premier venu capable de se transformer en interprétateur ».
Luba JurgensonCe qui, finalement, même troué et déchiré, même quasiment entièrement démoli, nous redonnera notre humanité, la seule qui puisse exister, même oublié, tronqué, perdu, la mémoire le retiendra et le tamisera, pas toujours comme nous l’aurions voulu, mais c’est aussi richesse que la relative vanité de notre persévérance :
L’oubli
Le temps passé est simple à rappeler.
Ma plume l’a pourtant laissé filer.
Je me disais : il n’y a aucun problème,
À tout moment il se fera poème.
Mon âme en garde trace indélébile :
De quoi écrire cent ans voire mille.
Tout reviendra, pour peu que je le veuille,
Comme imprimé sur la rétine de l’œil.
Mais le passé à mes pieds répandu
Me coule entre les doigts, sable perdu.
La vérité vivante est recouverte
Des herbes de l’oubli et de la perte.
Varlam ChalamovCe poème, qui fait écho aux récits, si denses, si précis et si documentés, leur assure en les contre-disant une part nécessaire d’authenticité en confirmant la précarité des souvenirs, mais aussi la ténacité d’une écriture qui finit par les rapporter aussi intègres que possible et passés au fil et au filtre de l’expérience et de la pensée, au-delà de l’imagination, au-delà de la réflexion, dans une lumière gagnée par les mots, à la surface de pages nécessaires. Orientée par le passé, notre vie se déchiffre sur les traces, même les plus infimes, voire celles disparues qui vont encore parler « en creux » en résonances avec celles qui restent, qu’il faut ressusciter en les écrivant comme le lecteur les ranime en les lisant :
Archéologiser un résidu, c’est poser la possibilité d’y trouver davantage que ce à quoi il renvoie, car un résidu auquel il est donné statut de trace est augmenté de toute l’absence qu’il « représente ». La question embrasse plus que son objet, plus que l’événement : il s’étend à son manque, à son néant et débouche sur l’aveu que notre horizon de pensée est dessiné à partir de cette inscription parcellaire de l’événement effacé dans le monde.
La trace constitue une forme d’issue à la questions de la transcendance. Elle donne réalité à un invisible, mais pas en termes religieux.
Luba JurgensonLaisser des traces. Lire des traces. Traquer les traces, les perdre aussi. Savoir leur fragilité, connaître leur évanescence, les effacer parfois dans le geste de les faire apparaître, en faussant souvent leur traduction et en réduisant nombre de possibles lectures, en faire naître d’impensables avant de les avoir écrites, faire au mieux, malgré tout, en tous cas, leur faire place, toute la place. Pour moi qui pense la lecture et la circulation de la littérature dans les sociétés si cruciales, la vie des poèmes dans nos yeux et dans nos bouches si nécessaire, je ne peux que croire qu’un tel poème m’est directement adressé :
Je chemine encore
Tout près de la mort,
Porte ma vie entière
Sous un pli bleu clair.Il y a belle lurette
Que la lettre est prête
Elle contient une seule,
Une brève parole.Et la mort me laisse
En sursis peut-être
Parce que sur la lettre
Il n’y a pas d’adresse.
Varlam Chalamov.C’est au lecteur de tâcher d’entendre et de lire, à la fois œil et oreille semés, de continuer la vie de l’œuvre, comme le traducteur saura passer cette œuvre d’une langue à une autre, comme le poète traduit et continue la vie de la vie, c’est leur tâche. Le livre de Luba Jurgenson, qui passe au crible l’œuvre de Chalamov et la haute idée qu’il s’en faisait, fait apparaître la complexité et la ténacité de son projet littéraire. Ces mots qu’il prononçait à propos de ce que doit être une œuvre d’art nomment le désir exigeant me semblent justes et doivent nous tarabuster longtemps :
Ce qui devient grand dans l’art c’est ce qui, au fond, pourrait se passer d’art.
Chiens dans des champs en friche / Daniele Pantano, éd. bilingue, traduit de l’anglais par Eva Antonnikov, Éditions d’en bas, Lausanne, 2020
Daniele Pantano est né en 1976 à Langenthal (canton de Berne, Suisse) et a grandi à Lotzwil et Langenthal. Il a fait des études de philosophie, d’écriture littéraire et d’anglais au sein de l’University of South Florida, où il a ensuite enseigné. À partir de 2008, il a dirigé le programme d’écriture créative à Edge Hill University en Angleterre, où il a été professeur de poésie et de traduction littéraire. Daniele Pantano enseigne actuellement à l’ Université de Lincoln, où il est professeur agrégé (lecteur) en création littéraire et chef de programme pour la maîtrise en création littéraire. Il est l’auteur de nombreux recueils de poésie et de traductions de l’allemand en anglais (Walser, Trakl). Il est peu traduit en français, d’où l’importance de la sortie de ce livre, traduit de l’anglais par Eva Antonnikov aux Éditions d’en bas. Bref, mais intense et accompagné d’une courte postface de James Reidel qui nous conseille de ne pas le lire dans la continuité, mais de lire chaque poème au gré, un seul à la fois. Je trouve ce conseil judicieux, car chaque poème dessine un monde à lui seul ; à chaque fois il trace son cercle, une onde de choc qui d’une manière très littérale rassemble en lui les nombreux éléments parfois très épars d’une expérience fragile qui peut se décrire ainsi par un vers incisif du poète lui-même : « Tout est réel, rien ne peut être dérobé ». Parfois tout reste mystérieux. Ce que l’on comprend ne prête pas forcément à sourire ni à rêver, mais doit être dit, doit être lu, entendu, doit devenir notre sensibilité, prise – les fruits comme les mots – entre terre nourricière et catastrophe :
À ma fenêtre.
Raisins mythiques. Cactus.Carburant en feu. Je vois
Le sourire somnolent de maFille. Je tousse lourdement
Par-dessus les eaux. Des flammesJaillissent, dévorant une colline
Au milieu de la nuit sicilienne.Ce poète a abandonné sa langue maternelle, l’allemand, pour écrire et vivre en anglais, partageant son temps entre Angleterre, Etats-Unis et plus aléatoirement Suisse. Cet acte n’est guère habituel, on l’imagine peu facile à vivre, à mettre en pratique. Ce changement de langue est un acte volontaire, affirmé, ayant pour cause une sorte de révolte un peu désespérée :
En tant qu’enfant immigré né en Suisse (d’un père sicilien et d’une mère allemande), l’acte et la vie avec la traduction ont été mon principal mécanisme de survie depuis le tout début. Et puis, bien sûr, toute écriture et communication est de toute façon une traduction. j’ai toujours appartenu à un autre espace, un espace traduit, à la fois émotionnellement et linguistiquement, un espace qui est toujours second et jamais « seulement ». Je suis défini par l’absence, pas par la présence ; par fragments et non par ensembles. Je suis né dans une société et une langue qui ont fait de leur mieux pour me faire taire. Je n’avais pas le droit de passer mes examens d’entrée au Gymnasium » parce que j’étais considéré comme un étranger : « Les idiots italiens comme vous n’ont rien à faire en allant au Gymnasium. Je n’avais pas le droit de faire des études supérieures, de vivre ou d’écrire de manière créative en allemand. La société suisse et le système éducatif suisse m’ont rejeté. Donc, mon suicide linguistique était nécessaire pour que j’écrive de manière créative et, par conséquent, crée ma propre identité et suive Simic, Brodsky ou Nabakov dans la langue anglaise, dans ce non-espace translinguistique. Cependant, vous ne pouvez jamais complètement abandonner votre langue maternelle, tout comme vous ne pouvez pas abandonner les paysages de votre enfance. Je quitte toujours l’allemand et j’entre toujours en anglais, et maintenant que ma propre poésie entre dans d’autres langues via les traductions de mes traducteurs - et, oui, je n’ai pas traduit et je n’ai pas pu traduire mon propre travail - la vraie nature du langage lui-même ne cesse de secouer les choses et de révéler différentes facettes et détails inconnus.
Entretien avec Fee Griffin dans la revue numérique Hôtel https://partisanhotel.co.uk/Daniel-PantanoLes poèmes de Daniele Pantano sont rugueux, souvent assez hermétiques. Ils assument, même très courts, une force symbolique qui monte peu à peu et envahit l’esprit d’une douleur qui devient lancinante et donne parfois envie de crier, de hurler :
L’étrangère
Je l’ai vue dans le miroir de la salle calcinée
Sa chevelure noire se déploie sur l’EuropeCertains poèmes embrassent plus directement et plus largement l’histoire peu reluisante du XXème siècle. Mais d’autres cisèlent des liens complexes entre nature et vie intérieure qui se révèlent douloureux aussi, mais habités d’une persévérance désirable :
Théorie du chaos
[...]
Quand, pour la dernière fois, parlé de patates, de fleurs de courgettes
En forme de corbeilles. D’oignons sur des claies en bois ?
[...]
Quant à toi, tu continues de cultiver ton jardin en jachère.
Ces blessures que tu combles. Ces récoltes au milieu du déclin sublime.Chaque poème recèle tout un monde, profus et multidirectionnel. On ne sait jamais ce qu’on va lire à la page suivante. Lire ces poèmes dans l’ordre et dans la foulée crée aussi de percutantes impressions, car ils rejaillissent les uns sur les autres, parfois brutalement, et parfois comme une tendresse voudrait s’installer. On croit les comprendre mieux et souvent, c’est vrai. Des poèmes amoureux ponctuent plus légèrement l’ensemble de poèmes qui nous est livré ici ; ils n’ouvrent pas forcément un avenir, mais du moins laissent du temps au temps et rêvent que l’imprévisible ne soit pas absolument toxique et on le croira un instant, avant de se souvenir du premier vers :
Le Temps
Leur dernière étreinte
Pour préserver cet instant
Il imagine le temps
Tel un kaléidoscope d’amantsChaque tour spontané : une nouvelle chance
Ce serait vraiment judicieux que cette poésie si ramassée dont la tension poétique révèle une vraie vision du monde que je ressens comme nécessaire de par son honnêteté et de par sa grande concentration, cette poésie à la voix si précise, soit plus traduite en français (ici, Eva Antonnikov propose un très beau travail) et que nous puissions avoir accès à plus de poèmes qui, comme le dit James Reidel, « semblent simples, accessibles, traduits à l’intention de chaque lecteur » et qui « une fois cernés lancent comme un défi. » C’est vrai, je me sens appeler non à résoudre des énigmes, mais plutôt à les lester du poids de celles qui me hantent, ouvrant ainsi des passages sûrs entre subjectivités, parfois juste par la grâce de quelque glissements de sens, de dérapages de mots sur les mots, très éclairants :
Kindertransport*
Le développement n’est
Pas une invention
des humains
Les Humains sontUne invention
Du développement
Une invention
Les Humains sontdes Humains
Pas une invention
Le développement n’est
Pas une inventionDes Humains
Les Humains sont* Ce sonnet est basé sur une affirmation de Jean-François Lyotard : « Le développement n’est pas une invention des Humains. Les Humains sont une invention du développement. (Moralités post-modernes, 1983)
Une mémoire de lait / Claire Cursoux, éditions Polder, publication Décharge, Auxerre, 2022
Voilà un beau petit Polder ! Quoique je ne pense pas que seules les femmes puissent écrire sur l’expérience des femmes, ni les noirs ou les vieux sur celles des noirs et des vieux, la revendication de devenir « un poète comme les autres » me paraît devoir être cependant défendue tout en continuant à pointer les anomalies de la vie de la poésie concernant l’arrivée progressive et importante des femmes dans cet art. Des portes s’ouvrent, mais pas toujours aussi facilement qu’on le voudrait. Surtout, la poésie écrite des femmes ne circule pas assez dans les esprits pour nourrir la substance de son histoire. La position militante est difficile à tenir. Et la voix de Claire Cursoux tente de s’y colleter dans les poèmes même. Avec bonheur, sans compter que ces poèmes s’échappent vite de ce pré carré militant qui me convainc. Ces poèmes prennent vite un rythme vif et surprenant pour parler de la vie et de la pensée au quotidien, portés par une liberté directe et allègre qui force la sympathie. Pourtant, rien ne se présente sous les meilleurs auspices :
j’ai dans la bouche
des mots fissurés
j’ai dans la bouche un abîme
des mots abîmésMais l’amour peut réparer une relation dès l’abord faussée entre un homme et une femme, les gestes de l’amour qui nous rendent humains les uns et les autres et vivants, entiers et fragiles :
tes caresses effacent tout
même tes mots rasoirs ne laissent pas de cicatrices
tes mains réparent ma peau meurtrie de mots
dans tes bras je me donne le droit d’être imparfaitement nueLes vers de Claire Cursoux possèdent une sorte de fraîcheur qui émeuvent dès l’abord, une sensibilité à fleur de mots, limpide. Les questions que ses poèmes posent explorent souvent la douleur d’être assignée à des postures de discrétion ou d’absence qui assujettissent une femme du fait qu’elle est femme, non sans ironie :
Tu reflètes mon ombre depuis ton visage d’homme croque-mort. Le noir me va si bien. En col roulé la chauve-souris au cou. Et ce sont les basses que j’écoute en premier comme de lourds ciseaux enfoncés dans mes pieds. Tu reflètes ma femme depuis ton visage d’homme croque-mort.
Mais la poète écrit. Ainsi, elle sauve et reconduit une liberté qu’il convient de conquérir, en établissant des relations directes, même discrètes, avec le monde, en sachant les renouveler, les habiter et les donner à sentir – entre joie et douleur – avec des mots, ainsi renouvelées, présentes :
je cueille ma liberté au bout des chemins de feuilles rouges
la bicyclette sur le bas-côté
je glisse clandestine près des eaux du fleuve
[...]
je m’emplis de la nature par crainte de me vider de l’humain
et je verse des larmes le dos dans la terreÀ travers une écriture assez dépouillée, Claire Cursoux semble chercher à se dépouiller plus encore, à trouver une sorte de simplicité qui se dédouble à l’infini pour y arrimer une identité complexe, mais plus sereine, plus sûre d’elle, gagnée sur l’ombre, sur les conventions qui l’emprisonnent, avec comme de l’enfance curieuse et attentive qui revient, qui regarde, qui parle avec vivacité :
j’ai dans le miroir
une femme nue
nue d’oser vivre nue
j’ai dans le miroir une femme nue
une femme qui dit toi
tu es une femme nueAlors que ce petit livre n’est pas forcément très gai, arcbouté contre la difficulté d’exister et aussi celle d’être entendue, curieusement, il ragaillardit l’esprit. On se sent plus vif, plus allant, avec encore des rêves à poursuivre, des découvertes à partager, des désirs de vie et de mots pour la dire :
Vivre d’une lueur. Nous sommes faits de soleil. Chaque jour, voir la mer qui nous habite. Ouvrir les yeux, mer turquoise. Cornet de frites renversé. Ne jamais cesser de faire des châteaux sur la plage.
Françoise Delorme