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Lus et approuvés (octobre 2022) par Valérie Canat de Chizy

jeudi 6 octobre 2022, par Valérie Canat de Chizy

Sanda Voïca, Les nuages caressent la terre. Les Lieux-Dits (Les parallèles croisées), 2022

Sanda Voïca perd sa fille, Clara Pop-Dudouit, emportée par un cancer le 8 août 2015 à l’âge de 21 ans.

Y a-t-il douleur plus terrible pour une mère que celle de perdre son enfant ?

Au-delà de la déchirure, intérieure, presque physique, Sanda Voïca nous offre un recueil dans lequel les nuages, qu’a rejoints Clara, caressent la terre, la terre-mère.

La présence de Clara est toujours vivace, lumineuse. Les signes sont là, tangibles, ainsi ces deux roses blanches offertes en son nom, dont l’eau est demeurée claire et limpide des mois après, tandis que celle des deux roses rouges a vite pourri, croupi…

Clara et Sanda, intimement liées, connectées, à tel point que l’eau des roses blanches devient eau bénite, et Clara, sainte. Sainte Clărutza.

Blancheur immaculée dans laquelle flotte Clara tandis que Sanda, elle, baigne dans le rouge, celui du tapis de bain, des vêtements, des sandales.

Du rouge je suis née
Au rouge je finirai

Hibiscus, lavande, tournesol, un jardin pour embellir la tombe de Clara, un jardin dans lequel butinent des abeilles. Signe, encore de la présence de Clara, ces feuilles d’or, à terre, symboles de l’or du temps.

Clara est partout. Autour de Sanda, dans sa mémoire, dans ce livre qu’elle écrit pour elle.

Je ne veux plus parler que de l’amour qui n’aura jamais plus de corps.
Je ne veux plus parler que de l’amour pour ceux qui ne seront
jamais qu’amour – jamais
d’objet, jamais plus de corps –
mais de l’amour qui remplit à jamais l’amour.

Dans Les nuages caressent la terre, les textes, écrits entre 2015 et 2016, creusent, approfondissent le lien, cherchent à se souvenir, à comprendre, évoquent l’inconcevable, l’inguérissable. Ils témoignent aussi d’un passage sur terre, d’un dialogue qui s’est instauré, d’une présence infinie.

Le lit si rouge
La pelouse si verte
Deux couleurs vibrantes
prennent place
s’installent pour toujours
nourries par la même vie.

*
Tu es revenue sans VRAIMENT être là.
Très peu après ton départ
une pluie soudaine.
Ses gouttes invisibles
Sauf que l’eau, abondante,
coule à l’envers
sur un mur défraîchi
et fait tomber des lettres frêles
en effaçant des phrases,
certaines noires et d’autres rouges,
et que je n’ai pas eu le temps de lire.


Tom Saja, Cette main qui tient le feu. Éditions Exopotamie (Collection Éclats), 2022

Dans Cette main qui tient le feu, Tom Saja aborde le pouvoir qu’a l’homme de créer et de détruire. Les premiers textes évoquent l’homme des cavernes découvrant le feu en frottant deux silex. Voilà l’étincelle. L’anthropocène d’aujourd’hui contribue à la destruction d’une planète qui se réchauffe au point de brûler. Voilà l’incendie.

Des milliers de siècles plus tard

il bruine
sur le monde en ruines

il pleut
sur le monde en feu

Tom Saja fait jaillir l’étincelle de cette main qui tient le feu, soufflant sur les braises d’un amour naissant qui s’embrase, nous entraînant dans un périple à deux depuis le bitume d’une cité jusqu’au bord d’un lac perdu au milieu de nulle part. Une vie s’invente sous nos yeux dans une soif d’émancipation et de liberté, de retour à la nature et d’éloignement de toute marque de civilisation. Le verbe est ardent, le souffle de la poésie rend perceptible cette volonté sauvage d’un retour au primitif.

Quitter la ville, et toute cette eau sur le bitume qui s’évapore sans goûter à la terre, faire un autodafé des meubles sur le trottoir, louer une voiture, partir à l’aventure, avoir le coup de foudre pour un coin paumé au bord d’un lac au point de vouloir s’y installer. Un lac de toute beauté.

Ton ventre a gonflé

un journal local disait que le lac portait chance à
celui qui naissait en son sein

nous n’avions pas de pays alors nous sommes restés

nous nous sommes installés dans une estancia
fleurissant entre les persiennes des arbres
à flanc de montagne

personne à la ronde
le lac comme seul voisin

Construire un nid, voir la courbe du ventre s’arrondir, accueillir un garçon, comme un berger l’avait prophétisé, agencer le monde autour de ce microcosme, tout en étant conscient des ravages du capitalisme, de la raréfaction de l’eau, de l’attrait mortifère de la ville, qui scintille de mille feux, et vers laquelle l’enfant devenu adolescent aspirera un jour d’aller.

Entre beauté à couper le souffle, bonheur quotidien, tartines de beurre marc de café et petites cuillères, lucidité sur l’état du monde, le recueil nous emporte sur une piste où vole la poussière, où le feu est le dieu de la création et de la destruction, où le vivant, qui retrouve ici sa juste place, est à la fois préservé et menacé.

Un très beau recueil.


Grégory Rateau, Conspiration du réel. Éditions Unicité, 2022

D’origine française, vivant en Roumanie, Grégory Rateau semble chercher à rassembler des morceaux épars : ambiances, atmosphères de lieux divers, souvenirs d’enfance, fragments de vie extirpés, assimilés puis reconstitués par le biais de l’écriture, de l’empathie, de la réflexion. Le réel sous ses multiples formes est un moteur, mais comme tout moteur, il est enduit d’huile et de cambouis. Grégory Rateau est comme un mécanicien avec son bleu de travail, il met les mains dans le cambouis du réel pour tenter de rendre compte de celui-ci dans toute sa complexité, avec ce qui obstrue la lumière et le cœur, mais aussi avec ses moments de respiration et d’ouverture. Les textes usent de tours et de détours, comme serpentant au milieu d’une multitude de détails et d’impressions dont il s’agit de restituer la quintessence.

La proximité du ciel
rajoute une couche de gravité
mais les fenêtres ne reflètent rien
si ce n’est un grand soleil éclaté
Je le recompose comme je peux
je plonge les mains dans cette argile

Les lieux se succèdent, Irlande, Roumanie, Îles d’Aran, Katmandou, Beyrouth, témoignant des pérégrinations du poète.

Ce qui ressort, ce n’est pas de l’insouciance, plutôt une quête de vérité doublée d’une douleur enfouie, laquelle forme comme une pierre noire en soi, alors, tailler, travailler pour que l’obscurité se dissipe et que percent les rayons du soleil.

À la fin, je me présenterai devant vous
presque nu
avec seulement mes bagues en éventail
une pour chaque vie que j’ai vampirisée
les yeux gris d’un plein soleil
l’iris en parchemin

La conspiration n’est jamais loin, de même que les faux-semblants. Le réel conspire, dans le dos du poète. D’où l’importance de le travailler jusqu’à l’os, afin de défaire son semblant de pesanteur. Afin de l’alléger, de lui rendre sa beauté.

Je sais maintenant où jeter l’ancre
sans peur
dans les bas-fonds
où les courants murmurent une dernière fois
avant de définitivement se taire
c’est d’ici
que je regarderai les bateaux passer
sans jamais plus s’arrêter


Véronique Gentil, On construit des maisons mais on ne les finit pas. Faï fioc, 2021

Des textes en prose et en vers alternent en une forme de réflexion méditative. Prégnance de la nature, odeur de la terre et des roses rouges et, une tristesse, dans les soirées d’été, quand un homme seul entend les paroles et les rires de gens dînant ensemble sous les arbres.

la tombée du soir leur est si naturelle, se noue si bien aux voix, ce n’est pour eux qu’un soir d’été, un soir délicieux de vacances, des viandes libèrent leur fumée, des graisses fondent sur le charbon.

Pourtant, un courant relie les êtres, vivants ou morts, arbres ou maisons. Quelque chose circule, un flux, et le monde entier trempe dans ce courant et en chacun de nous.

Notes sur le métier de vivre qui est à la fois beau et douloureux. Beauté simple des objets essentiels, de la nature, des éléments, comme pour aller au cœur des choses. Pas de superficialité, mais une présence à ce qui est, à ce qui se cache derrière les apparences, à ce qui se tait au creux des bruits du monde.

Le réel n’est pas forcément ce qui existe de façon voyante et tapageuse. Il est aussi ce qui se tapit dans les replis du silence ou de la nature.

Le réel, ce peut être un cœur simplifié, allégé, un regard lavé. Alors, ce qui est d’ordinaire invisible à nos yeux se met à exister. Alors, vivre n’est plus que voir.

Des insectes d’un vert millénaire occupent le fond des fleurs, les herbes après l’averse ont la clarté des vitres, une parcelle de ciel mord sur le toit.

Quand l’aigrette s’envole sa blancheur ouvre les robes et les carcasses, couteau comme en lisière de bois des grandes marguerites.

Là où, malgré le remblai, l’ancienne mare a laissé un creux, les morts et l’ombre des dytiques nagent à l’envers.

L’écriture de Véronique Gentil apaise, nous fait revenir à une limpidité humble, à une nature dépourvue d’oripeaux. Existence paisible dans les actes simples comme remblayer un chemin, humer l’odeur des feuilles, marcher dans la forêt. Pas d’agitation ici, mais le calme de ce qui est, là, dans l’évidence d’une existence tournée vers l’essentiel et le végétal. Dans une présence calme et consciente, une attention portée sur les animaux, poules, libellules, renard, sur les végétaux.

la lune est pleine et sans poids sur la mare
et trempe les joues de l’âne qui regarde

l’œil lent vide profond où passent
des fils de feuillages, un ciel, ailleurs,
a repéré le maître qui approche
de son ombre sans corps

près du bois des arbres sont couchés

si neuve la nuit qui recommence

la paille se sépare
un reste d’avoine est cherché dans la main

un seau est renversé


Martin Page, Un accident entre le monde et moi. Éditions Bruno Doucey, 2022

La poésie de Martin Page est ancrée dans le réel, revendicatrice, alerte. Elle prend résolument le parti des opprimés et des minorités. Martin Page donne des coups de pied contre tout ce qui le révolte : le sexisme, la maltraitance animale, le racisme, la destruction de la planète, la violence, l’indifférence, le capitalisme… Sur la carte de la société, il se dit bizarre et inadapté. Le monde lui apparaît pourvoyeur de coups, et le quotidien, son quotidien de père de famille, est entaché par les emmerdes, comme une facture immonde reçue le matin-même dans la boîte aux lettres.

Désespéré, pessimiste, notre poète ne manque pourtant pas de ressources, avec cette inventivité dont il fait preuve dans son écriture. La joie, une joie féroce certes, semble traverser le recueil de part en part. Rien n’est figé, tout n’est que rebondissements. Ses textes sont pleins de vigueur et de révolte.

Il clame son besoin d’être aimé, de fréquenter des personnes qui lui envoient de bonnes ondes, pour faire paratonnerre contre les coups du sort.

L’injustice sociale lui saute aux yeux, il rêve d’une planète verte où les animaux ne souffriraient pas.

brocoli
ton vert est
un paradis tangible
je ne demande rien de plus
qu’un paysage comestible
la cuisine est la preuve d’une démocratie possible

*

les animaux luttent contre nous
se défendent
et perdent à chaque instant
ça ne se voit pas
les humains sont une machine
à effacer les combats
car il ne suffit pas de tuer
il faut faire pire
que ça
on se demande pourquoi
les animaux ne naissent pas directement
steaks ou nuggets

À la fois engagé et introspectif, Un accident entre le monde et moi dépasse la seule difficulté d’exister pour aborder les causes sociales que l’auteur a cœur à défendre. On ne s’ennuie jamais en lisant les coups de gueule colorés du poète, ses textes inventifs.


Michel Dunand, Rien de plus. Livres du monde, 2022

Michel Dunand est un poète à l’écriture minimaliste. Peu de mots, pour laisser surgir la quintessence de sa poésie. À l’image d’un moine zen, il cultive l’art de l’essentiel. Le poète apprécie autant la solitude et le calme que les voyages qui le nourrissent. Lire Michel Dunand, c’est se retrouver dans une atmosphère apaisée, c’est boire du thé à petites gorgées. C’est laisser infuser l’instant. Pour le comprendre, il faut remonter à la cour où il a passé la plupart de ses journées d’enfance. L’espace est étroit, restreint. Mais : Ma cour cache un jardin. Car la joie est tapie, tout à l’intérieur, en dessous .

Le Japon fait l’objet de plusieurs textes et a sans doute inspiré à l’auteur le titre du recueil : Rien de plus.

Je peux rêver.
Je peux bâtir, créer.
J’y prie. Je médite
avant l’heure.

*

On respirait ici le Japon.
Question de galets.
Question de question.
Question de rien.

*

Je me nourris de vide.
Essentiellement.

De vide, mais aussi de plein, car l’art, les voyages, sont source d’inspiration pour l’auteur, qui éprouve un besoin viscéral de se nourrir des œuvres d’autres peintres, tels Picasso, Van Gogh, Gauguin.

Changer de peau, déménager. Voyager, de ciel en ciel, d’univers en univers.

*

Quand je ne pars pas,
je voyage encore.

Un livre à la main,
des yeux partout,
je parcours le monde
ou quelque univers.

Michel Dunand évoque également son père, qui fut emprisonné dans le camp de Rawa-Ruska durant la seconde guerre mondiale, et qui lui a inspiré un livre paru aux éditions Voix d’encre. Il évoque d’autres poètes, tels Max Jacob ou Robert Desnos, morts en Déportation.

Valérie Canat de Chizy


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