Marie-Josée Christien, Marais secrets. Photographies de Yann Champeau. Éditions sauvages, 2022
Les poèmes de Marie-Josée Christien font écho aux photographies de Yann Champeau. Cette correspondance entre deux sensibilités cheminant en connivence dans les méandres des marais est une véritable réussite. Chaque page est un émerveillement.
J’ai été véritablement surprise de découvrir la splendeur cachée au creux des paysages marécageux. Les marais, dans l’imaginaire, renvoient souvent à des étendues d’eau stagnantes, voire boueuses, alors que ce sont de véritables trésors de diversité. Ils offrent un habitat à de nombreuses espèces animales et végétales. Si les joncs, roseaux, massettes y prospèrent, il n’est pas rare d’y trouver une profusion de fleurs au printemps.
Les photographies de Yann Champeau fourmillent de nuances chromatiques complexes, cernent le souffle, l’énergie d’un microcosme naturel vu sous des angles inattendus, et laissent jaillir la beauté de chaque parcelle saisie. Alors, La bruyère s’embrase / la lumière se répand / surprend / le promeneur du printemps. L’œil est saisi, dans un ravissement, tandis que les poèmes de Marie-Josée Christien apportent un éclairage particulier, convient au mystère, nous entraînent à la lisière de la vie et de la mort.
La poète excelle à saisir le sens des signes, à transcrire l’invisible. Elle crée une profondeur, une densité, ancre les images dans la matière des mots.
La tourbière
retable humide
de l’attente invisible
en germination
allume un feu de fleurs.Le marais à l’eau stagnante est une réserve de molécules, de particules au repos, inertes, en dormition. La décomposition devient creuset de vie.
La lente fermentation
de l’obscur et de la lumière
invite
à la dépossession.Marcher dans les paysages marécageux incite à la patience. Patience et réceptivité afin d’être dans un état propice à percevoir ce qui dort derrière les apparences.
L’épaisseur du monde
peut se lire
dans un trou d’eau
insondable.
*
Sous l’ébène de l’abîme
le marais
est-il le seuil
de la mort
ou de la vie ?
Christian Viguié, Ballade du vent et du roseau. La Table ronde, 2022
En lisant ce livre, je me suis d’emblée crue plongée dans l’univers de Tchouang-Tseu. Ce dernier rêva qu’il était papillon ; Christian Viguié, lui, voudrait être comme une fleur / une pierre / ou le vent qui passe. J’ai aimé la sagesse s’inspirant de la philosophie taoïste qui émane de ces textes.
Être en prise avec la nature, marcher, pauvrement vêtu, se perdre, s’inventer un chemin, voilà ce qui plaît à Christian Viguié. Le poète s’interroge constamment. Les questions qu’il se pose sont comme un bâton qui l’aide à marcher. Comment nouer le paysage du dedans / et celui du dehors ?
La réalité et l’illusion cohabitent intimement. Les choses, les êtres, sont reliés, et non séparés.
Ce qui existe
ce n’est pas l’arbre
et moi qui passe
c’est ce qu’il y a
entre l’arbre et moi.Marcher, errer, rêver. Être en lien avec le sacré, avec l’invisible. Une ombre / ou un dieu caché. Penser. Contempler. Se sentir comme un vagabond, délesté de tout bien matériel. Être heureux, simplement.
À cause du vent
à cause du murmure du ruisseau
à cause de l’étonnement de l’herbe
je me suis mis à chanter.Se laisser transpercer par la solitude et la beauté, sans avoir besoin d’étaler tous les paysages contemplés. Car la véritable beauté irradie à l’intérieur de soi. À rebours de notre monde moderne, notre poète prône un retour à une authenticité dépourvue de tout artifice.
L’homme que j’ai rencontré
m’a dit avoir beaucoup voyagé
Il m’a raconté ce qu’il avait vu
parlé des femmes qu’il avait aimées
et d’animaux extraordinaires
sans évoquer le vertige que l’on a
quand on regarde une libellule
ou une étoile.Christian Viguié évoque les disparus : ses parents, ses amis, qui ne sont plus là. Pourtant, leur présence continue de l’habiter. Ils sont comme la rosée / sur l’herbe.
Suivre une voie, traverser la vie, avec, en arrière-plan, l’idée que, ce qui compte, ce n’est pas le but, ni la destination, mais le chemin.
Sans doute
suis-je semblable à ce ruisseau
Lui aussi a conscience de son trajet immuable
et de son eau qui n’est jamais la même.
François Coudray, Ça veut dire quoi partir. Éditions Alcyone, 2022
« Les petits frères ne meurent pas avant les grands », écrit François Coudray.
Un recueil en trois parties pour dessiner, appréhender ce qui n’est plus. Une manière de faire le deuil, peut-être, de combler ce vide qui, bien des années après, demeure intact. En lisant le recueil de François Coudray, j’ai souvent pensé à un roman que j’ai lu il y a peu, S’adapter de Clara Dupont-Monod (Stock, 2021). Parce qu’il aborde le lien très fort entre un aîné et son petit frère différent, trop tôt parti, et parce que le cadre y est, là aussi, les paysages montagneux. Pour François Coudray, il s’agit bien de s’adapter à cette disparition, avec l’écriture comme matériau, pour retranscrire les souvenirs, et restituer les sensations du corps, là où se loge l’absence.
je suis parfois tenté de lui dire
de rester contre moi
et à force de mots dessiner
l’absence de son corps
et ton absence m’accompagne
un instant encore
reste un instant encoreAinsi, rendre vivante l’absence, la rendre tangible, pour ne pas oublier, pour que le petit frère demeure encore, toujours, là, à ses côtés. Les souvenirs de l’enfance émergent, dessinés par les mots du poème, ceux des jeux à l’ombre de la montagne grande et font revivre les moments passés ensemble, le grand frère et le petit frère, marchant l’un à côté de l’autre, intimement liés. La présence alors, émerge parfois, sidérante, à des moments inattendus, tellement vivace, que c’en est douloureux.
une autre fois tu ris
dans ma voix et c’est comme
croiser le reflet de ton sourireTenter de comprendre le geste de celui qui a décidé de partir, en remontant aux manifestations de mal être ; reprendre le chemin, tant de fois parcouru à deux, vivre l’absence comme une présence, incandescente, douce folie.
Ausculter son propre corps, où se loge comme un souffle d’air, ou une portion de vide, l’absence, celle-ci réinventant la géographie du corps : les lieux de ton corps disparu / à travers le mien. Omoplate, trapèze, bras, main, joue, menton, tempe, cheveux, dessinent une cartographie de l’absence.
La montagne, dont l’univers est si présent dans la poésie de François Coudray, devient, ici, une fois encore, le lieu où viennent se superposer tous les souvenirs, le lieu de la mémoire, vivace, éternelle.
on a passé le col
la combe
l’arête
le cielon glisse
ombres gris grand bleu la
lumière la
poudre
transforméeà s’en faire exploser les cuisses
on trace ivres envolés
le vide la vitesse
Arnoldo Feuer, 107 de goudron & poussière. Les Lieux-Dits (Les parallèles croisées), 2022
Un carnet de voyage. Des poèmes rassemblés pêle-mêle, écrits durant plusieurs années, au cours des périples de l’auteur, principalement en Asie et au Moyen-Orient, mais aussi au Maghreb, semble-t-il. Arnoldo Feuer se décrit comme un incorrigible baroudeur, assoiffé de kilomètres à parcourir, le plus souvent en stop, à bord de camions.
Pas d’exotisme, ni de beaux paysages qui font rêver, ici. Plutôt les aventures d’un globe-trotter qui cherche à tout prix à ne pas ressembler à un hippie, car cela est mal vu dans certains pays, qui se fait voler à maintes reprises l’une de ses maigres possessions, et se retrouve au poste de police pour la confrontation avec le voleur retrouvé.
Un récit épique sous la forme de poèmes au rythme haletant, une avidité de kilomètres à parcourir, comme s’il n’y avait pas même le temps de s’arrêter pour contempler. Ce qui prédomine, ce sont des scènes du quotidien, souvent cocasses.
Qu’y a-t-il dans ton sac ?
savon dentifrice pour trois mois
rêves sans mesure sous la toile solide
appareil pellicules filtres amortis par les tissus
anorak duvet pastilles de purification la gourde à l’extérieur
et aussi accrochées par les lacets
les grosses chaussures de chantier qu’un
ouvrier italien te donna un jour que tu marchais
pour ton plaisir pieds nus sur les dalles de Florence
tu ne pus refuser à présent ses godasses partent en AsieNotre voyageur s’improvise infirmier, cuisinier, chauffeur de camion, passe de longues heures à attendre le renouvellement de son visa dans des bureaux de procédures où il écrit des lettres pour tuer le temps, déménage d’hôtel en hôtel, prend parfois une vraie douche, la première depuis des jours, après avoir accumulé crasse, sueur et poussière.
Les textes accrochent le lecteur, l’embarquent à leur suite, et le voici assis à bord d’un camion cahotant sur des routes déformées.
Faire du stop
c’est aussi prendre le volant
soulager le
conducteur de ses paupières
de plomb
tu l’as fait
au volant d’un camion afghan
sur la piste
rectiligne du désert iranien
et de jourici ce serait
facile si la voiture avait encore un
pare-brise mais
tu pilotes en plein vent et tes hôtes
dormentdeux-cents kilomètres plus loin ils sont réveillés ont faim et
t’invitent à manger car disent-ils tu as bien gagné ta croûte
Clara Regy, Construire. Rhubarbe, 2022
Par petites touches, Clara Regy élabore un patchwork, cherche à dire les liens fragiles, le besoin de tendresse ; elle rassemble des souvenirs, dans lesquels apparaît son père, laisse des empreintes dans la neige pour donnes des pistes, mais les flocons les recouvrent, et les traces s’effacent. À partir d’éléments ténus, elle cherche à construire, mais quoi, avec ce recueil en deux parties. Peut-être construire des fondations pour maintenir debout tout ce qui échappe, fuit comme l’eau entre les doigts, le temps qui passe. Ou bien rassembler des brindilles pour construire un nid, protecteur, douillet. Parce que la fragilité a besoin de douceur, a besoin d’être enveloppée de tendresse.
Reconstituer, aussi, la figure paternelle, avec cette question, lancinante : qui est ton père ? Une personne est toujours multiple, est aussi faite de son enfance, et l’on retient, de l’enfance du père, en filigrane, l’absence de baisers, d’affection maternelle, une grande bâtisse, un château solitaire, des religieuses. Mais : il n’y a pas de vérité.
tu voudrais
la vérité
droite
dans ses yeux
qui est cet homme
le vieil homme
frottera ses mains
de travailleur
tu verras des étoiles
tomber
sur le carrelage javelClara Regy voudrait ramasser les étoiles tombées sur le sol, attraper au vol les fées du matin qui effacent la tristesse. Dans son patchwork se retrouvent des êtres, silhouettes que l’on devine. Des êtres peut-être un peu cassés par la vie, comme elle les aime :
tu sais – je raconte des histoires
mais j’aime toujours les petits pas frêles et
incertains
les camarades invisibles
et le café tout neuf – tu sais bienIl n’y a pas de vérité, mais il y a les souvenirs, il y a un papillon rouge qui se pose sur une feuille de noisetier, des vies petites, parfois cabossées, le pain le vin / liés / dans un même geste, les fées sur le bord de la table, des mots pétris d’humanité.
Il y a aussi, évoquée, comme prémonitoire, la fin de vie, un jour le vieil homme, sans doute, aussi, l’hôpital, un pyjama tout neuf sur le bord du lit, mais, en attendant,
les branches des noisetiers
s’élancent vers le ciel
elles seront bientôt à terre
fauchées par la grande broyeuse
je retrouverai
les habitants du bureau d’en face
plan poitrine
vagues silhouettes
penchées sur leur boîte à images
je veux que tu viennes
Laura Lutard, Au bord du bord. Éditions Bruno Doucey, 2022
À la fois portée par le théâtre et la poésie, Laura Lutard signe avec Au bord du bord, son premier recueil. D’origine martiniquaise et bordelaise, elle aborde le gouffre creusé par la perte de ses parents, alors qu’elle a, au moment où elle écrit, tout juste trente ans. D’où, peut-être, le titre, puisque toujours le vide guette, qu’il faut éviter, esquiver.
Au bord du cœur
Au bord des os
Au bord du bord
Toujours ce bord
À m’en détruire les orteils
De tant de résistance au vide
Comme coincée dans une aube répétitiveMais un jour il fera jour
Un jour il fera jour
Laura Lutard aborde les préoccupations de sa génération, une génération dont les rêves et les aspirations sont condamnés, avec en arrière-plan la détérioration de la planète, devenue terre de débris.
Écrire la vie, l’amour, la révolte. La poésie, comme le théâtre sont actes de vivre, une manière de prendre l’existence à bras-le-corps, de ne pas baisser les bras : c’est une révolte hémorragique / qui se tapit sous ma langue.
Se remplir de mots / d’idées de pistes de lectures d’emballements de détours / et de crises de nerfs pour faire face au vide, et ne pas le laisser prendre toute la place. Pourtant, la poète le reconnaît :
Il faudrait faire du vide un ami
Plutôt qu’une clôture à la nuit
Les deux moitiés du silence assemblées
Forment le cœur battantCe recueil est une véritable effervescence de mots, un volcan dont le cratère est en ébullition, de paysages aussi, de voyages sous le soleil, de rencontres aux mille visages, et il est empli de l’amour de celui qui sait absoudre les peines, qui sait faire le lien entre les ténèbres et la lumière, celui avec lequel partager les joies simples, les jouissances, les rires d’enfants.
Alors, le verbe vole et la joie ondule dans les feuillages, malgré le manque, malgré les plaies, malgré les frontières, les lisières, malgré le tiraillement des contraires.
Embrasons-nous
Avec nos peaux pelages de pluies
Sur lesquelles glissent les métissages
Irriguons les fossés de nos moi entremêlés
Thierry Radière, Poèmes à Tilda. Les Carnets du Dessert de Lune (Collection Petite Lune), 2022
Ces poèmes sont ceux qu’un grand-père écrit à sa petite-fille, et s’adressent aux enfants, petits et grands. Ils nous incitent à retrouver nos yeux d’enfant, à regarder le monde avec émerveillement. À rêver, à nous mettre à la portée de la vie minuscule et cachée qui fourmille à nos pieds. Ou bien à nous évader vers le ciel, là où les nuages se métamorphosent interminablement, nous invitant à les rejoindre.
Tu verras un jour
Je t’apprendrai à voyager
Dans ta tête
Mais aussi avec les mots
Et les fleurs que nous cueillerons ensemble
Et que tu offriras ensuite
En guise de cadeaux aux gens que tu aimes.
Et ils verront immédiatement
Le pays que tu as visité
Sans que tu aies besoin
De le leur dire
Simplement en leur tendant
De beaux bouquets multicolores.Quitter le regard de l’adulte pour adopter celui de l’enfant, c’est prendre le parti de la poésie, de la richesse intérieure, de la beauté. Tout est à portée de main pour celui qui sait cultiver son jardin intérieur. Les arbres peuvent devenir jaunes, et les chats, bleus. Thierry Radière se met du côté de l’imagination, qui embellit le réel et nous fait voyager, sans que nous ayons besoin de nous déplacer.
En nous reconnectant à notre innocence, nous pouvons nous mettre à la portée des animaux, dialoguer avec eux, nous en faire des amis, même. Ainsi, nous ne sommes plus seuls.Parce que grandir
C’est apprivoiser
Tous les animaux de son cœur
Essayer de les comprendre
Sans jamais les juger
Vivre avec eux
Sans rien dire à personne
Uniquement pour le plaisir
De sentir leur présence
Comme une ombre bienveillanteAinsi, en nous reconnectant à notre âme d’enfant, nous devenons plus grands. Car grandir, c’est se rapprocher d’un certain état d’être, c’est ouvrir son cœur. Alors, Chaque jour est une étape / D’un long et palpitant voyage, et une autre existence se fait jour, nous permettant de vivre plus intensément / Nos minuscules voyages / Nos observations secrètes / Et nos joies tenaces.
Valérie Canat de Chizy