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Hep ! Lectures fraîches ! (avril 2021)

mercredi 14 avril 2021, par Cécile Guivarch

L’unique réponse, Jean Marc Sourdillon, Gallimard

La présence d’un oiseau, un milan, dans le ciel « sans autre signification que celle-ci : je suis là ». L’oiseau, présence ou absence, fait partie du mystère du monde, du vivre. Par cette image, un oiseau dans le ciel, le lecteur entre dans le livre de Jean Marc Sourdillon. Y trouvera-t-il L’unique réponse à notre élan de vivre ? Une chose est sûre « on sent que quelque chose va se passer ». La vie est là, dressée au milieu de tous, « on vit dans la proximité du mystère, sa possibilité ». Dans la poésie de Jean Marc Sourdillon, la place de l’inattendu est essentielle. Le présent ordinaire l’est tout autant. Surtout le fait d’être en vie, de naître, de re-naître est central. L’être transpercé de lumière et des saisons mais aussi par les brisures de la vie, la mort, le silence. L’être sans cesse vers cette poussée de naître, vers, la progression de la lumière.

Lire Jean Marc Sourdillon c’est lire la « conscience de soi, de la vie à l’intérieur de soi qui monte et se prolonge ». C’est lire l’acte de vivre et son intensité.

« Pour la première fois je saute à pieds joints dans l’intensité de l’instant. »

Lire l’importance de la naissance et de toutes les occasions de naître, de s’ouvrir à la vie. Comme cette mère qui dit à son fils : « moi, mon rôle, c’est de te faire revenir sur terre, tout le temps ». Comme décider « d’être ici dans l’instant qui s’étire, d’y être et d’y rester pour y vivre ». Jean Marc Sourdillon a lu, traduit, écrit Maria Zambrano. Il semble s’être agi d’un gong, non seulement de s’immerger dans cette œuvre, cette pensée, mais de faire sien le gong de la naissance en nous.

Lire la force de la caresse. Comme une réponse ou un chemin vers la réponse. Poser la main sur une autre main : « que d’oiseaux délicats dès qu’on laisse un peu aller les doigts ». Des oiseaux, comme des battements d’ailes, des battements de vie libérés par la caresse.

« Pour la première fois je vois et je palpite, je sens que je suis là, que j’existe. »

Lire la force de la présence. Ce « quelqu’un qu’on n’attendait pas ».
« Un secret d’une vie à une autre, qui passe et toutes deux, les voilà d’un seul silence, un même espace ». La rencontre, la naissance d’un nous, celui-même qui continue de naître dans le présent et dans la mémoire. La femme eau / fontaine / soleil. Le frémissement au coin des lèvres.

Lire la poésie, ses questions. La poésie est elle-même la réponse. A quoi ? A la vie. « La vie se donnant sans cesse des nouvelles d’elle-même ». Les oiseaux occupent une grande place et j’aime particulièrement ce passage où le poète se confond avec l’oiseau et vole au-dessus des gens, dans le geste de caresser leurs visages, de les relier.

Lire les gens. Leurs frémissements. Leur hâte de vivre, dans les gares, dans le métro, dans la ville ou ailleurs. Le lieu où ils se trouvent n’a pas d’importance, si ce n’est de souligner qu’ils ne prennent plus le temps de vivre l’intensité de chaque instant. Ecrire les gens c’est aussi écrire la vie, l’intensité d’une naissance à la maternité. Ce cri de la naissance que Jean Marc Sourdillon relate page 76 me touche intimement et rappelle que nous venons tous de l’origine de ce cri.

Lire parfois un deuil, un effondrement à l’intérieur lorsque on aperçoit « l’envol très haut d’un oiseau mais sans l’oiseau ». Alors retrouver en soi une lumière qui s’allume, une paix dans les profondeurs. Un éblouissement, la possibilité de retourner dans l’enfance. Le soi de l’enfance pour retrouver l’émerveillement d’être en vie. Que faut-il retenir au final, si ce n’est : « on n’en finit pas de naître » de cette naissance inachevée.

Poésie et naissance intimement liées. Naissance du poème, des phrases entre elles. Et « la naissance elle-même / au bout du poème ». Livre essentiel de toute évidence. Envie de découvrir l’œuvre de Jean Marc Sourdillon dans sa globalité.

        Nuages dans le ciel de novembre.
        Un nuancier de silence, gris ou blanc, avec des traces de rose ou d’orange, cerné lui aussi de silence, d’une autre qualité de silence, plus sombre, plus profonde, plus opaque, mais non pas moins intense ou vibrante.
        Une autre modalité de l’intact.
        La terre, dans les champs, sous le bitume, s’ouvre et gronde.
        Cet accord grave que l’on tait ne cesse de taire en soi et hors de soi depuis l’enfance, vers quoi l’on va éperdu en silence, tous, chacun pour soi - un seul vol, un seul mouvement -, migrations dans le ciel du dedans, ce gong de la naissance en nous, qui appelle et dérange,
        j’aimerais tant connaître les mots qui l’annoncent ou le réfractent,
        la musique sous-jacente qui nous porte et nous lance.

Beaupré, Eric Sautou, Flammarion

Depuis quelques recueils, la mère défunte occupe les livres d’Eric Sautou et aussi le jardin. Elle habite entre le je et le tu entremêlés. Pronoms pour désigner une même personne, celle à laquelle on s’adresse ou celle/celui qui parle, pour prendre des nouvelles ou pour dire tu reviens. Revenir de livres en livres. D’année en année. Comme les fleurs. Et des choses [...] passent depuis des années. Comme les saisons. Même les arbres vieillissent. Mais est-il possible de vraiment mourir au fond. « Mourir ne se dit pas n’y pense pas tu ne meurs pas ». S’il suffisait de se regarder intensément pour éviter cela mourir. Retenir la vie. Parfois Il est déjà trop tard. En dialogue, seul et seule, dialogue entre soleil et pluie, entre fleur et jardin.

Eric Sautou manie l’art du bref, du silence. Le silence entre les mots et des mots dans le silence. Ces mots douceur dans la douleur. « poèmes / qui tombent (douceur) ». Ces mots qui bientôt ne sont plus rien. La syntaxe, les mots inversés, les parenthèses dans lesquelles sont contenus tant de sens. Les mots reviennent. Economes mais puissants. Le lecteur assiste sensible à ce processus d’écriture qui se répète et s’actualise, fore et révèle. Le mot fleur. Sa présence prégnante. Sa capacité de mourir pour renaître. Ses forces. Ce qu’elle dit, ce qu’elle tait. Ses faiblesses. Si l’un est seul avec le deuil, l’autre l’est aussi. Mais les fleurs y peuvent-elles quelque chose ?

S’il y a la mort. Il y a la vie. S’il y a la pluie, il y a les fleurs. Leur permettre de ne pas mourir. La vie fleurit. La morte vit toujours à travers celui qui l’écrit, lui ressemble. Ecrire quand il y a le regret de ne pas s’être tout dit. Et si vient la question de la séparation tant de fleurs séparées suit celle de savoir « qu’est-ce qui s’en va qui disparait ». La vie et sa disparition. (Mais vie toujours).

Dans la pluie, quelque chose tombe mais rien n’est figé. Le paysage bouge. En même temps que le gris, la mélancolie, la tristesse. On sent l’intensité avec laquelle Eric Sautou regarde les fleurs « je vous regarde / je vous regarde ». Communication possible avec la défunte : je te regarde à travers les fleurs. Cela même si « le ciel de ton visage / s’assombrit », et la pluie qui vient un peu brouiller les traits du visage.

Arbres et fleurs ne sont pas nommés dans Beaupré. « Sommes-nous le nom de rien ». Est-ce que l’on peut vraiment nommer ce qui nous traverse avec le deuil ? La solitude laissée par la mort. Celle de celui qui reçoit le deuil. Mais aussi de celle qui endeuille. Dans la mort, s’isoler du monde. Et pourtant être en présence continuellement. En attente permanente. De l’un de l’autre. S’attendre. L’un et l’autre. Dans la vie. Dans la mort. Le retour impossible de la défunte. L’attente qui paraît interminable de l’autre côté. Nommer ne serait plus rien que des mots. Peu de mots qui disent plus que les mots eux-mêmes.

« Vois ce sont des feuilles de fleurs ». Mises en parallèle. Fleurs et mourir. « Jardin d’automne (fleurs nouvelles) ». Le jardin un peu comme la tombe où se recueillir. Ecrire. Continuer de le faire. Pour rien ? La mère est morte. On vieillit dans la vie. On vieillit dans la mort. Il ne se passe rien. Et pourtant ce mouvement perpétuel. Les feuilles tombées ce n’est déjà plus rien. La mère apparaît assise au jardin. Près de son tombeau. Elle attend. Elle voudrait qu’on lui réponde. Fantôme qui parle encore. « tu étais là c’est pour la vie / ce n’est plus rien je m’y attends ». Le poème permet cela. Les feuilles, les fleurs, la pluie aussi. « feuilles et fleurs / et fleuve / (tombés) »
 

je suis assise
là nous sommes là
c’est moi assise là
est-ce que tu restes là
est-ce que c’est toi je reste là
il retrouva dans le jardin
quelque chose
de ses fleurs nous est rendu dit-elle
chaque jour il n’est pas là dit-elle
aujourd’hui encore il n’est pas là
  [...]   je ne dis jamais vraiment les choses
je m’endors je suis seule
j’habite
seule ici j’attends il n’y a plus rien je regarde
seule ici j’attends
je ne ai pas ce sont les heures j’y pense parfois il y aurait
les mots que tu écris les feuilles
tombées

Elargir le présent, suivi de Rue de la Source, Béatrice Marchal, Le Silence qui roule

Possibilité du retour au paysage d’enfance, celui qu’on a continué de rêver. Possibilité de ce retour pour se rencontrer sur la rive de soi-même. Revenir sur ses traces lorsque tout s’est tu en dedans. Recueil traversé d’eau, par ce flux qui se répète. Se libérer du passé. Aller vers la vie. Sans rien renier. L’eau pour « retrouver ce qui n’a cessé de vivre ».

Beaucoup de choses se transmettent. Par les bagues. Par les gestes. « Toi que mes poèmes ramènent / à ton histoire puisque nos vies se ressemblent ». Ecrire la force des liens. Se souvenir de la mort de la mère. Sa date anniversaire proche de sa naissance. Renaître. Dans le chagrin de la mort, une mèche de cheveux retrouvée. Ce petit détail rappelle, réveille un rai de lumière dans l’obscurité. Habiter l’instant, le soleil, la pluie, la marte, le renard, les fleurs du jardin, la joie d’un repas, le signe dans une fleur, un iris, comme s’il s’agissait d’une apparition. Prendre le temps d’y prêter attention.

Une quête. La simple reconnaissance de soi... « Reste à savoir comment, libéré d’exigences superflues, habiter l’instant présent, le vivre / pleinement ». Une quête. Accueillir l’instant, un ciel, un arbre, ce qui ne dure pas. Marcher vers le cœur de la vie. Marche pas toujours facile. Marche de l’exil , des guerres, mais aussi celle de la liberté, de la fraternité. Marche où s’intensifie la lumière.

Une transmission. Mère / enfant. Les gestes apaisants des mères. Les gestes des petits vieux. Marcher sur le chemin de la vie parfois bercée de deuil. Accompagner celui qui part : « nous faisions tous les jours la même promenade ». De ces jours, restent le souvenir de devenir « sensibles à tout ce qui nous saluait sur le passage » et en dépit de la surdité, même le chant de l’oiseau s’entend. Souvenir de ces marches avec le père dans l’enfance, marcher à côté de leurs ombres. Cette façon de revendiquer cette part sombre en soi. Mais aussi de soleil. Porter l’amour aux siens. Se souvenir du doigt qui portait l’alliance. Des mains. Des gestes. Jusqu’au dernier.

Le poème pour se souvenir. Le poème pour dire ce qui ne s’était jamais dit. On lit la tendresse. On lit la présence irremplaçable. Béatrice Marchal nous ouvre à la vie, l’amour, la lumière.

Non, jamais l’avenir n’appartient à personne,
la rose ne sera pas plus belle demain,

seule s’offre le présent, sans illusion sur ce que valent
les promesses, juste attentif
à ce que dans l’ombre et le silence préserve
l’instant, seul y trouve un aliment au désir
qui sait regarder sans prétendre posséder
et entendre un appel en répondant
« présent ! »

Ici, Pierre Dhainaut, Arfuyen

« L’écoute, elle ouvre les poèmes ». Mais aussi la langue, les mots, les souffles. La répétition à l’infini de tous ces souffles, de ces ici, l’importance de ce mot, si petit soit-il et qui donne le titre au recueil. Ici, capable de résonner lorsqu’il se répète en plusieurs endroits et au sein du poème. Lorsqu’il se répète à l’intérieur de lui-même, en écho, en miroir. Le sens des mots, leurs sonorités, une quête de toujours chez Pierre Dhainaut : le sens des mots, ce qu’ils relient entre eux et réconcilient. Une quête et une non quête car que faut-il vraiment en attendre. Des arbres, des enfants, chacun a leur importance et quelque chose à voir avec le souffle. Parler c’est aussi vivre et respirer. C’est être ici, respirer et vivre. Et certains mots font vivre / revivre par ce qu’ils contiennent en leur cœur en leurs résonances, par leur possible accord avec d’autres mots, d’autres syllabes. Leur nécessaire répétition afin que les phrases s’élargissent toujours un peu plus, actualisent ces questions sur la vie, sur la mort, ces énigmes. Aborder la notion du poème, car comment évoquer les mots si le poème lui-même n’est pas présent. Ici est composé de plusieurs parties, et c’est ici une caractéristique chez Pierre Dhainaut d’assembler entre elles des parties qui se composent de manière différentes. Ainsi poèmes courts aux airs de haïkus côtoient poèmes plus longs, petits blocs de prose ou notes d’écritures. Donner des prises d’air à l’ensemble (titre de l’une des parties) avec la capacité de s’étonner, de se laisser surprendre par la création. « Les poèmes nous font entendre les mots comme si nous les découvrions et à la fois nous en saisissions la nécessité. » Toujours ce souci autour du sens des mots, autour de leurs syllabes, le souffle, le temps, la voix et dans le fond l’air de la flûte.

Pour aller plus loin, un bel entretien de Pierre Dhainaut avec Sabine Dewulf, et la recension du livre du point de vue de Sabine.

Un arbre sec n’avouera pas s’il souffre,
il est trop pudique, il ne sait conclure,
qu’il reverdisse, que la sève revienne,
nous le ferons, tous les temps sont de fougue
en ceux qui n’ont flétri l’écorce
d’aucune date, d’aucune signature : étreindre,
n’aimer que pour aimer, nous obéissons au poème,
en avons-nous terminé un ? il ne parle
que de naître, il relie ciel et terre,
il s’affirme en s’ouvrant comme des arbres,
et quand le tronc disparaît de la vue,
noroît, suroît, que la marée soit haute ou basse,
les vers relayant le silence ou à l’inverse,
une palpitation se dissémine.

je suis cet homme, fiction suprême, Bernard Bretonnière, dessins de Jean Fléaca, l’oeil ébloui

210 anaphores commençant toutes par je suis cet homme. Bernard Bretonnière écrit l’humanité, relie les hommes entre eux en dévoilant de manière intime et universelle leurs forces et leurs faiblesses. Beau travail de l’éditeur. Originalité de la présentation, couverture cartonnée - fourreau en trois volets - à l’intérieur duquel se glissent deux carnets d’une quinzaine de pages chacun, dans un jeu de pliage sans aucune reliure. Livre-objet accompagné des dessins de Jean Fléaca montrant cet homme souvent seul dans sa multitude.

Dès le titre, s’interroger sur le mot homme, le mot fiction, le mot suprême et même sur le je et le je suis. Chacun d’eux significatif, interrogation profonde, portée en chacun. L’homme comme fiction mais dans sa présence la plus prégnante au monde. L’homme est-il fiction, est-il réel, est-il homme, est-il trace ? En exergue Saint-Augustin : « L’homme, cette part médiocre de la création de Dieu » mis en parallèle de Wallace Stevens : « La poésie, madame, est la fiction suprême ». Avançons dans le livre.

« Je suis cet homme ici et maintenant ». Présence de l’homme dans le présent, on ne peut plus certaine. Etre dans l’ici et le maintenant est être assurément. Se dévoiler un peu. Livrer une part d’intime. Mais l’intime est-il celui d’un seul homme ? Ou porté en chaque homme ? Est-il celui qui les relie, les rends frères, fraternels ? L’intime et les hommes, leurs faiblesses, leurs douleurs et leurs forces. Tout semble résumé dans cette anaphore : « Je suis cet homme au cœur battant battu battant ». Et c’est là qu’intervient la contradiction. L’homme est aussi « homme libre emmuré en lui-même ». Une chose et son contraire. Une forme d’art de savoir ainsi entrer puissamment au cœur de l’homme autant que dans la chair. Montrer ses facettes intérieures / extérieures. Homme sujet empli d’émotion et qui se méfie de lui - sous-entendu autant de lui-même et des autres. Des ses propres contradictions et de l’incompréhension du monde en sa globalité.

« Je suis cet homme qui a perdu l’insouciance » - le premier carnet dresse le tableau de ses faiblesses. Lucidité en paquet. L’homme et ses doutes, ses questionnements. L’homme dans ce monde où la bêtise est omniprésente, où les frontières ne sont pas invisibles. L’homme trop fatigué. Pris de honte, de mélancolie, de regrets, de défauts, se voûte, n’ose plus avancer. « Je suis cet homme agacé par les hommes ».

Dans le deuxième carnet, l’homme et son « enthousiasme naïf », peut-être pour « penser à autre chose ». L’homme qui s’accroche, essaie de ne plus avoir peur. « Cet homme qui sourit pour ne pas chuter ». Ainsi se côtoient les deux faces de l’homme. Celui qui se voûte et celui qui se tient droit. Celui qui est « bouleversé à la vue d’une main d’enfant » et celui « que le spectacle des gens heureux meurtrit ». Mais dans le fond, l’homme toujours prêt à se reconstruire, sa volonté à toujours se redresser, et je pense à cet autre livre de Bernard Bretonnière D’ Volonté en cavale paru aux éditions Color Gang. L’homme capable de faire des blagues et de partir dans de grands rires, est aussi celui aux désirs enfouis. Tendresse, moments de bonheur et même si l’homme claudique, toujours « capable de vous faire éclater de rire ».

Retenir de ce beau livre émouvant au possible, « Je suis cet homme qui peut écrire pour ne pas mourir ». Rejoindre ainsi le titre et les exergues. Parvenir alors à cette touche finale : « Je suis cette humanité crucifiée. La poésie, pardon madame, me fait exagérer »

Je suis cet homme à qui rien ne suffit
je suis cet homme éteint
je suis cet homme qui préfère vous faire sourire
je suis cet homme qui projette sa résurrection
je suis cet homme incompréhensible
je suis cet homme brûlé par trop d’amours
je suis cet homme qui s’empêche
je suis cet homme qui s’enfonce
je suis cet homme que ne sauraient lasser les expressions du génie
je suis cet homme dont la fièvre ne tombe pas.

Enheduanna / La femme qui mange les mots, Denise Le Dantec, Atelier de l’agneau

Denise Le Dantec mêle ses mots à Enheduanna, une princesse et poétesse mésopotamienne qui est le premier auteur connu de l’histoire humaine. Elle a gravé des milliers de vers il y a 43 siècles sur des tablettes en terre cuite, poèmes dédiés à la déesse Ishtar, hymne d’amour érotique d’une femme à une autre femme. Les dessins de couverture de Liliane Giraudon comme pour représenter ces tablettes et des fleurs de femmes mises en parallèle et entremêlées dans des bouquets. Enheduanna et Denise, en regard l’une de l’autre.

Première ligne : « Beau temps sur la planète »... Beau temps il y a 43 siècles et aujourd’hui. Le cosmos, cette « poudre d’étoiles dans le noir de l’univers » traverse le temps et demeure. En quelques mots, l’écriture de Denise Le Dantec se prolonge dans une sorte de monde parallèle. Le rêve et le songe, en deux lignes d’intervalles, entre parenthèses pour souligner la puissance de l’imaginaire et du rêve.

« (la pluie est un rêve) »
« (j’habite un songe) »

Les mots de Denise Le Dantec ouvrent un je ne sais quoi. Poussent le lecteur à lire avec une infinie attention. Cette poésie est profonde et je serai tentée d’en commenter chaque mot tant ils viennent me trouver, plongée moi-même dans un songe. De la grâce dans ces mots. Enheduanna et Denise, de leurs voix entremêlées. Est-ce que si « j’ouvre la fenêtre » (...) « la parole s’envole ». Mystère de cette parole envolée, de ses ailes grandes ouvertes, céleste. Et même si la parole d’Enheduanna vient en fragments, que des lignes sont manquantes, elle flotte, c’est indéniable, dans celle de Denise. Une écriture moderne pour témoigner d’une présence mésopotamienne. Mêler la langue à la sienne, mais aussi du français à l’anglais, laisser exploser les mots et une forme qui s’installe sur la page. « Je laisse libre cours à mes larmes like sweet beer ».

Car « Nous n’appartenons pas à la culture. / Nous sommes des couchers de soleil ». Ces mots en gras, entre guillemets, ceux de la princesse repris ici, inscrits dans notre époque, de tant d’années qui nous en séparent. Ces couchers de soleil pour évoquer les corps, le cosmos, l’importance du soleil dans la mythologie et toujours. Puis « Je suis le bruit de l’eau dans les oreilles de l’assoiffé ». La rivière s’écoule toujours et son bruit d’eau, comme celui des femmes. Ainsi l’eau, pluie et larmes y compris, sont présentes aux côtés du soleil et cela ne peut être autrement - l’un apporte à l’autre. Et Denise Le Dantec dans ce « même rêve qui (l’)éveille », en lignes flottantes est fidèle à cette écrivain d’un autre temps, n’en trahit rien il me semble. Elle réveille l’amour, l’Eros et « la floraison soudaine / toutes les voyelles s’écoulant (...) // l’oiseau qui étend ses ailes / le cheval galopant ».

Livre lumineux comme un jardin d’avril. L’air se mêle à tout se ce qui s’y mêle. Et cette phrase : « nous nous bornons à suivre la goutte d’eau dans ses détours et ses chutes depuis son apparition » nous amène à cette goutte d’eau originelle qui se poursuit encore et encore. Denise en 2020 écrit « l’été et l’été toujours au bord de la rivière (...) J’ai écouté un petit moineau à l’arrêt de bus 23 ». Denise écrit l’instant, Denise écrit la vie, Denise écrit le désir de vivre, le désir tout court. Et tout est splendeur. Il y a ce qui disparaît, ce qui s’efface mais aussi ce qui s’approche et dévore la lumière. Il y a le monde et ses incompréhensions mais aussi ce songe que nous habitons. Enheduanna n’est qu’un prétexte pour l’habiter ce rêve et notre vie parallèle. Et ce moineau de l’arrêt de bus 23, semble rappeler d’accueillir le jour, d’accueillir son corps en vie. De s’ouvrir. Et lorsque tout s’ouvre, tout marche, tout parle et s’éveille.

« Je donne naissance à des fleurs ». Et à multitude de femmes, « (un feu de joie) » et à l’amour : « Tu es là près de moi / Les mots poussent comme des feuilles sur les branches des arbres ».
Denise Le Dantec parle de plusieurs voix, laisse rayonner le soleil et l’éros : « l’amour n’est pas du corps / l’amour est des corps ». Ce livre est vraiment une merveille. Etonnant et vibrant. Il nous invite à vivre, à aimer.

Je parle de plusieurs voix ...
la rivière suit la courbe de la rivière      le ciel est sans limite
la bête à la petite tête d’or dans les roseaux
un homme enjambe le ruisseau
le monde se couvre de feuilles
la femme met du rouge à lèvre du cosmos
le ciel est écarlate

(les minuscules s’accumulent)
Kate cueille des fleurs

JE TE DIRAI UN SECRET
((Vivre est une feuille dépliée     les étoiles sont dans les plis...))
Je colore mon printemps
les arbrisseaux ont des feuillages d’argent
l’eau sort de sa source
l’oiseau lance son trille
le vent souffle     les arbres se penchent     l’eau coule

MDNA aspire la voie lactée

LA LUNE ME RAVIT

le bus 23
la femme à la robe violette
le petitpetit moineau
le cheval à l’étrange capuchon blanc
les fourmis

Tu dis délivrer la lumière, Sabine Dewulf / Florence Saint-Roch, éditions pourquoi viens-tu si tard ?

Sabine Dewulf et Florence Saint-Roch dans cette expérience de l’écriture à quatre mains, écrivent chacune à partir d’une photographie que l’une a prise. Ensuite de nouveau, elles se répondent en écho. Quelque chose s’opère. L’écriture prolonge le regard et invite à s’ouvrir à la lumière. S’il n’y avait pas la subtile différence des lettres italiques ou romaines, le lecteur parviendrait-il à distinguer les deux plumes ? Il me semble que oui. Si le regard de l’une rejoint l’élan de l’autre, la lectrice que je suis ressent un parcours différent dans l’écriture de chacune.

Une alchimie se produit dans ces échanges de lettres et d’images. L’élan du poème provoque l’étonnement de ce qui se trace alors. Mêler les voix, évoquer par petites touches de l’intime retenu, permet à chacune de tendre vers du plus vaste. Le je étroit s’élargit de poème en poème. Un tâtonnement dans le langage laisse surgir ce qui s’éclaire sur la page.
Les photos prises par l’une ou par l’autre, point de départ de l’écriture. Cela commence par des cendres puis s’illumine à la lumière des arbres, des fleurs, des reflets sur l’eau pour se terminer par ce qui laisse trace, une empreinte de pied. Sont photographiées également des chaînes et des cordes et cela m’a touchée. Symbole de ce qui noue, de ce qui pèse et enserre. Ce que dit le titre, cette lumière à délivrer, ce tu dis comme possibilité à qui veut bien libérer l’intime soi de certains liens invisibles.

Ce livre accorde une attention particulière à la mémoire, au temps prêt lui-même à s’effondrer. Quelque chose qui s’est tu semble à l’affût de ce qui appelle. En croisant deux écritures ce qui est effleuré brûle demeure. L’encourager l’automne pour réveiller ce que le feu a emporté et qui n’est pas resté sans désir. J’ai senti au départ l’écriture de Florence Saint-Roch retenue par ce qui est consumé mais avec l’aide de Sabine Dewulf, accepte d’oser le geste. En d’autres termes, elle suit l’invitation de Sabine « vers cet arbre qui sait / m’enseigne la fraîcheur ». Puis à son tour l’invite à regarder ce qui brille. Aller vers un ciel rendu à lui-même, vers les oiseaux, vers la lumière, vers ces branches (qui) rêvent. Comme cet « arbre peut-être veut changer l’horizon », l’écriture à deux permet cela. Changer la direction que prenait l’écriture de l’une ou l’autre, élargir l’horizon, le rendre plus clair et plus vaste. Se montrer à chacune comme écrire, dessiner et voir le monde autrement.

Une écriture toute en confiance : laisser surgir dans « ce qui monte / une attente sans fruit ». Et de ces désirs corrodés, le titre prend toute sa signification. Tu dis. Alors cela est possible, j’y vais, et je t’accompagne dans le geste, pour libérer ces rêves à l’abri. Tout au long du livre, subsiste néanmoins ce « tu dis » aux côtés d’une autre question : « Pourquoi toujours choisir entre solidité et éclat ». A cela, quelle réponse, quelles branches ouvrir pour accueillir ce qui devient si clair, pour libérer ces chaînes des mémoires anciennes et parfois de l’enfance. Comment rejoindre cette part de ciel au soleil. Sabine écrit : « Quel abri pour l’élan agrippé à la peur ». Florence répond par un accepter l’envol comme le font les oiseaux. L’écoute de l’une et de l’autre émeut dans ce texte. L’invitation de l’une à l’autre à célébrer le désir d’être en vie. De rayonner. Et de recommencer chaque jour.

Les branches rêvent

Derrière la vitre
Cordages et haubans se tendent
L’arbre peut-être veut changer d’horizon

En nous aussi des idées se dessinent

Trop d’images se condensent
Estompent la valeur du trait
Cela ne nous mènera pas loin
On le sait

Opportunément tu dis
Je pousse enfin la porte
L’air s’engouffre congédie l’hésitation

*

C’est un éveil à la blancheur
au silence habité

nous restons au-dedans
de ce qui monte
une attente sans fruit

serions-nous déjà l’arbre
enraciné dans la grande mémoire

aurions-nous comme lui
pleine confiance en ce jour

au miroir de ses branches
notre étreinte sans nom

Jusqu’à très loin, Romain Fustier, l’esquif / Publie.net

Jusqu’à très loin nous invite dans les lieux de la mémoire. Lieux traversés d’hier à aujourd’hui. « souviens-toi en direction de - prenant en direction de repassant devant aujourd’hui ». Remonter dans les souvenirs chez Romain Fustier ne s’opère pas sans revisiter la langue et le lecteur reconnaît son habilité à manier les mots. Ces phrases-structures, sans point ni virgule, grammaire bousculée mais de façon à entrer dans sa poésie en s’y sentant un peu dans ce chez soi-intérieur. La structure des phrases parfois en ping-pong, comme l’échange avec l’enfant lors d’un trajet en voiture : « répondant à sa question à l’arrière je me réponds ». Est-ce hier, est-ce aujourd’hui ? Ces lieux revisités, s’y transporter, les faire revivre, « le passé fait irruption dans le présent ». Et dans ces lieux, l’amour, l’amoureuse, confondus avec les paysages : « tes bretelles le ciel - et les prés tu le as enfilés sur tes épaules ». Retrouver des fragments de phrases et l’importance de petites choses, d’une lessive, d’un jardin, de faire les confitures, d’un dîner au restaurant. Conserver en soi somme d’endroits : lacs, montagnes, forêts, bords de mer, plaines, étangs mais aussi bars, hôtels, remparts, maisons. Relire des extraits de cartes postales, de quelques mots adressés : « à bientôt bises à tous les quatre » [...] « vous souhaiter bonheur et douceur en cette fin d’année ». Refaire les trajets de vacances, vers le sud, la montagne ou l’océan. Le bonheur de changer d’air très présent dans l’écriture de Romain Fustier, on se souvient de Bois de peu de poids paru aux éditions Lanskine. Faire revenir aussi les gestes des grands-parents, la tendresse pour la famille mais aussi pour les amis à la faveur d’une carte postale, d’un message ou d’un bout de conversation au téléphone. Jusqu’à très loin réveille des mots prononcés, ces noms de choses et de lieux, et leur donne une épaisseur qui traverse les mois et les années.

Romain Fustier a l’art d’édifier l’insignifiant et de le sublimer de manière sobre mais percutante, comme lorsqu’il évoque les pieds de sa petite fille : « presque trois fois rien ce n’était pas rien ». Mais aussi celui de raviver les petits gestes comme celui d’allonger la main, ou de laisser un mot sur une table. Visiter une ville mais aussi faire le plein d’amour, entremêler les quais aux jambes, à la nuque, aux seins : « j’ai fait le plein de soleil là-bas avec toi le plein s’est fait d’amour ». Il est remarquable le pouvoir d’évocation de ces poèmes en prose. Le lecteur se rend dans les lieux, y sent les odeurs, l’ambiance, ressent les émotions.

Faire durer toujours ces moments dans le temps présent : « quand j’y étais j’y suis » et ceci toujours entremêlé à la richesse de moments partagés avec l’amoureuse, les êtres aimés (la famille et aussi le amis). Livre vital, autour de mots qui « aident à vivre », qui se réfèrent aux joies, au bonheur à l’Amour. Revenir sur les lieux de la mémoire où nous avons été heureux, comme celui des dernières vacances et cela est même ancré pour la petite fille de Romain Fustier qui s’imagine y être toujours, car il suffit de se le figurer pour y être encore. L’étonnement, l’émerveillement de la petite fille est très présent mais aussi l’adulte qui s’émerveille de chaque découverte de l’enfant - comme un enfant qui sommeille encore et se réveille en accueillant paroles et gestes de la petite. Puis cette phrase, qui pourrait être une sorte de fil conducteur pour Romain Fustier : « je reste au bord d’avoir vécu je songe à tout ce qui va disparaître - entre le passé l’avenir ». Elle interroge la trace que nous laisserons ou qui au contraire disparaîtra. Mais ce livre est loin de l’évoquer sans cesse, car si cette phrase surgit dans le livre, elle n’en est pas le prétexte. Romain Fustier écrit plutôt à partir des gestes, de l’élan des corps et de ce qui leur donne l’impulsion de s’élever : « tu amènes mon corps / jusqu’à très loin ». Et c’est ici le titre du livre, au cœur du désir et du ressenti. « J’y entends la lumière j’y vois le vent - hors de mon corps embarqué il m’embarque lui-même ». De cette mémoire intemporelle et corporelle ce sont les jours d’hier et maintenant. Ancrés et dans lesquels on pourrait retourner. Les derniers mots du livre confirment que tout est possible et que cela revient : « je frémis te revoilà ».

as-tu aimé visiter cette ville tu demandes - toi aussi dans ta robe fleurie je pense tout bas - le lac parmi les montagnes les montagnes parmi le lac - ses bords la rade - tes jambes se promenant sur la rive droite ta nuque le long du quai - ces perspectives lointaines qui s’offraient au regard le point de vue sur tes seins - le jet d’eau dans le jet d’eau de tes bras leur fraîcheur dans la chaleur qui fusait - du blanc dans du blanc les embarcations que nous fixions - j’ai fait le plein de soleil là-bas avec toi le plein s’est fait d’amour

Cécile Guivarch


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