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Lus un jour, aimés pour toujours (3), par Sabine Huynh

mercredi 14 janvier 2015, par Sabine Huynh

Brèves notes de lecture, janvier 2015

En ce début d’année, honneur, avec cinq recueils en provenant, à une petite maison d’édition de poésie que nous aimons particulièrement chez Terre à ciel  : les éditions La Porte, dirigées par Yves et Monique Perrine. J’ai aussi beaucoup aimé (et pas seulement parce que j’y ai participé) un recueil collectif de poèmes des éditions Rafael de Surtis, dirigées par Rafael de Surtis et Paul Sanda (maison que je vous présenterai plus en détail dans un prochain numéro de Terre à ciel). Je vais également vous parler du recueil Si je reviens sans cesse, de Thierry Radière, édité chez Jacques Flament Éditions, une maison dont j’attends avec impatience le démarrage du Labo, journaux en ligne d’écrivain. Je vous entretiendrai aussi d’une série de dix lettres-poèmes publiée par La Rivière Échappée, orchestrée par François Rannou (un ancien catalogue de la maison est disponible dans Les Carnets d’Eucharis), ainsi que d’un recueil publié par la collection de poésie « L’Inadvertance », que François Rannou anime avec Jean-Yves Fick aux éditions publie.net (au fait, François Rannou a un nouveau site : Le livre est ouvert). J’allais oublier : un autre ouvrage m’a marquée cette annéee, un recueil de Pascal Boulanger ré-édité aux nouvelles et fort dynamiques éditions Recours au poème éditeur, maison fondée par Matthieu Baumier et Gwen Garnier-Duguy.

Ultérieurement, ici ou ailleurs, je vous parlerai plus longuement des recueils de Roselyne Sibille, Ombre monde (les éditions Moires), de Blandine Longre, Clarities (Black Herald Press), d’Horacio Castillo, Alaska (Recours au poème éditeurs), et de Chantal Ringuet, Under the Skin of War (BuschekBooks).



Jacques Ancet, Debout, assis, couché (La Porte, 2014)

Pascal Boulanger, Septembre déjà (Recours au poème éditeurs, 2014)

Julien Boutonnier, Ma mère est lamentable (éditions publie.net, 2014)

Valérie Canat de Chizy & Cécile Guivarch, Le bruit des abeilles (La Porte, 2014)

Françoise Hàn, Scarabée en attente (La Porte, 2014)

Angèle Paoli, La montagne couronnée (La Porte, 2014)

Joseph Pacini, Chemins d’errance (La Porte, 2014)

Thierry Radière, Si je reviens sans cesse (Jacques Flament Éditions, 2014)

Lettres-poèmes de : Jean-Christophe Belleveaux : On, Pierre Chappuis : Brumes, Yves Charnet : Merci pour les ballons, Denise le Dantec : les 3 choses du jour, Sylvie Durbec : Conte en forme de point, Michaël Glück : une destination, Tristan Hordé : Un usage du temps, Sabine Huynh : Où va la pluie, Denis Rigal : quatre petites épiphanies, et Sanda Voïca : Ça vient de tomber (Éditions La Rivière Échappée, coll. « Babel Heureuse », 2014).

Au rendez-vous des amis 2  : Jehan Van Langhenhoven, Paul Sanda, Christophe Dauphin, Yves Martin, Sabine Huynh, Guy Chambelland (Rafael de Surtis, coll. « Pour un ciel désert », 2014)



Jacques Ancet, Debout, assis, couché

Les yeux du poète suivent son quotidien, du lever au coucher, parmi les objets. Entre lui et le monde, il pose des mots qui tentent de figer le temps, des mots qui portent leur attention à la vie qui passe, aux gestes simples qui restent une merveille, parce que gestes de vivant. Mais j’ai eu l’impression que le regard, quelque peu las, se trouve peu à peu attiré par ce qui se trouve au-delà de tout ça, de cette étroitesse. Les yeux cherchent alors à voir par-dessus l’épaule de la nuit, à percer l’invisible, car la vie, c’est aussi la possibilité qu’elle nous échappe, dans le vide.

________Je m’assois. L’après-midi bouge. Une ombre traverse le regard.

________On dit : le vent se lève, mais est-ce bien le vent ? Plumes, pétales

________Tourbillonnent. La montagne monte. Le ciel tombe. Un enfant

________Crie quelque part, tandis que jambes croisées, mains posées, on énumère

________Ce qu’on appelle le jour : la clarté bleue, le seringa et sa nuit constellée, l’attente du chêne.

________On écoute, on regarde : bourdonnements, lueurs. On ne sait pas ce qu’on attend.

(Par ici pour lire d’autres poèmes de Jacques Ancet dans Terre à ciel.)



Valérie Canat de Chizy & Cécile Guivarch, Le bruit des abeilles

Il y a ce qu’on entend, ce qu’on n’entend pas, et entre, de beaux silences. Des silences qui viennent d’aussi loin qu’avant la naissance, qui agitent et font vibrer, touchent, de la peau jusqu’au cœur. Des silences qu’on regarde en face pendant qu’ils nous parlent : silence concentré dans la fleur, tremblé par les arbres, le vent, amassé par la mousse et les mots. Ces délicats poèmes ont été écrits à deux voix, par des poètes dont la perception du monde m’émeut plus que je ne saurais le dire.

________nous venons d’une terre
________entourée de rivières

________qu’en savons-nous

________ce qui nous lie
________dort encore



Françoise Hàn, Scarabée en attente

Lire ces poèmes en temps de guerre (août 2014, Tel Aviv) a contribué à me faire croire qu’il s’agissait de poèmes sur la guerre. Ils le sont peut-être. Les essaims de scarabées ne font-ils pas penser à des armées ? Des vers comme « la flèche n’atteint pas/Parce qu’il n’y a plus de cible », ou bien « d’un sifflement aigu, elle transperce le ciel des habitudes », « les déflagrations se poursuivent, font ricochet, dispersent de la terre mêlée à des fragments d’os », et « sommes-nous déjà la cendre sur laquelle nous soufflons » m’ont paru fort congrus. J’avais l’impression de savoir exactement de quoi la poète parlait, et quand elle a conclu que « l’absolu s’est effrité. Aucune quête n’y peut rien changer », j’ai pleuré. Le scarabée symbolise ce qui est cyclique, tout comme Kali, la déesse de la destruction, peut symboliser, par extension, le renouvellement. Une fois le soleil éteint par la guerre, que reste-t-il pour permettre à l’humain de renaître ? « Les mots tiennent le passage », nous dit Françoise Hàn.

________Il y a la distance. Elle éclaire les objets, les nimbe de pollen ou de leurs propres reflets. Elle éclaire les visages, les nimbe d’absence et de mots jamais échappés de leurs lèvres, elle inscrit dans la durée la présence éphémère des visages, des objets que les mains ont caressés.

________*

________L’immensité est une fragile coquille d’œuf. Le présent s’écaille, la lumière aussi a quelque chose de vermoulu. Il tombe à travers elle des débris d’un rêve explosé en vol, abîmé dans l’Histoire par dix mille mètres de fond. La boîte noire est perdue.



Angèle Paoli, La montagne couronnée

On peut lire ce texte comme une réflexion contemplative sur ce qui compose la montagne (le Monte Cucaru cher au cœur de la poète), à la cime ceinte de nuages, de fleurs et de lumière : roc, mais aussi feu, vent et mystère. Méditation sur le travail lent et long du temps, son labour dans les traits et les teintes des visages d’une terre aimée justement pour ses métamorphoses, ses prodiges. On peut aussi le lire comme une élégie à la cathédrale de Laon (ville de l’éditeur du recueil), surnommée « Montagne couronnée », que la poète pare de joyaux. Un texte ouvragé, délicat et ajouré, de style gothique oserais-je dire.

________Rocaille sertie de lumière
________le brun des laves se fond
________au schiste noir
________________brume
________en suspens

________aux failles des pentes

(Par ici pour lire d’autres textes d’Angèle Paoli dans Terre à ciel.)



Joseph Pacini, Chemins d’errance

Recueil lu pendant la guerre (août 2014, Tel Aviv), et par conséquent mots auxquels je me suis accrochée de toutes mes forces. Leur justesse a résonné alors que je me posais des questions sur la représentation en images des guerres par la presse, et sur les effets néfastes que cela pouvait engendrer. Cet excédent de bruit, ces échos qui ne sont peut-être pas nécessaires, ne contribuent qu’à laisser un grand vide, dans lequel résonne un silence de mort. Je lisais cette prose poétique organique, et, tout en suivant le cheminement du poète de « la noirceur du terreau » vers « l’immense », je pouvais deviner la lutte violente dont ses mots étaient issus. Combat contre le silence, l’immobilité, l’égarement ? Quoi qu’il en soit, je leur suis reconnaissante de m’avoir accompagnée dans les interrogations qui me travaillaient continuellement, alors que je marchais dans les rues de ma ville, vidées par la guerre : « le vide que tu refuses d’habiter », « dans lequel tu t’enfonces », « un rêve en chute libre », « tu côtoies les pierres enrobées d’argile, répétant avec une incessante opiniâtreté les ramifications d’une mémoire étalée sur le calcaire », « tu marches avec des mots, témoins et porteurs des peurs survenues, éprouvées ».

________Ce sont les mots qui révèlent peu à peu l’immense nébuleuse qui gravite en chacun de nous ; une force, un désir en quête d’un lieu hypothétique de clarté et de transparence qui ne cesse de nous obséder. Un lieu pour identifier ces personnages qui nous embourbent d’images, nous alourdissent et brouillent notre manière d’appréhender le monde.

________*

________Tout est plein, le vide te fait peur. Tu n’as pas de mots pour dire. Tu es dehors, tu es dedans, l’invisible du dehors est au-dedans de toi. Un regard, un sourire, un visage, une main, et puis tout à coup la blessure, la cassure. Au fil de la mémoire, il y a ces yeux, tels des points de repères et, comme un traveling, ils te suivent désormais, jour et nuit. Le paysage change, la bessure demeure. Tu n’as toujours pas de mots pour dire. En apesanteur flottent encore quelques éclats sonores témoins de « la chose » à présent assourdie par le sable. Tu ne comprends plus qui tu es, ni ce que tu fais. Tout est devenu si flou dans cet enchevêtrement de perceptions explosées d’émotions.



Pascal Boulanger, Septembre déjà

Une poésie qui laboure la solitude, poésie écrite sur le seuil de septembre et des mois engourdis dans la lumière déclinante. Poésie explorant « les chemins qui bordent ma mémoire ». Poésie d’épiphanies qui gardent le poète des jours aveugles tous de pâleur et de cendre. Une poésie comme un âtre et comme un ciel d’oiseaux au cœur d’un désert hanté. Des poèmes nés du silence d’une chambre, attentifs aux femmes, aux saisons et aux mythes : à la sagesse et à la poésie du monde. Des poèmes poussant les portes du silence et délivrant une parole sur le réel qui affranchit de la brutalité, de la pesanteur, et de la banalité du quotidien. Poèmes de l’humilité, qui savent la fragilité de l’humain. Cette nouvelle édition de Septembre déjà m’a fait découvrir le travail de Pascal Boulanger. Je suis tout simplement tombée amoureuse de la langue sobre et pourtant éloquente de sa poésie multiforme, inclassable et libre.

________et tu prononceras le prénom de ta femme, sur l’autre rive, tu donneras asile à son visage qui ne vieillira pas.

________*

________À travers les lucarnes tu devines
________infinie la solitude
________de cette étoile sans paupières
________Dans l’entrelacs du sommeil et du vertige
________tu te cognes aux mêmes hantises



Julien Boutonnier, Ma mère est lamentable - Récit en poésie, avec images, audio et un tweet

C’est le récit d’un cri étouffé, qui est ancré dans un songe new-yorkais dont les mots principaux souillent la mémoire d’une mère défunte, la traitant de lamentable, parce qu’ « elle n’était pas du tout mère, qu’elle ne disait jamais rien ». Il y a le convoi des morts et, à une lettre près, celui des mots que leur silence engendre, qui eux-mêmes mènent au bris de la parole. (Se) Taire. Enfouir le souffle sous terre. Puis le reprendre, « ___oh ! m_m_n ! », que dire pour celle qui « ne disait jamais rien » ? La voix poétique qui répond, d’une singularité frappante, désinhibante, explose de tendresse, de douleur, de rage gueulante et de solitude, « jusqu’à être larme », et sperme. Eros et Thanatos allongés sur le même brasier de confusion sensorielle. Le poète mord à pleine dents dans la chair de la mort, la chair du crabe qui a dévoré la mère. Parfois des hurlements cathartiques en langue anglaise viennent ponctuer la lamentation (« Yeah ! », « I cannot stand the pain anymore ! »). Le silence reste un palais d’avenir inondé de peine.

____________j’ai hurlé
____________hurlé
____________hurlé
____________hurlé

________contre Rêve
________contre morte
________contre bouches muselées plutôt que dire

________mon enfance plume
________dans les adultes au kilo
________dans la chair muselée
________d’une enfance cri devenue

(Par ici pour lire d’autres poèmes de Julien Boutonnier dans Terre à ciel.)



Thierry Radière, Si je reviens sans cesse

Insister à mettre des mots sur le monde tout en réalisant les limites de la langue, et ne jamais oublier d’où l’on vient et ce qui fait qu’on dit ce qu’on dit, qu’on agit comme on agit : souvent comme un animal, à la fois infatigable et fatigué, tournant parfois en rond, toujours au bord de l’étonnement, et pourtant pris dans les rets du temps. Une poésie écrite par un homme qui se regarde en face (journal, observations précises, rêveries) ; poésie entraînante, décomplexée, insolite, mais loin d’être insonore, à lire à voix haute surtout, à mâcher.

________c’est cet instant-là entre
________deux buissons où personne
________ne va et où les plumes poussent
________toutes seules sur les têtes
________d’enfants aux regards fixes aux ronds
________dans l’eau après que les cailloux
________ont rejoint le fond de l’étang

(On retrouve Thierry Radière dans d’autres pages de Terre à ciel  : ici et ici.)



Lettres-poèmes publiées aux éditions La Rivière Échappée, coll. « Babel heureuse », 2014)

Un ensemble de dix lettres-poèmes écrites sur l’invitation de François Rannou pour la collection « Babel heureuse » de sa structure éditoriale La Rivière échappée. J’ai été heureuse d’y participer. Chacun devait fournir un texte bref, qui serait imprimé sur les versants d’un feuillet de format A4 plié en quatre, expédiable aux amis.

Avec Jean-Christophe Belleveaux, On questionne les habitudes en salves haletantes, staccato effronté. Pierre Chappuis tire des Brumes une langue qui fait apparaître, et disparaître aussitôt, emportée par le vent, une ville. Yves Charnet dit Merci pour les ballons au grand frère imaginaire dans une « lettre sonore » exaltée, où se mêlent souvenirs admiratifs, instants d’écoute, et réflexions d’écriture. Denise le Dantec livre les 3 choses du jour au sein de vers qui saisissent juste ce qu’il faut de ce qui s’en est allé pour réussir à nous en faire goûter la saveur anisée. Sylvie Durbec se concentre sur un point lumineux qui démultiplie l’espoir pour donner un Conte en forme de point. Michaël Glück médite sur la destination des mots-phylactères d’encre et de souffle, mots s’offrant comme des baisers. Tristan Hordé tisse des souvenirs muets dans Un usage du temps qui fuit inéluctablement. Pour ma part, je me demande Où va la pluie aussi insaisissable que le mystère des joies d’amour et d’amitié qui nous sont vitales. Denis Rigal nous offre quatre petites épiphanies épurées, tissées de vent et de lumière. Finalement, Sanda Voïca, la dixième poète de cette « Babel Heureuse » absolument jubilatoire, proclame que Ça vient de tomber : « la poésie est là ». Elle y est, oui, et comment ! Merci à François Rannou et sa Rivière Échappée.

________te laisserai le goût du vent,
________qui est celui
________de l’infini mâché longtemps
________(Denis Rigal, extrait de quatre petites épiphanies.)



Au rendez-vous des amis 2, collectif, Rafael de Surtis, coll. « Pour un ciel désert », 2014

Au rendez-vous des amis 2 est un recueil collectif qui mêle les voix de poètes regrettés (Yves Martin, Guy Chambelland) et de poètes vivants (Jehan Van Langhenhoven, Paul Sanda, Christophe Dauphin et moi-même, « Sabine Huynh, la petite dernière, tout à fait en famille », dixit Christophe Dauphin) pour réaffirmer le pouvoir émouvant, dépaysant et chaleureux de la littérature et de la poésie. Sous l’égide des éditions Rafael de Surtis, la poésie est vécue comme une fête, et les poètes, complices et « porteurs de clefs », sont rassemblés par l’affection que Paul Sanda leur porte, comme l’avait fait Max Ernst dans son tableau éponyme. Ce collectif est un exemple de la beauté vive du surréalisme, et, par extension, de la poésie, substantielle/essentielle : il surprend et unit par-delà les idées reçues, il dépasse et réveille aussi, par son ouverture d’esprit. Je suis fière d’y avoir participé, et je ne peux que vous inviter à le lire, pour les poèmes d’Yves Martin et de Guy Chambelland, pour les inédits épicuriens et « distillés » de Christophe Dauphin, pour la suite audacieuse de Jehan Van Langhenhoven autour d’un Baudelaire « inventeur du photomaton », pour la passion de Cordes chez Paul Sanda... et pour Thomas de Quincey, et pour André Breton...

________Seul alors s’en tire le poète

________J’appelle poète
________qui d’abord existe
________(même sans écrire)
________et parie
________hors toute considération des causes premières
________le rêve et le quotidien

________J’appelle poète
________qui dialogue avec la beauté
________(sexe de l’âme)
________sans souci d’en donner une définition jargonnante

________J’appelle poète celui qui
________répond à l’insolente absence d’un dieu
________par l’invention sereine de ses dieux personnels.
________(Guy Chambelland, extrait de « Discours »)



Lire aussi : notes de Lus un jour, aimés pour toujours (2), janvier 2014 ; et notes de Lus un jour, aimés pour toujours (1), janvier 2013.




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