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Lus un jour, aimés pour toujours (2), par Sabine Huynh

dimanche 23 février 2014, par Sabine Huynh

Brèves notes de lecture, janvier 2014

Parmi les recueils de poésie qu’il m’a été donné de lire en 2013, certains ne veulent pas se laisser oublier. Outre Je compte les écorces de mes mots, de Sylvie-E. Saliceti (Rougerie, 2013), et Le Silence des pierres, de Matthieu Baumier (Le nouvel Athanor, 2013), que j’ai chroniqués pour Terres de femmes, Traversée nomade de Sabine Péglion, publié aux éditions Sous la lime en 2013 (voir Terre à ciel), L’Appel muet de Roselyne Sibille (éditions La Porte, 2012), dont j’ai parlé dans Recours au poème, Chiaroscuro, de Déborah Heissler, que j’ai préfacé (Éditions Æncrages & Co, 2013), Elsewhere, de Kyoko Uchida, paru chez Texas Tech University Press en 2012 (voir ma chronique dans Recours au poème), et De l’autre côté, d’Angèle Paoli (Les éditions du Petit Pois, 2013) – chronique à paraître en avril 2014 dans la revue Phœnix –, retenons aussi les titres suivants :

Anne-Lise Blanchard, Copeaux des saisons (photos : Josette Vial, Éditions Corps Puce, coll. Liberté sur Parole, Vol. 32, 2011)
Sylvie Fabre G., de petite fille, de voix et d’oiseaux (pré # carré 77 / Hervé Bougel, juin 2013)
Matthieu Gosztola, Rencontre avec Balthus (La Porte, 2013)
Cécile Guivarch, Du soleil dans les orteils (La Porte, 2013)
Isabelle Lévesque, Va-tout (Les Vanneaux, 2013)

Des livres dont la teneur confirme que l’écriture poétique sera toujours vibrations, frémissements, vie.



Copeaux des saisons  : ce sont des vers minimalistes sur le temps. Ils ont été ciselés avec finesse par une poète-haïjin confirmée. Y sont transcrits, entre autres, le chant des oiseaux et des coquillages dans le silence, la lumière dans le coucher du soleil, les fleurs et la joie dans des paysages hivernaux ou pluvieux, le rire et la vie qui insistent malgré l’ombre qui gagne, le frémissement imperceptible des couleurs et de l’air. Copeaux des saisons, c’est donc l’essentiel du monde extrait, ou recréé, offert par Anne-Lise Blanchard : ces moments rares, précieux – il faudrait ne pouvoir vivre que ceux-là – qu’on aimerait prolonger, pour le plaisir des sens (notre survie en somme), que la poète aiguise avec des instantanés poétiques aux images parfois claires, parfois mystérieuses. Leurs notes continuent à résonner longtemps après leur lecture, de par leur beauté et leur double sens troublants. Offrandes à la fois profondes et détachées, modestes mais généreuses, les poèmes d’Anne-Lise Blanchard nous donne le répit dont nous avons tant besoin. On y trouve du carpe diem, mais aussi une harmonieuse combinaison entre le passé, le présent et le futur, entre la sérénité, la tristesse résignée, la sagesse et l’indépendance d’esprit. Tout l’art du haïku moderne est là, dans les poèmes nitescents de Copeaux des saisons.

________Juste après l’averse
________meurtris les camélias
________s’offrent en silence

________*

________Sur mes paupières
________le poids des jours
________et des flocons de lumière

________*

________Toits couleur de terre
________un chien aboie son chagrin
________jour ordinaire



de petite fille, de voix et d’oiseaux est un texte très touchant que Sylvie Fabre G. nous offre dans l’amour et l’émerveillement de la petite fille qui découvre qu’elle possède une voix, et que les mots qu’elle porte sont ailés de syllabes, ce sont des oiseaux, « elle parle en langue d’oiseaux ». Sa voix est donc vie, elle est vivante, elle bondit, « ruisselle et nomme et crée ». Elle est aussi élan vers le devenir de l’enfant et son héritage, en se peuplant d’âmes et de visages. Avec la petite fille, la poète guette les mots qui sortent de la petite bouche comme l’on guette les oiseaux et les augures dans le ciel. Sa venue au langage tient du miracle et renferme « le secret du monde » : celui de la création. « Il y a maintenant la parole habitée / où le silence respire » : ces vers de Sylvie Fabre G. me rappellent celui de Rimbaud, « Silences traversés des Mondes et des Anges » (« Voyelles »). Les sonorités sont également chromatiques, la parole étant liée à tous les aspects de la vie. La poésie l’est aussi. La langue de la petite fille recrée le monde en même temps qu’elle le nomme. Le monde se regénère dans sa parole neuve et c’est beauté, merveille, poésie, avec Sylvie Fabre G.

________L’aventure est exorbitante
________n’est-ce pas à l’évidence du réel
________à son énigme
________que la petite fille enivre sa voix ?

________En elle, le vide enracine le plein
________ancre le souffle ébloui d’avoir un foyer.

________*

________La vie déjà prononce l’amour
________et la séparation, l’innocence du cri
________la sauvagerie et le sang
________sa voix première est d’éclair et d’éclat.

________*

________En sa naissance et dans sa nuit
________la voix gagnée de la petite fille

________s’élève sa note d’oiseau, si claire
________dans la basse continue du chant
________d’où elle vient et où elle retourne



Rencontre avec Balthus , de Matthieu Gosztola, est un texte d’une douceur infinie, au rythme lent, comme pour retenir les instants, et aux mots retenus, chuchotés à la page, ou au silence, des mots qui y tremblent un peu, ou alors c’est moi qui ai tremblé en les lisant. Le poète s’adresse à « une jeune fille posée en équilibre / Dans son sommeil », une femme dont l’existence vacille, suspendue entre le présent dans une chambre d’hôpital et l’au-delà d’une absence éternelle. Elle aurait un peu connu Balthus. Mitsou, le chat des premières œuvres du peintre, fait une apparition pour nous apprendre l’attente sereine (« le chat de longues heures immobile / sur le rebord de la fenêtre »). Balthus et son chat nous rappellent que l’enfance n’a sans doute jamais quitté le prodige dont la fraîcheur constante du regard fait vivre et ressuscite : « peindre pour faire tomber la vie dans la vie », écrit Matthieu Gosztola.

________J’ai la vie près de moi
________Tu es la vie
________La mort n’existe pas
________Elle ne prendra pas les dernières images
________Que j’ai de toi

________Je te regarde
________Je continue
________De lever mon bras lentement

Matthieu Gosztola est aussi Balthus dans ces vers : le peintre essayant de capturer la source de nos frémissements devant un corps abandonné au repos, « pour comprendre le sommeil ». Le poète ressuscitant l’endormissement (et l’endormie) « avec la délicatesse d’un embrassement ». Les mots s’agrippent donc au regard dans Rencontre avec Balthus : regarder avec amour un être aimé alité, son corps poignant qui se délite dans l’entre-deux. Par ce regard, rester ensemble.



Du soleil dans les orteils  : un texte sur une vie, une histoire de vie, comme sait si bien les écrire Cécile Guivarch. C’est d’elle dont il s’agit, celle qui aurait, qui aurait pu, qui pourrait... Elle, dont le nom, Josette, a été gravé dans l’écorce. Elle qui a été, qui a disparu, avant la naissance de la poète. Et lui, qui l’a connue, elle, et qui a raconté « sa place restée vide / le lit nu de son empreinte // le rideau tiré de sa main // du dernier matin / où elle a regardé / nez contre / la vitre ». « Lui caché dans le grenier », pour tenter de fuir cette douloureuse absence.

________devant une route
________un chemin de lumière

________on lui a dit de revenir

________mais les tournesols
________se tournaient

________vers la terre

La poète ne nous dit pas ce qui est arrivé à l’enfant au destin qu’on devine tragique, la petite fille qui, comme Ophélie, « a préféré les fleurs / poussées par les eaux » : « il y avait des nuits où / la lune la savait belle ». Peu importe, dans le miracle de la création elle est revenue, avec le refrain de sa chanson préférée, tissé des notes de son rire.

________l’eau de sa naissance
________emplit mon ventre

________dans un ruissellement

________la petite tête blonde
________se répète déjà

________avec l’enfant
________sorti de moi

________les étoiles continuent de briller

Cela est dit si simplement, si justement, dans des poèmes harmonieux à l’œil et à l’oreille. Josette est un prénom d’origine hébraïque qui signifie « Dieu accroîtra ma descendance ». Le soleil qui jouait dans les orteils de la petite fille continue à jouer, dans ceux de l’enfant de la poète, que l’on imagine ressemblant à Josette, ainsi que dans la voix poétique de Cécile Guivarch, à qui l’on sait gré, une fois de plus, de célébrer la vie et la filiation de la manière la plus suave qui soit.



Va-tout  : Comme un mineur infatigable, Isabelle Lévesque creuse, nous fait pénétrer dans l’intérieur de la terre, dans le sous-sol d’un silence compact qu’elle repousse de toutes ses forces (“éviction du silence”, “silence rayé”).

________Creuser, la pelle est un fardeau léger pour le pinceau des doigts. Chercher
________l’enclave où la voix naît. Les grottes argileuses menacent, l’eau pénètre le souffle à la croisée des voûtes.

Je l’imagine à l’œuvre, gardant constamment la bouche ouverte pour que les mots, gemme indispensable à notre souffle, notre vie, en sortent malgré l’asphyxie/aphasie qui guette. Je l’admire d’avoir réussi à extraire du musellement et de l’effondrement intérieur une langue viable, une langue qui, bien que portant les symptômes de la cassure et de la dislocation, force des lèvres closes et bondit, pour aller, avancer, parcourir les pages, à contre courant et face au vent.

________Effort muselle. Front ployé de plis,
________rides accusent un tourment
________né du silence.

________Noir.

De motus à mots se crée une langue forcément un peu cabossée (elle s’est battue), mais heureuse, dans le sens d’annonciatrice de joie, d’espoir : elle va à la rencontre de l’autre, ce tu d’amour, tu revenu, “vainqueur”, tu de vie, qui délie, chamboule, accourt (“ah !”), va et entraîne. “Tu es vivant, je suis ton vœu / Nos prénoms festoient (contre les fleurs).”
Les fleurs installent leur délicatesse et leur désir de lumière, et grâce à elles et à tu, je revis : "je peins, j’attise, je prends, je crie, je romps, j’invente, je risque, je crible, je vis, je veux”... Et ensemble, “nous tenons” ; “la fin du vent sur nos lèvres nues vibre”.

________Si quelque chose assourdi.
________Branche, une excroissance, rebond du vent
________l’inattendu.
________Si un mot, syllabe, frémit. Murmure.
________Garantit un silence redouté, l’espace
________est un précipice.
________________poésie

________Si l’entente, la main tente une onde,
________diffusion légère où tu. Où je. L’arrêt,
________l’encoche en phrase.
________Est-ce que suffit
________le retour ? Commencer le poème, un vers
________atteint le loup des bois. Es-tu ici/ailleurs ?

________________________________________________________________________Sabine Huynh



Lire aussi : notes de Lus un jour, aimés pour toujours (1), janvier 2013.




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