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Lignes d’écoute, par Sabine Dewulf (octobre 2022)

lundi 3 octobre 2022, par Cécile Guivarch

Florence Saint-Roch et Maud Thiria, Au bout du fil, poèmes à deux voix avec les encres de Maud Thiria, Musimot, 2022, 12 €.

Au bout du fil nous fait entendre deux voix successives et égales : 11 poèmes pour chacune. La première, celle de Florence Saint-Roch, déroule ses tentatives désespérées de conserver le lien avec sa mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer : les poèmes sont en prose, de format carré, seulement ponctués par des virgules. La seconde est de Maud Thiria, à travers des poèmes plus longs, non ponctués, aux vers brefs. Ces deux voix sont asymétriques : la première s’adresse à une femme démunie et absente, alors que la seconde répond précisément à chaque poème de la première. Chacune offre un soutien à son interlocutrice : à celle qui ne peut plus entendre ni répondre ; à celle qui, au contraire, est en mesure d’écouter.

Ce petit livre (35 pages seulement) me semble offrir une perspective immense. Le titre choisi nous entraîne dans un réseau de significations multiples et profondes, par-delà le premier sens, celui d’une conversation téléphonique.

C’est d’abord le fil d’une parole, celle de Florence Saint-Roch, qui cherche à ravauder une mémoire déboussolée. Au « coup de fil » quotidien s’ajoutent les notes prises par la fille pour retenir, comme des « filets » (MT), les paroles et les actes de la «  mater obliviosa » (FSR). Florence Saint-Roch décrit le dédale où s’est perdue sa mère : « tu t’effiloches, t’embrouilles, confonds tout, […] pour toi je refais le monde avant qu’il ne s’effondre pour de bon ». Elle y brandit ses propres mots comme un fil salvateur : « pour te sortir de ton errance, en ce moment, je n’ai qu’une seule solution, composer ton numéro tous les jours ». Mu par cette mission, ce fil revêt différentes formes, dont celle du « cordon » de vestibule, pour que « ça sonne à l’intérieur » (MT) ou encore d’un fil de pêche créatif : « j’improvise des leurres, appâts désirables […] et pour attirer ton attention, je les agite sous ton nez » (FSR).

Si le bout du fil repêche et guide, c’est pour que l’ensemble puisse être réinvesti de sa fonction primordiale : se tisser à d’autres. Ainsi le fil peut-il broder, c’est-à-dire agrémenter et raconter. Florence Saint-Roch rappelle à l’oublieuse ces histoires cousues « de fil blanc » qu’elle créait autrefois, elle qui savait si bien mentir : « c’est hors de ta portée maintenant ». La poète cherche à réinventer le lien, à tendre « autrement » « les cordes sensibles » qui résonnent encore. Maud Thiria nous décrit cette saisie, « de fil en aiguille », de paroles trouées, d’un temps à rassembler : « toi / sa brodeuse d’heures perdues ».

On peut déjà pressentir l’ambivalence d’un tel fil. Maud Thiria montre à quel point il symbolise aussi la fragilité, à travers les « lignes de faille », le « cordon littoral / de vase et de sable où elle s’embourbe » ou l’ « élastique » du « temps », la corde vertigineuse où titube la « funambule » de l’oubli. Il ne s’agit pas de colmater les brèches, d’ignorer la déroute : il importe avant tout d’être présent à la défaillance de l’autre, dans une désespérance assumée. Le poème dit à la fois la béance de la mémoire et « l’attente et la patience » d’une écoute presque absurde. De son côté, Florence Saint-Roch souligne toute la futilité née de cette tragédie : elle-même développe désormais une extraordinaire attention aux détails, un art des « statistiques ». Elle s’attache à dire et redire la chute : « tu t’y dérobes, t’y absorbes, tu n’es plus là pour personne ». Elle exhibe une parole tremblante, où certains verbes brillent comme des bulles prêtes à éclater, au fil des virgules : « j’aimerais tellement que tu me mentes encore, que tu brodes à l’envi, que tu me baratines, m’embobines, m’embarbouilles, oui, que tu me mènes en bateau ». Ce long collier de mots chuchote sa tristesse entre les blancs : « tu dis j’ai rangé / mes armoires / j’ai fait du tri / dans mes placards ».

Au fond, il n’est qu’un fil qui vaille : celui du poème. Car c’est lui qui entend et fait entendre la voix perdue : « dans la distance, j’entends des rimes, des scansions », écrit Florence Saint-Roch. Réseau de sons, de rythmes, le texte se fait chant et cadence, tissu de métaphores et de métamorphoses. La parole s’avance pour se déprendre, révélant la vacuité de ce que nous prétendions saisir : « un peu plus grande aussi, parce que définitivement je renonce à ce que je n’aurai jamais ». Au bout du fil, c’est-à-dire à son extrémité, la poésie bascule dans un indicible tellement plus important que ce que nous pourrions dire, avec ou sans mémoire : « nous serons dans la relation à l’état pur, nous n’aurons plus besoin de mots ». L’oubli total ne préfigurerait-il pas le grand mystère de l’interdépendance des êtres et des choses ?

Pourtant, le fil, finalement, se renoue - entre les deux poètes, avec l’Humanité : Maud Thiria répare celui qu’a effacé la mère, rejoue le rôle maternel – doublement, puisqu’elle dessine aussi, à l’encre, ce que les mots sont impuissants à retenir : le théâtre d’ombres du monde, des silhouettes effilochées qui m’évoquent le fond marin, les eaux de l’utérus. Après avoir rappelé que l’histoire d’une mère et de sa fille est ineffaçable (« tu tiens ce premier ventre / vivante / par ce cordon / au placenta qui vous rattache »), elle recrée par ses mots un autre cordon, plus vaste que l’initial, universel, presque sacré : la parole de son amie devient ainsi ce « chapelet » où s’égrène la « prière de ne pas oublier ». En écho à ce qu’elle nomme « votre électricité ombilicale », elle dévide le fil d’un « cocon » pour ouvrir l’espace des renaissances, la scène des grands mythes : ceux de Pénélope (« tu tisses et / tu détisses / attendant son retour »), d’Arachné, l’habile ouvrière des liens (« l’araignée » tissant sa « toile ») ou encore d’Ariane (« tu tiens ce premier fil », « toi / son guide au labyrinthe »). Ces discrètes références contribuent à refonder un ordre rédempteur : Maud Thiria trace avec soin les « lignées » féminines, évoque des « mots de filles », la transmission du féminin jusque dans cette relation devenue improbable. À l’écoute de leurs « cordes » vocales « à l’unisson », elle offre résonance aux paroles d’une fille dévouée à sa mère : « tu tiens tous les jours / d’une semaine / qui en compte bien plus ». Elle écoute chacun de ses poèmes, le commente à sa juste valeur et le prolonge d’un autre fil de mots, de sons, de significations : « batterie » engendre « battement », « enregistrement » débouche sur « registre », « aimant » donne « animant animal ». Elle file les métaphores, cherche à nous faire éprouver la douleur de l’amie : « ça te suppure de l’intérieur / ça se détache lentement / et tu t’enflammes / ça se déchire lentement / dans ta chair »… Son poème s’achève en débris de mots tassés l’un contre l’autre comme pour se tenir chaud. Si comme la raison la syntaxe se brise, les sonorités se reforment inlassablement dans le souffle du poème murmuré à l’oreille d’une autre : « jusqu’à ce qu’il n’y ait / plus mots / que / soupirs sources souffles / nus crus absolus ».

Claudine Bohi et Anne Slacik, Regarde, coll. « Papiers d’art », L’Herbe qui tremble, 80 pages, 20 €.

« Un soir d’exposition un certain bleu a foudroyé en moi toute résistance. » Ce livre à quatre mains s’ouvre sur le constat d’un double bouleversement : celui d’une rencontre brûlante de Claudine Bohi avec le « bleu » des peintures d’Anne Slacik ; et celui d’une communication entre deux inconscients, autour d’un événement intime, vécu et par la peintre et par la poète : la mort du père. Tout cela sans un mot, dans l’espace-temps étrange d’une contemplation et d’une disponibilité complètes.

Il y a de quoi se sentir intimidé face à un tel ouvrage. De quoi sentir qu’on a si peu à dire face au poème déroulé comme un ciel, comme une eau, avec toute cette absence de contours dont le bleu est capable : ni ponctuation, ni majuscule, des vers d’une insondable liberté, côtoyant l’éclaboussure, l’éblouissement du clair et du foncé. Regarde est l’invitation du titre, la seule du poème, un verbe pur, sans complément d’objet, sans orientation définie, de ce fait.

Que s’agit-il ici de regarder ?

Tout d’abord, bien entendu, les peintures. Entre le quasi noir et le presque blanc se décline tout l’arc-en-ciel du bleu : mauve, gris, violet, rose, vert sombre, vert prairie, turquoise, azur, outremer, cobalt… Nous naviguons entre des profondeurs d’océan abyssal (à l’écoute du silence) et des nuées laiteuses, en passant par des vagues, des brumes enveloppantes, soir qui tombe ou neige fraîche, densité de la nuit, mystère d’un étang, verdeur d’une prairie ou lumière d’un fleuve, brillance d’un « saphir » (ainsi nommé par la poète), passage sur la Terre à des années-lumière, grondement d’un orage, promesses d’un avril… - tout cela sans décor, sans géographie (la seule exception se trouvant à la page 47, à propos du tableau intitulé : « La Seine était verte à ton bras »). En regardant, nous n’y voyons rien : nous pressentons, nous remontons le cours de la lumière, jusqu’à sa source. Source du bleu, énigme du vivant, du fébrile, frissonnements de l’être.

Ensuite, notre regard plongera dans ces poèmes aux images devinées, essentiellement traversées d’espace, où le bleu semble à la fois synonyme d’immensité et de promesses de vision : « nébuleuse claire friselis de lèvres où tourne un paysage / la neige vous surprend par le bleu qui ouvre lentement / les yeux / c’est la ronde de nuit à l’intérieur du jour le / défilé des heures dans leur écrin de lune […] ». À travers ces images, la poète rejoint le geste de la peintre, une intention paradoxale, presque innée, dépourvue de volonté : « vous avez dit regarde et dans vos grands yeux d’eau la pluie / muette fait de vagues cercles bleus que votre main remue / depuis très longtemps / personne ne connaît la nuit aussi bien que vous / cette nuit si secrète qu’elle ressemble à la clarté ». Il est question, on le lit dans ces vers, d’une connaissance du vivant. Connaître, c’est plonger dans, renaître avec, glisser dans le mouvant, l’indicible fuyant, surgissant : « regarde ce qui disparaît dans le fruit tombé / ce qui se soulève dans les cils perdus ce qui / s’attache à devenir au fond de nos sommeils ». Le regard est donc participation, expérimentation d’événements intimes dans un long bercement qui apaise, « sur la porte d’un ciel qu’on ne connaissait pas ».

Enfin, le lecteur est tout naturellement entraîné à regarder en lui-même à la faveur de ce bleu déployé, à revenir à la source sacrée – infiniment aimante et créative – de l’être qui nous relie : « et qu’on recueille tout ce bleu qu’on retrouve / dans nos doigts d’amour et de nuits éblouies tout ce bleu / qui s’étend sur vos plages magiques / et qui vient de si loin / de cette contrée très oubliée à l’intérieur de la parole / là où un jour a commencé la mer ». En somme, il est convié à contempler l’infini de sa propre conscience. Aussi vaut-il mieux, qu’on lise ou qu’on écrive, prendre le temps du silence face aux peintures, face aux poèmes, afin de se laisser remuer en profondeur, au plus profond de ce qu’il nous est donné d’éprouver, aux deux sens de ce verbe, dans l’expérience foudroyante, éminemment libératrice, vécue par le cœur : « […] ce bleu déshabillé / des signes et des symboles / ce bleu si nu et si ouvert qu’on / y voit tout le ciel la nuit y perdant ses étoiles et tout entière / redevenant lumière / ou tout ce bleu d’un coup dans un grand souffle / tout ce bleu se pose sur nos fronts et lentement très / lentement vient effacer la peur ».

Sabine Dewulf


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