Irène Dubœuf, Cendre lissée de vent, éd Unicité
Armand Dupuy, L’avaleur avalé, éd. Le Réalgar
Deux « livres d’images » donc. Ou plutôt : deux livres contenant quelques reproductions d’œuvres d’un artiste ; deux livres « inspirés par » les travaux de ces artistes : Michel Verdet pour Irène Dubœuf ; Jean-Marc Scanreigh pour Armand Dupuy.
Deux « livres d’images » et deux livres stéphanois : Cendre lissée de vent parce qu’Irène Dubœuf vit à St Etienne où est basé Le Réalgar, l’éditeur de L’avaleur avalé .
Partant d’un même point : des œuvres picturales on peut difficilement trouver ouvrages plus opposés ?
Déjà leur format le dit : Cendre lissée de vent est un A5 classique (60 pages), alors que L’avaleur avalé est un presque A5 à l’italienne (95 pages). L’aspect du contenu aussi : Irène Dubœuf a écrit des vers (parfois ça chante en alexandrins :« ce halot lumineux où dansent des mains d’ombre »), et Armand Dupuy une prose âpre (qui ne fait pas dans la poésie, quoi : « Collège jacques Cœur, donc, alors que Scanreigh me parle dans le téléphone »). Faut dire aussi que les œuvres de Michel Verdet et Scanreigh semblent elles-mêmes inconciliables (comment en trois mots donner à voir des peintures !) : un lyrisme abstrait, aérien ou de feu pour le premier ; un côté « mur couvert de signes rageurs, de couleurs brutales » pour le second.
Ce qui leur est commun c’est le mouvement, le geste de l’artiste se voit dans l’œuvre : saccadé, brisé pour Sanreigh ; dansé, étalé pour Verdet.
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Mais prenons les choses dans l’ordre. Alphabétique, par exemple. Donc : Irène Dubœuf et Cendre lissée de vent .
Un homme sans visage est assis dans le soir
Sa longue silhouette se mélange à la nuit
Ces deux premiers vers sont en quelque sorte le portrait d’Irène Dubœuf dans ce livre : elle s’y veut comme effacée par ce qu’elle écrit, par les peintures qu’elle donne à regarder. Même le titre du livre lui sert de cachette : il est tiré de vers d’Alain Borne (Alain Borne et Michel Verdet sont tous deux drômois)
Le livre s’ouvre
La cendre est lissée de vent
Le livre s’ouvre, donc. Irène Dubœuf, dans un premier temps, s’approche timidement des peintures, comme si elle ne voulait pas déranger. Ses mots collent à l’image. Les couleurs sont simplement nommées :
Au commencement
Le bleu…
La peinture semble juste décrite :
De la faille béante
S’échappe une lumière étincelante et blanche
Avec beaucoup d’interrogations : usage du peut-être, de qui sait, du conditionnel on pourrait, on pourrait presque croire, il faudrait…
Pour enfin oser, mezza-voce, quelques-uns de ses ressentis :
Un pas de plus et l’on pourrait sombrer …/…
Dans ce bleu délectable
Qui puise son parfum au milieu de l’enfance
Avant d’affirmer sa propre histoire (des choses) par le présent,
Passe un enfant
Et le soleil éclate comme un fruit rouge
Aux confins de l’été
Voire l’infinitif.
Prendre appui
Et tourner les yeux vers son futur (comment le faire autrement que par les mots, la pensée ?)
Viendra l’heure où les roses enflammeront la nuit
Ou
Quand s’éteindra la lampe au chevet de nos nuits
Ou
Nous nous endormirons sur l’épaule du soir
Il y a des livres qui demandent des lectures-critiques légères, brèves, pour ne pas assommer de gloses la délicatesse du propos, les enchantements que l’on entend derrière les mots ; ce, qu’Irène Dubœuf décrivant une toile de Michel Verdet, dit de son écriture :
Ici, chaque ligne se courbe
Comme pour adoucir la tragédie du monde
Un livre dans lequel « L’humilité … a toujours le dernier mot ». Humilité majeure (si j’ose dire) semblable au geste de Lascaux (celui que reprend sans fin tout artiste ?) : « L’essentiel est dans le mouvement perpétué de la main qui pose les pigments dans le dénuement de l’énigme. Celle du geste initial, de la première trace répliquée sur la roche aux tréfonds de la terre ».
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Toute autre est l’attitude d’Armand Dupuy, dans L’avaleur avalé , face aux œuvres de Jean-Marc Scanreigh :
Parce qu’il me scrutait depuis ma propre disgrâce, j’ai d’abord détesté le travail de Scanreigh. Il me repoussait. Je trouvais insupportables ces contorsions grossières de figures partielles… ce grouillement coloré…
Armand Dupuy se méfie des peintures de Scanreigh. Il les voit venir comme un coup de tête façon Zidane dans le pif (pif qu’il a fort, Dupuy !)
Ces œuvres, il ne les raconte pas : à quoi bon, on a des images ! Non, il en explicite le processus, la machine ; comme un prof de sciences devant un plat de viscères qui, plutôt que de nommer le rouge-brun du foie etc., expliquerait les mécanismes de la digestion :
Scanreigh est un habitué de la récupération vorace
C’est une œuvre d’assimilation. Un avalement vorace, précipité par ce besoin maladif de s’emparer des images déjà là…
Scanreigh maltraite les images, s’y affronte sans concession… Elles supportent ses attaques féroces. Elles s’y renouvellent même, elles y puisent une force neuve…
Donc les créations de Scanreigh ne laissent pas Armand Dupuy en paix : elles font bondir à son visage des images de son passé, de ses débuts dans la vie, de son mal-être : « Je devenais ma propre source d’inquiétude ». C’est des remontées (une mauvaise digestion ?) d’enfance ou de jeunesse dans la parole. Ça prend la forme d’anecdotes qui, du passé, disent :
La brutalité : « les coups ricochaient dans les générations ».
Le milieu fermé sur lui-même « contexte local et clôture familiale avaient travaillé de concert, je suppose, à nous faire ingurgiter ce sentiment d’être séparés, de n’appartenir jamais tout à fait au monde ».
La découverte de l’art en réduction, en minuscule (Matisse, Caravage, Soulages, etc.) sur les fragiles bouts de papier que sont les timbres du grand-père (parce qu’il était plus facile d’aimer des vignettes de papier gommé qu’une femme compliquée…il voulait nous faire aimer son amour).
Ces anecdotes peuvent être au présent ; telle celle-ci, si puissante pour l’imagination : Armand Dupuy « détruit Lascaux » quand mettant à bas l’étage d’une vieille bâtisse, il découvre dans le plâtre toute une ribambelle de gravures enfantines.
Armand Dupuy lutte contre son auto-envahissement « je ne tiens plus mes pensées, je n’en suis plus le contenant, mais ce sont elles qui me contiennent, qui me dévorent… » comme il lutte contre Scanreigh « …écrire sur Scanreigh … à mon tour d’avaler l’avaleur sans pitié… » en l’analysant : c’est quoi cette auto-dévoration ? C’est quoi ce Scanreigh ? Ou pour parodier : de quoi Scanreigh est-il le nom en moi ? Que montre-t-il de moi que je ne peux pas voir ?
C’est d’ailleurs par-là, par ce qu’on ne peut (veut ?) pas voir de soi, que commence L’avaleur avalé : par le Saint Thomas du Caravage. Sur ce tableau le disciple incrédule glisse réellement son index dans la blessure du Christ. Le doigt de Thomas touche-t-il le cœur entre les côtes ? La blessure du Christ bâille comme bâille, au premier plan, un accroc à l’épaule dans le vêtement de Thomas. « Nous nous sommes donnés le monde par devant, par la bouche, les mains, les yeux…et nous l’avons reçu passivement par derrière, portés, bercés par des bras…ainsi nous avons du dos dans les yeux… » ajoute Armand Dupuy. Plus après dans le livre, quand ses réflexions lui auront fait faire un détour par les psychanalystes Winnicott, Bion…, Armand Dupuy se dira « inconsommable ». Et d’ajouter :
« Dans les peintures de Scanreigh ….j’avais mon propre dos devant… »
L’avaleur avalé n’est pas un livre paisible. C’est un livre qui rappelle qu’on tire plus d’énergie de ses propres interrogations que des plus assises de ses certitudes. Comme L’œuvre de Scanreigh est d’autant plus (elle-même) qu’elle s’échappe sans cesse d’elle-même.
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D’un côté une main délicate (Irène Dubœuf est plutôt frêle) et de l’autre la main de costaud de ce manieur de brouette qu’est Armand Dupuy… chacune me trouble à sa manière. Près de moi quelqu’une va dire : peuh, j’aimerais bien savoir quelle main ne te trouble pas ? C’est pas pareil pour vous ?
Irène Dubœuf et Armand Dupuy en miroir ? Que reflètent-ils l’un de l’autre ? Ça, c’est à vous de voir…
Irène Dubœuf, Cendre lissée de vent , www.editions-unicité.fr
Armand Dupuy, L’avaleur avalé, www.lerealgar-editions.fr