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Lignes d’écoute, par Sabine Dewulf (Décembre 2023)

samedi 2 décembre 2023, par Cécile Guivarch

Miriam Van Hee, Entre bord et quai, traduit du néerlandais et préfacé par Philippe Noble, édition bilingue, Cheyne, 2023, 110 pages, 22 €.

Le titre de ce très beau livre nous suggère que nous sommes en voyage. Si le premier poème s’intitule « port », il est immédiatement suivi d’un autre, intitulé « bateau »… De fait, nous ne cessons de changer de lieu, du « lac » de Côme à une « vallée » française, puis à « Pech Merle », dans le Lot, au hameau de « Le Villaret », en Lozère, à un « causse » des Cévennes, à la « côte d’Opale ». Nous changeons de pays et nous rendons à « Volkhovstroï », en Russie, à « Käsmu », en Estonie. Nous voyageons également dans le temps puisque Pech Merle est une grotte préhistorique, qu’« in memoriam andré d. » fait référence à un usage funéraire du 18e siècle, toujours en vigueur, nous précise l’auteure, dont l’enfance refait aussi surface à différentes reprises.

Ce même titre est celui d’une section du recueil, et même celui d’un poème, dans lequel nous retrouvons, une fois encore, cette expression. Un tel emboîtement nous emmène vers un éclaircissement de la formule : « quand je me réveille je dois sauter sur / la terre ferme, parfois je tombe entre bord et quai, / dérive dans une eau noire comme mine de plomb où / se bercent les réverbères, comment remonter ». La chute semble tragique, puisque la suite évoque une eau bientôt prise par « la glace » et l’impossibilité de rejoindre le « garçon » qui « attend » la poète : « j’avance à reculons ». Mais nous n’en saurons pas davantage. Ce titre est donc l’histoire d’un écart entre deux rives, l’une naturelle, l’autre artificielle - entre deux mondes, par conséquent -, et d’une chute répétée, d’une improbable navigation. Comme une oscillation dans l’incertain.

Et en effet, à peine entre-t-on dans ce livre que l’on sent embarqué, balloté… Les vers tanguent, avec leurs enjambements constants, leurs ruptures inattendues, leur absence de contours (seuls des titres les délimitent) et l’abondance des verbes. Les vers s’écoulent sans s’interrompre puisque le point en est absent, la majuscule aussi. Les virgules rythment le cours des mots versés comme rivières, avec leurs heurts et leurs rebonds. Cette poésie n’est en rien descriptive ; la subjectivité d’un regard impressionniste imprègne les notations et le réel est tremblant, parfois presque impalpable, à force d’être perçu depuis un point toujours mobile : « nous naviguons sous verre, dans un / rêve où personne depuis la terre // ne nous atteint ». La forme de ces poèmes varie également, des distiques aux quatrains, aux tercets (certains textes s’apparentent aux sonnets)… Le poème se fait élan, flux continu entre les choses, entre le passé et le présent… S’agirait-il d’échapper à une menace ancienne ? « pour changer, va maintenant, avant // que les souvenirs comme des doigts / n’enserrent ton poignet, secoue la main pour // t’échapper, mets pied à terre ». Il ne s’agit pourtant pas d’une fuite : bien plutôt, d’une tentative toujours réitérée d’épouser le mouvement vital.

À la fois bercés et emportés, transportés et secoués, nous glissons parmi les reflets des mondes traversés, sans que le prosaïque soit écarté, bien au contraire. La force de ces poèmes me semble résider dans cette alliance étrange et pénétrante de l’anodin et de l’essentiel, sans que jamais l’un ne l’emporte sur l’autre : « les bœufs des highlands bougent, nous nous promenons, ils barrent / le chemin, nous contournons, on dirait qu’ils ont / vécu l’origine des temps […] ». Nous traversons le temps devenu train ou navire, au rythme des questions levées, des notations furtives, des souvenirs vibrants. On sent passer le vent comme le goût du monde, des animaux surtout, et le mystère, l’émerveillement d’être vivant : « […] nous demandons pourquoi / nous entendons le coucou et sourions même // si nous sommes perdus ». Tout est brassé dans un même souffle, les contraires s’épousent - tragique et douceur, nostalgie et confiance -, la vie ne cesse pas, le voyage non plus : « et voici que la lumière / glisse sur les sapins qui font penser / aux camps, là-bas le printemps venait aussi, il déliait / les voix, l’espoir, un autre désespoir ».

Sabine Dewulf


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