Éric Pessan, Photos de famille. Dessins de Delphine Bretesché. L’œil ébloui, 2020
Dans Photos de famille, l’écrivain Éric Pessan feuillette ses souvenirs. Les photos dont il est question ici ne sont pas forcément celles d’un album. Ce peuvent être de vieilles photos retrouvées, des photos imaginées, ou bien découvertes lors d’expositions. Elles sont un prétexte pour l’auteur de revisiter son histoire personnelle, de s’interroger sur celui qu’il était et celui qu’il est devenu.
Il s’agit de ce que je qualifierais de poésie narrative. Ce sont des textes qui racontent. Le plus souvent, des faits qui ont eu lieu par le passé. Les textes sont vivants, colorés, avec moult détails et anecdotes. L’écrivain semble avoir ouvert la malle aux souvenirs.
Éric Pessan semble avoir une prédilection pour les histoires de vie. Pour les destins brisés, comme celui de cet ami qui se rêvait cinéaste et qui, des années plus tard, est devenu employé et souffre-douleur d’une petite entreprise, avant de poignarder son patron et de se donner la mort en prison. De nombreux textes interrogent les trajectoires, les chemins de vie, et posent la question de ce qui aurait été si l’on avait suivi une autre voie, se demandent ce qui se serait passé si, à l’embranchement, on avait bifurqué à droite plutôt qu’à gauche.
Ainsi, cette photo d’Éric Pessan enfant :
Confiant
plissant les yeux
l’enfant que j’ai été
tentait de distinguer
la vie incertaine
qu’il mènerait adulte.
Les photos sont aussi l’occasion de dresser des portraits, à la manière de Raymond Depardon. Comme celle réunissant les deux amies de sa grand-mère, dont l’une tenait une ferme où l’auteur allait acheter du lait à vélo, autrefois, et qui est l’occasion de faire le portrait de cette femme :
elle est vêtue d’un tablier
elle sent la vache et l’étable
une odeur puissante et animale
une odeur fauve et grasse
un peu piquante
un peu aigre
mais chaude presque écœurante
une odeur d’étuve et de paille sèche
de poussière et d’excréments
d’entrailles et de lait caillé.
Parmi toutes les photos évoquées pêle-mêle dans cet album poétique, il y a le goût pour les paysages des Landes, les forêts étouffées de pins de fougères et de bruyères.
Cette jeune femme magnifique aperçue dans le bus, et qui vote extrême droite.
Une rue où le poète passait chaque jour enfant, et qui n’a pas changé.
L’adolescent de dix-sept ans qu’il a été, poète en devenir.
Une fille du lycée dont il était amoureux.
Denise Le Dantec, 7 soleils & autres poèmes. Peintures d’Alain Dulac. L’herbe qui tremble, 2020
Les textes qui composent ce recueil sont un hymne à la Bretagne. Denise Le Dantec couche sur le papier des fragments de vision, celle qu’elle a de cette région chère à son cœur.
Les mouettes accompagnent de leurs cris le bleu des vagues, les galets lancent des éclats d’argent. L’améthyste, le granite laissent des traces minérales.
Pour la poète, cet endroit est l’un des plus imposants du monde, un lieu dans lequel se concentre le cosmos, un monde au cœur du monde, façonné, vague après vague, comme la coquille du buccin, par une lumière visionnaire.
Le soleil était dans le ciel et dans la mer. Les rocs n’étaient pas sous la lumière, mais dans la lumière et la lumière dans les rocs.
Morceaux de laitue de mer, estran saupoudré de jaune, bigorneaux étincellants, lanières de varech, laminaires tavelées… Denise Le Dantec semble récolter dans sa besace tous les menus éléments des paysages bretons ; tous les textes de ce recueil témoignent de son amour pour la Bretagne, en témoignent les titres des différentes parties : Marche dans les Abers, Opuscule d’Ouessant, Mémoire des dunes… La Bretagne est aussi le pays où se loge le souvenir de sa mère. Le passé est présent ; il vient avec la transparence du grain de sel posé dans la pénombre.
Malgré la beauté, omniprésente, certains paysages évoqués semblent être le reflet d’un paysage intérieur marqué par l’abîme.
Tu as beau t’écrier : ce qui vient heurte en toi ce qui hésite et tremble.
Pour lointains qu’ils soient, des aboiements m’indiquent le seul chemin qui ait issue et qui, enfoncé au cœur brisé des schistes et des granites, très loin, va se resserrant, comme entre deux averses, à travers l’obliquité éparse, extrême, unique – du Champ.
Denise Le Dantec évoque les questionnements, l’affrontement entre le dehors et le dedans, la perte, la disparition du sens, l’absence, l’exil au plus intime de soi. Mais, face à tout cela, il y a la beauté. La beauté, qui est simplement là, et n’encombre pas.
Les mots disent l’essence des choses, se débarrassent du superflu pour aller à l’essentiel. La poète cherche à atteindre une certaine clarté de vision, un art poétique.
Sur le menez
un feu
en-dessous
l’eau
à mes pieds
une ronce humaine
l’art
est une négligence
à réparer.
Michel Dunand, Mes Orients. Jacques André éditeur, 2020
Michel Dunand est un poète amateur d’art. Pour aller à la rencontre de l’art, il voyage. Ce livre n’est pas un journal de bord, mais plutôt un recueil d’impressions et de réflexions. Les œuvres, les artistes qu’il rencontre au cours de ses pérégrinations lui inspirent des poèmes brefs, voire des notes, qui pourraient ressembler à des maximes. De Londres à Paris, de Milan à Istanbul, en passant pas la Croatie, le poète chemine. Ce sont des rendez-vous avec lui-même qu’il s’octroie. Les peintres qu’il retrouve à travers leurs œuvres sont pour lui des amis avec qui il a rendez-vous. Avec ces frères, Mantegna, Fra Angelico, Van Gogh, Modigliani, et tant d’autres, il n’y a pas besoin de parler pour se comprendre.
J’ai retrouvé les miens.
Nous nous contentons de voler sans
Échanger un mot.
L’ombre d’un mot.
Michel Dunand s’interroge sur comment voyager et prend le parti de la lenteur : l’escargot plutôt que le train, le papillon plutôt que l’avion. Sa poésie évoque une certaine manière d’être au monde. A la fois en retrait et au cœur du monde. Le regard qu’il porte sur celui-ci est un regard neuf, innocent, comme celui d’un enfant.
Il poursuit une quête, à la manière d’un pèlerin voyageur. Il recherche le dépouillement. Se compare à un moine bouddhiste qui chemine, son bol à la main. Cette quête artistique est aussi une quête spirituelle. Une recherche du vide, en soi.
{Je renonce à tout, sauf au rien}, écrit-il.
Les derniers textes parlent d’ailleurs du désert, ce lieu de l’extrême nudité, celui où l’on se retrouve face à soi-même, et où peut se déposer le bonheur.
{Le désert
est parfois
mon prochain
nous parlons
le silence
un langage
intérieur
un dialecte
inouï
*
Le désert
m’a donné
sa tendresse
une oreille
infinie
quel soleil
en secret
nous unit
pour la vie}
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<img3679|left>{{Jean Le Boël, {jusqu’au jour}. Éditions Henry, 2019. Prix Mallarmé 2020}}
{il est un pays d’ombres douces
de soleils rasants d’automne
bogues de hérissons parmi les châtaignes
sillons meubles sous les pas
marée tendre du blé qui lève}
La poésie de Jean Le Boël semble être une poésie de proximité discrète, elle avance à pas feutrés pour mieux s’approcher des êtres, des bêtes, de la nature. Le poète privilégie l’écoute intérieure, le ressenti, pour percevoir ce que vit l’autre. Il est sensible aux êtres malmenés par la vie, comme les migrants, ou démunis, comme les personnes âgées de la campagne profonde. Il aime les lieux où perdurent les traditions, le terroir, avec ses rites, et ses bêtes, qui vivent leur vie, chouette, buse, musaraigne, bouvier, couleuvre…
Il parle d’ {un pays de sources fraîches / de pommes et de tâches peineuses / de bêtes lourdes // une vie d’arbres / qu’on plante / et qu’on abat}.
Jean Le Boël évoque l’étranger et le regard qui souvent se détourne de lui ; il interroge son prochain, cet autre lui-même : {resteras-tu courbé / sans voir la misère / et les yeux brûlés par l’espoir […] fermeras-tu ta porte / tiendras-tu la cruche fraîche dans le cellier / sans offrir l’eau / ni le pain}. L’étranger, c’est le migrant, celui qui vit dans l’exil, qui n’a plus ni pays ni patrie, celui qui {vit le chemin / s’il n’en meurt}.
Être à l’écoute de la souffrance, de ce que vit l’autre, être dans la compassion, c’est ce qui semble définir Jean Le Boël, poète discret, mais homme avant tout, qui est sensible à ce qu’il advient aux autres : {leurs bras se nouent en ton ventre / leurs joies leurs peines respirent en toi}. Il sait que le fil du destin peut se rompre à tout moment, et la foudre s’abattre, sur n’importe qui. Personne n’est à l’abri d’un coup du sort.
{un jour on connaît le malheur
le vrai
ces pierres qu’on ne soulève pas
ces nuits qui ne protègent pas
on ne sait plus quels mots
pour les autres à leur tour frappés
juste leur tenir la main}.
Il reste la beauté, l’amour, qui sont là, à portée de main, et sans lesquels le monde serait absurde. Il reste le désir et la joie, l’attention portée aux petites choses, la douceur des mots, l’humilité du regard.
{les fleurs de notre vie sèchent sous le soleil
qu’importe
elles renaîtront
autres et éternelles
une guenille effilochée
glace nos épaules
qu’importe
nos manteaux sont troués d’étoiles
petites gens disparues
aux mains tendres
qu’importe
si nous donnons à notre tour
comment notre enfance vieillirait-elle ?}
{jusqu’au jour} est un recueil d’une grande justesse, d’une grande délicatesse. Les mots semblent couler de source, comme le chant d’une rivière qui viendrait nous bercer. Il a été récompensé par le prix Mallarmé 2020.
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<img3681|left>{{Catherine Pont-Humbert, {légère est la vie parfois}. Jacques André éditeur, 2020}}
Ce recueil est né de la redécouverte de poèmes de jeunesse oubliés depuis des décennies au fond d’un grenier. Au moment-même où le souffle de l’écriture poétique revient visiter Catherine Pont-Humbert. Les mots ici, les mots du poème, veulent laisser jaillir le souffle de vie. Ils parlent d’une renaissance, après les épreuves traversées, en particulier celles de l’enfance blessée par une {mère amère} qui a laissé des {plaies suintantes} dans la chair de la poète. Le retour au mots est ici retour à la vie. Car le poème permet de se reconnecter à ses émotions, et de dire la beauté du monde. Catherine Pont-Humbert écrit ce qui pour elle fait sens :
{Toucher l’élémentaire
Retourner au torrent
Poser le pas sur le chemin
Rejoindre la vallée
Boire la rosée
Les flux de la sève coulent en abondance
Inondent la terre
Les feuilles sensibles frémissent au vent
Le cœur tendu, tambour vibrant
S’étendre sous la ramure
Fixer le soleil
Être dans le simple
Lente décantation avant le consentement
Entrer dans la transparence}
Le chemin de la légèreté passe par l’ouverture du cœur, qui permet d’accueillir ce qui vient, l’amour, la joie, la sensualité. Et à travers le corps, c’est le corps qui s’ouvre, se laisse surprendre par la peau de l’autre, se laisse bercer par les mains de l’autre. Ainsi cette ouverture permet de dépasser le clivage entre le bien et le mal, qui assaillent, de dépasser la crête pour atteindre le lumineux, de laisser derrière soi la nuit, {la matière souterraine et rocailleuse}.
Les textes se teintent d’exotisme dans le dernier tiers du recueil. Il y a la peau sombre de cet homme, la danse des doigts, le roulis de l’océan, les cheveux noirs qui ruissellent, le parfum du désir. Cet homme différent, étranger, permet à la poète de sortir de ses peurs et de ses certitudes, et d’accueillir {le monde dans ses multitudes / ses foisonnements, ses imprévus}. D’accéder à ce qui est humain en elle, avec ce que cela implique d’ouverture à l’autre, car l’autre n’est qu’un autre nous-même.
{L’autre en toi est vivant
Il force ta présence au monde, assure ton devenir
Loin des confusions annoncées, il t’ancre dans ta vérité
L’autre te ressemble
Il occupe ton présent
Avance vers lui d’un pas ferme, indépendant
Comme si tu marchais vers ton humanité
Accueille-le jusqu’à aimer son étrangeté}
{légère est la vie parfois} est un beau recueil doté d’une écriture sensible qui sait évoquer la mue, le passage de l’enfermement à la joie et à l’imprévu. Il se termine par ces mots : {J’avance vers ce qui ne m’attend pas}.
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<img3682|left>{{Morgan Riet et David Lemaresquier, {Ou serait-ce autre chose ?} Christophe Chomant éditeur, 2020}}
Les poèmes de Morgan Riet dialoguent avec les images de David Lemaresquier au fil d’un portfolio entrelaçant rivages marins et féminins. La thématique de cet ouvrage, livre-objet dont les feuilles, non reliées, se détachent et se tournent, l’une après l’autre, est celle du fantasme, du désir et de la sensualité. L’image perçue, celle d’un corps féminin se mêlant au sable et à la mer, stimule le rêve et l’imagination, puis s’estompe. Ainsi, les œuvres du plasticien David Lemaresquier, colorées et précises au début, se font, au fur et à mesure que les pages se tournent, de plus en plus diaphanes et éthérées. Comme dans le fantasme, avec ses images qui, au début, prennent toute la place, et qui, avec le temps, s’effilochent. Le fil de ce livre est la question du titre {Ou serait-ce autre chose ?}, qui revient comme un leitmotiv. Morgan Riet est le spectateur de ses perceptions et des rêves qu’elles engendrent, et s’interroge sur la réalité de ceux-ci.
{Après bien des syllabes,
dans le bruit caressant des vagues,
la saillie courbe d’un fantasme,
ou serait-ce autre chose ?
Oh ! avec ou sans ailes,
violent violon, mon désir
d’exil, d’aller plus au vent
entre chair et ciel.}
Il y a beaucoup de douceur dans ces poèmes et ces images qui alternent et nous bercent. Nous sommes sur une barque se laissant dériver au fil d’eau. Morgan Riet aime {faire confiance aux signes}. Il écoute ses sensations, les rêves qui en découlent, les {promesses d’embruns, / aux pleins et déliés salins / de ce rivage lascif}. Une silhouette féminine se profile, et l’attire. Puis la chair se confond avec le sable. Le début du portfolio m’a donné l’impression de me promener dans un paysage impressionniste, de retrouver la toile de Courbet, "L’origine du monde”. La sensualité est là, offerte à fleur de peau, puis les tableaux suivants se font plus clairs, plus tamisés.
Ainsi, était-ce bien cela, ou {autre chose} ? Petit à petit, le poète, enivré par ses sensations, par l’objet de son désir, semble descendre de son nuage.
{Où est celle que j’eusse
aimer étreindre
bien autrement qu’avec le rêve
et nulle autre chose ?
A présent feu
délavé, de plus en plus
flou, de plus en plus
je...
Valérie Canat de Chizy