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Instantanés, par Clara Regy - Février 2022

dimanche 6 février 2022, par Cécile Guivarch

Frédérique Germanaud, Si, par le ciel, Photographies de Véronique Lanycia,
Blancs Volants Editions 2021

Dire d’abord que c’est « de la belle ouvrage », un recueil à tenir, toucher, regarder.
« blancs volants » est une jeune maison d’édition née à Sens, en 2016, au façonnage irréprochable.
Un seul recueil par an, celui-ci pour 2021, poésie et photographie étroitement liées sans se dénaturer l’une, l’autre. Une histoire de respect en quelque sorte.
Ce texte de Frédérique Germanaud s’adresse à un ami parti, trop tôt, mais y a- t-il vraiment un moment raisonnable au départ ? On découvre tout d’abord, la sidération que jette l’absence, l’enroulé sur soi pour lutter contre un chagrin qui nous dépasse. Les fantômes qui rassurent et effraient, la fatigue du corps au diapason du manque.


Un pas
Puis
Un pas
Sans autre chemin que
Celui ouvert par la peine
Je marche
La bouche pleine
De nuit

Progressivement cette forme un peu lyrique, que l’on pourrait nommer pudeur, s’estompe.
La force semble revenir avec la colère « Un jour je ferai rendre à la terre / Tout ce qu’elle m’a pris ».
Petit à petit l’animal se réveille, sort de son hibernation.

Sortir le museau
Du terrier
Ouvrir une fenêtre

Écouter au dehors
La fabrique du réel

La vie, peut-être alors le quotidien, reprennent leur place.
La pomme se laissera éplucher, sans chagrin : « Ce détachement consenti/ Du fruit à la peau ».

La peau encore, celle de l’autrice, passera de la chaleur du « feu » à celle du « soleil », de la nuit au jour. Et puis :

« Même absence
Même blessure
Mais un recours possible »

Pas d’oubli, seulement poursuivre encore « Chacun va son pas ».

« L’ombre de l’arbre Aussi vivante que l’arbre ».

Un beau texte dans un bel écrin, une mésange sur mon balcon (qui n’est pas un balcon) se pose : je termine « Si, par le ciel », la mésange s’envole et revient…

Patrick Dubost, Les deux royaumes, dessins de Grégoire Fournier, La rumeur libre éditions, 2021. Ce texte est né en 2019, lors d’une résidence à l’Abbaye de Boscodon dans les Hautes Alpes.

C’est d’abord un ensemble de versets aux numéros decrescendo ; un œil avisé pourra dire, « mais il en manque, où sont-ils passés ? » Un autre œil non moins avisé, pensera qu’avec un tel titre, Judas serait au cœur de ce recueil, il le peut d’ailleurs, mais j’ôterai le J majuscule à ce mot et l’écrirai « judas ».
Les « versets » sont régulièrement accompagnés de petits dessins ; leur présence comme une évidence parcourt le texte et c’est bien : tout simplement. On ne s’éternisera pas non plus ( !) sur la difficulté à produire la simplicité et encore moins sur la complicité, sans doute, entre cet auteur et son illustrateur.

773
« Les choses simples, parfois, il faut les dire. »

J’en reviens à « mon judas » ce petit trou par lequel on regarde sans être vu. Le poète, ici, ne craint pas d’aller voir sur place, et c’est d’un monde à l’autre qu’il nous fera passer : de celui du « avant mourir » à celui du « après mourir ». De l’un à l’autre par un jeu de comparaisons, de transformations en directe de l’écriture (que nous connaissons aussi dans un autre mode d’expression de l’auteur). Peut-on nommer cela « repentirs », tous ces mots rayés ?
Philosophie inquiète, audacieuse, drôle, piquante ? Vous en jugerez par vous-même…

991
« Les morts ont cet avantage sur les vivants de ne rien savoir (ou ne rien vouloir savoir) de la répétition. Sans la moindre mémoire. Sans même la plus petite inscription durable.

419
« Certains vivants ne savent pas qu’ils sont morts. Ils continuent de parler aux vivants & aux morts sans réel souci d’un interlocuteur & sans réelle connexion avec une quelconque notion de quiétude. »

De bien belles paroles de sagesse, pense-t-on, mais l’homme –canard et l’ours s’invitent, une huître aussi, celle de Ponge ? : « un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l’ouvrir ».
L’huître de notre présent recueil dont la mort « n’a pas moins d’importance que la mort d’un élu de la République » nous dit…bien des choses…

409
« Une créature indéfinie d’une beauté hors cadre affirmait à la cantonade : « Le canard L’homme que j’ai tant aimé, je découvre aujourd’hui qu’il n’a aucune conversation. » Cet homme —ce canard—
C’était moi. Elle souriait rayonnait tout en maintenant un pied dans chaque département monde possible. »

37
« La valise d’un ours est remplie de miel et grognements. Quittant ce monde, l’ours abandonne sa valise & jamais ne prétend mesurer/mémoriser/ transmettre/négocier valoriser ce qu’il oublie ( !) derrière lui. »

Alors, je vous laisse aller à la lecture captivante, déconcertante de ce recueil… Mais surtout n’oubliez pas :

3
« Les morts lisent
vingt millions de fois plus
que les vivants.
C’est pourquoi
il est urgent d’écrire. »

Et urgent de lire vivants ou morts. Ou le plaisir aussi de jouer (soi-même) avec de vrais-faux palimpsestes !

Marie Alcance, Devant l’ailleurs, illustrations : Beau André et Aloïs Fouquet, Editions Le Citron Gare, 2021

Un titre pour le moins mystérieux posé sur une belle couverture : un ciel d’orage avec des éoliennes aux bras ouverts.
Puis ce « prologue » :
« Pour coïncidence/ Ici vous et moi, il suffira peut-être de s’écrire tout au repos d’aller sans chercher de sortie. » Une adresse directe au lecteur ?

Un premier chapitre : « Par le champ ce matin »

« Décembre –et les éoliennes tournent au sud :
[…] elles se sont figées ; comme affolées,
elles ont grincé
pour attirer le souffle de la terre ;
il a fallu la lumière
des étoiles au ciel,
dans leur champ
elles aussi solitaires.

Serait-il déplacé de voir en ces éoliennes une belle formule métaphorique ?

En cinq chapitres aux longueurs inégales, nous poursuivrons la route de ce journal « de vie », croqué(e) en morceaux du présent -à plein rythme- conjugués à tous les temps.
Observation, introspection, la route se taille dans une écriture pleine de force dans la quête « inassouvie ? » de la poésie ?

« Vue du train corail »
« Parmi ces matins-là qui suivent la pluie grise,
il fait bon regarder »…

« Les tranchées / et une pensée pour Blaise Cendrars »
[…] « Alors je continue à chercher les mots,
tous les mots,
les phrases,
toutes les phrases, les silences,
cette poésie,
oui comble, comble, comble les tranchées. »

Et parfois un arrêt : il le faut bien aussi pour mesurer la vie et tout ce qu’elle remue.

« Alors dans le terrier, elles seraient seules ;
-la bête et la poésie, la poésie et la bête-
impossible d’aller ailleurs
que dans ces pièces les plus reculées
où la vie baignerait »

Le cheminement se poursuivra par delà le recueil, « Voilà l’histoire, […]/maintenant que nous sommes un peu/ devant l’ailleurs. »
Un journal de « vie » et de « poésie » laquelle des deux guide- ou bien rassure- l’autre ?
Un texte à découvrir…

Jean-Christophe Ribeyre, La relève, et les Œuvres de l’artiste Marie Alloy Collection Grand ours, L’Ail des ours,n°12

Joie de retrouver l’écriture « tenue » de ce poète dans un nouvel opus entre « désillusion et espoir » : je m’avance tout doucement, ne sais pas vraiment si ce sont les mots attendus...
Je peux tout de même souligner combien la présence de Marie Alloy accompagne magnifiquement le texte.

Sous un « Je voudrais » conditionnel semblant ne pouvoir aboutir jamais : le poète égrène un chapelet de désirs en une litanie qui emporte presque malgré soi, tant cela nous touche et nous remue.
Ainsi l’ouverture :

« Je voudrais habiter
l’imprévu,
ce temps choisi
de la lenteur,
ce temps de sève
qui ne se gagne pas,
ne se perd pas,
celui, simplement
qui met au monde ».

Ce « temps » qui ne se compte pas, celui d’un « avant » rêvé, fantasmé ?

« Je voudrais descendre
du train où vont
les choses, […]
j’y suis monté, oui,
de mon plein gré, […]
à présent, à présent,
qu’il s’arrête et me laisse »

On pourrait (aussi) s’arrêter à chaque page pour y puiser la source de multiples interrogations personnelles, pourquoi (par exemple) le découragement souffle-t-il l’envie de s’extraire du grand manège du monde, pourquoi ?

Mais ne peut-on pas simplement laisser venir la poésie, sans chercher à reprendre à son compte ces mots qui pourraient être les nôtres ? (avec peut-être davantage de complaisance, moins de sincérité).
Difficile de dire combien on peut être sensible à l’écriture d’un auteur et d’un texte, sans se gêner soi-même à tourner le compliment...

Mais poursuivons, ressaisissons-nous, le titre est essentiel, La relève c’est dans ce titre lui-même que se fonde l’espoir, mais quel espoir ?

« Ne comptez plus sur moi […]
ne comptez plus sur moi, jamais,
je n’ai plus de combat à mener,
de citadelle à défendre,
épuisé, désarmé, réfractaire, j’attends la relève parmi les mutilés ».

Et enfin :

« Elle ne devrait pas tarder, la relève,
je l’attends »

Ceci est tout simplement une invitation à lire ce texte y trouver alors : d’autres images...
Et pourtant :

« Je voudrais être là,
simplement,
sans jeter d’images »...

Et ce petit clin d’œil (malicieux) pour terminer...

Calou Semin, Courbure de l’été, vignette de couverture : Isabelle Clément, Les Écrits du Nord, Éditions Henry, Prix des Trouvères, Grand prix de poésie de la Ville du Touquet, 2021

Voici le texte d’un Ange, mais un Ange qui a déjà volé de ses propres ailes, puisqu’elle (oui un ange peut être féminin) a déjà publié 3 ouvrages.
Difficile de ne pas s’inspirer de la préface de Chantal Dupuy-Dunier, présidente du jury de ce prix 2021, je vais cependant, essayer...
Peut-être que je nommerai(s) aphorisme ces vers parmi les premiers du recueil.

« Il est venu,
attentif à la splendeur du jour

Aucun oiseau jamais ne mourra de foudre grise »

Aphorisme ou prédication qui nous pousse à en « fouiller » le sens.

L’écriture est multiple, d’aucuns se remplissent de souvenirs et de visages et cet ensemble-ci semble lui, se nourrir de l’observation du monde végétal et animal où apparaissent cependant quelques « figures » plus humaines.

« J’oscille entre mon père le vent
et ma mère la dangerosité du jour

Inexactitude de l’eau :
Je suis l’heure affolée et silencieusement trouble »

Figures humaines ou mythologiques ?

Sous l’apparente simplicité des mots, des émois du printemps salvateur qui « nous a réveillés/à l’ombre de notre blessure », ce texte sème aussi des « petits cailloux » -pour reprendre le joli jeu de mots de notre préfacière- comme « blessure » ici, mais aussi :

« Soleil,
sais-tu bien que j’ai traversé
une année entière enroulée de nuages
avant que tu viennes ainsi me visiter ? »

Ces « petits cailloux »sont parfois bien cachés dans la chaussure.

S’en remettre au plus haut, au plus grand que soi, adjoint peut-être une certaine nécessité à ce choix poétique, c’est sans doute ce que dit ce texte « humain » tout simplement.

Clara Regy


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