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L’espère-lurette, chronique po&ique, par Jean Palomba (Octobre 2022)

samedi 1er octobre 2022, par Cécile Guivarch

Thierry Pérémarti : Terlingua (Les éditions Phloème – collection monde [Texas], 2022)
[47 p]

J’aime bien le mot « Phloème » on dirait comme ça qu’il y a du phlou dans le poème, alors que non, au début de chaque livre des éditions Phloème, c’est précisé : le phloème est l’écorce qui porte la sève. Ça tombe bien, Thierry Pérémarti a écrit il y a lurette « j’ai un clou dans le cou hormis l’arbre qui me tient la tête droite », d’où sa fougue de voyages, histoire de se libérer du joug de toutes les sédentarités. Thierry Pérémarti, un poète de la route, comme l’on sait, à présent états-unien, à en croire sa bio, et comme ces gars de la beat generation : passionné de musique, aussi de photographie.
Qu’il y ait du flou dans le poème ou pas, n’empêche, c’est très poétique comme idée ; ça tombe bien, parce que la langue de Thierry Pérémarti, c’est rien d’écrire qu’elle est poétique. Elle est rimbaldienne, kerouaquienne, et pour tout dire, c’est du flow Pérémartien qu’il va falloir causer, et non point du flou. Il y a donc une évidence : Terlingua, c’est un phloème, Oui.

« Les éditions Phloème sont dirigés par Lara Dopff. Les premiers livres des éditions Phloème ont été imprimés et reliés d’une manière artisanale et soignée. Le fil de la reliure est une ficelle naturelle en pur chanvre issue de fibres végétales, cirées à l’amidon de pomme de terre. La reliure est effectuée à la main, selon une technique traditionnelle nommée reliure « à la chinoise ». Cette qualité manuelle prolonge un esprit d’écriture et de partage. Pour pérenniser cet esprit et que les lecteurs conservent cette qualité d’objet-livre, Jean-Marc Barrier (graphiste, auteur, dir. de coll.) a imaginé de broder des jaquettes et d’améliorer la qualité typographique des textes. Le papier ivoire a été conservé, le plus souvent vergé. En couverture, des encres discrètes, réalisées par lui-même, une encre est attribuée à chaque auteur, - elles évoquent un jaillissement, un mouvement vital, une liberté.
(...)
Phloème n’est pas une maison, mais une caravane d’édition. Elle bouge, à la recherche d’écrivains et de lecteurs libres, pour faire son miel de fleurs rares. Elle ne butine pas dans les plantations domestiques mais dans les pensées sauvages. Dans le désert bien pensant de la culture de masse, elle cherche les essences rares. (…) La caravane d’édition délivre des livres précieux. Elle appelle à la délivrance, à la libération, à la libation. »

Thierry Pérémarti, né en 1957, n’a vécu que dans les grandes villes. Paris, New York, Los Angeles. Naturalisé américain après avoir immigré aux États-Unis en 1985, il réside aujourd’hui à Dallas, au Texas. Son premier recueil de poésie fut publié en 1976. auteur d’une quinzaine de recueils de poèmes entre 1976 et 1992, Thierry Pérémarti a collaboré en tant que chroniqueur à la revue Décharge de 1986 à 1992. Egalement journaliste à New York, Los Angeles puis Dallas, pour des périodiques français et américains pendant plus de 30 ans, il a notamment publié en 2009 Visiting Jazz aux éditions Le Mot et le reste, ouvrage regroupant les portraits intimes d’une centaine de musiciens. Il est revenu à la poésie en 2015.

Thierry Pérémarti a cette voix empreinte d’un âpre lyrisme et dont on retient la sensualité. « Du lyrisme fiévreux aux poèmes déchiquetés de lumières » (Michel Merlen). Un élixir d’expression qui émeut, travaillée le long d’un chemin solitaire d’écriture. Au cœur, il y a cette quête d’un ailleurs, à la recherche de ce qu’on ne trouve pas dans les lieux dévolus à l’existence quotidienne. « Parcourir des kilomètres, prendre tout, les villes, les paysages... », Thierry Pérémarti a l’absolu en point de mire. Rester, c’est pourrir beaucoup ; partir ce n’est pas mourir un peu. Lire Pérémarti, c’est sentir que le départ est une renaissance, c’est se départir pour aller, filer, sillonner, se frotter à tout et n’importe quoi, faire provision, feu de tout bois. Le nerf de l’écriture, c’est la confrontation d’un espace géographique avec un espace poétique. Mais écrire, c’est après la route, tirer les volets et mettre toute l’énergie emmagasinée au service d’une fertile concentration. « C’est une expiration et non pas une inspiration ».
Dernières parutions : L’absence intérieure (Gros textes, 2018) ; Présence éveillée des fissures suivi de Enonciation du vide (éditions Abordo, 2019) ; Bout portant avec des photos de Dimitris Gavalas (collection fibre.s, éditions la tête à l envers, 2022) et... Terlingua.

Terlingua est un ancien district minier dans le sud-ouest du comté de Brewster au Texas.
Terlingua est située à proximité du Rio Grande près des villages texans de Lajitas et Study Butte, et du village mexicain de Santa Elena. Son nom (sans doute une déformation de l’espagnol tres lenguas  : « trois langues ») vient de la rivière Terlingua creek, un affluent du Rio Grande.
La ville est née à la suite de la découverte de cinabre, permettant l’exploitation du mercure. L’arrivée de nombreux mineurs a alors permis à la bourgade d’atteindre 2 000 habitants au milieu du XIXe siècle. En 1900, quatre compagnies minières exploitaient le site. De cette activité, ne subsistent que la ville fantôme de la compagnie Chisos mining, ainsi que quelques puits de mines abandonnés et scellés. La population de Terlingua n’était plus que de 58 au recensement 2010.
Pourquoi, ces éclairages géographique et historique ? Parce que Terlingua, le recueil de Pérémarti est pétri des noms de cette terre texane et traversé par les souvenirs recréés de silhouettes effacées. 47 pages à lire environné de virevoltants, de chiens jaunes. Survient une réminiscence avant lecture, celle de l’errance à Paris, Texas (Wim Wenders, 1984).
Terlingua, comme titre est une conjonction de mots, de langues et d’espaces.
L’incipit, « d’ultime que le désert muet », en soi déjà la fin d’une quête dont le but est d’emblée placé sous le signe du dépouillement, de l’énigme à déchiffrer, du mystère de présences invisibles.
L’absence généralisée de majuscules en début de vers indique que le lecteur est face à un ruban de mots déroulé verticalement sur page ivoire ou sable. Le lexique est forgé de mots simples parfois piqué de mots rares, comme un scintillement sur terre aride. Des mots géographiques, des mots locaux en trois langues (français, anglais, espagnol), des néologismes, des mots du désert (faune et flore et nomination des spectres, reliefs et cours d’eau). Peu ou pas d’adjectifs. Elision de certains articles et nombreux rejets. Aussi lit-on des vers courts (entre 2 et 4 pieds, rarement 8 comme une étape, une scansion plus longue dans sa brièveté).
Tout de suite, une impression est transmise : la voix poétique qui sort de la langue de Pérémarti sourd depuis une plaine infinie qu’il aurait avalée. La présence renouvelé du mot « mot » au cours de cette sinueuse empreinte de poèmes dans la page, c’est aussi une marche dans le langage, une quête vers un ultime de la langue ?
On note souvent l’apparition de vers-images comme issus d’un précieux cut-up, une appétence pour les fantômes (évocation des guerres indiennes et des migrants noyés).

« 100 Ghostown Road tu vivrais là »

le temps s’étire, est d’abord élastique au fur et sans mesure du cheminement de la voix.
Une page comme la 19 est balayée par la tempête, un souffle porteur d’orages, aussi sa syntaxe :

un autre versant
où s’éclairer
un autre gravir
attisant le souffle,
viendront l’orage
la tempête de sable
grêler ta solitude -
l’air, sur le point
de devenir insaisissable
prends-tu appui
sur l’immobile et ce qui
sommeille ?
la surveillance des buses
pour témoin
-le désert poncera
ton âme

Y Lire une temporalité singulière. Dans le silence de ce désert, « Une trace est une plaie ». S’y manifeste un désir de réclusion à ciel ouvert où s’approcher d’un absolu. Une ascèse avec disparition des objets et... du sujet ? Un « je » disparu, à peine réverbéré dans un « tu », adresse à un « soi » toujours plus vague.

p 22
et l’heure éparse
et inaudible
où jouit-elle
qui élucide tous les gestes
devine ce qui reste
à fendre
à étirer ?
Tu es loin
de la horde,
des cacophonies -
au-dessus de ton front
divaguent les nuages,
rien d’utile
autour de toi
aucun profit possible,
le silence t’écoute
témoigne de ton existence
au détour de mouches
par milliers
d’une charogne putride

p 23
à l’autre versant de soi
se rendre,
le ciel d’aucun -

(...)

C’est le son autour d’une charogne baudelairienne qui est l’indice de vie.
S’agit-il de se dépouiller jusqu’à n’être que quelques mots non pas choisis, mais ceux qui restent
après disparition, effacement du sujet, comme ont disparu ceux dont on cherche la trace
et qui n’existent plus que dans le poème où les rejoint le poète. Pérémarti, celui qui écrit depuis ce lieu nommé « trois langues » qu’il sait parler : Terlingua.

Oui les mots de ce poème de 47 pages se dévident en ruban, jalonnant un cheminement couleur sable, mots-traces ondulantes d’un serpent furtif écrit dans un continuum évoquant peut-être aussi le rouleau de papier hygiénique sur lequel écrivait le routard Kerouac, en forêt, bruissant les touches de sa Remington portative. Une définition du rôle de l’écriture avec césures ultra signifiantes, imposées par le support étroit, paraissant d’une infinie longueur, comparable à la pensée poétique, voix éteinte. Césure également musicale indiquant la forme du temps qui passe, son rythme.

p 23
-Marchant seul comme un ciel
qui tombe
dans la nervure
d’une liberté sienne,

(…)

L’accent est alors mis sur le point de bascule du poème,
en bas de cette page 23, juste avant de la tourner :

aujourd’hui
c’est

et, haut de la page 24, le première vers à lire :

silence exact

...un silence resplendissant de justesse, au sens musical.
Dans cette même page, le temps est distinct, et non plus étiré, vague, comme jusqu’ici l’espace et la mémoire. Est perceptible l’ascèse du marcheur dans l’immobilité de l’instant silencieux, annoncée en épiphanie, un soliloque prononcé dans l’aurore au désert (p. 25)

que reste-t-il
qui ne fut redonné ?
Immiscé dans le temps
qui compte
blotti, inondé
d’un soleil levant
tu dévisages l’infini
loin, seul
parti -
demeurent la clarté foudroyée
de l’aurore, la lueur
l’exigence du lieu
duretés et nudités
qui te mesurent
-tu te parles et c’est la nuit
qui répond
éclaboussante
ce qui prit feu en toi
s’irise, couve
un lumineux torrent,
d’une pelletée
de sable

tu es l’égal enfin

C’est aussi la révélation de la mission d’errance poétique en milieu désertique, une vérité poursuivie. C’est ici (p. 28) que le poète sait au terme de sa marche ce qu’il va écrire. Une aube d’écriture se lève. Après le « tu » et le « il » passager, première apparition d’un « je », au moment précis de la renaissance. Proximité du but à atteindre, but d’autant plus différé qu’il est élevé dans un irréductible dénuement de l’instant.

(…)
-tu n’écriras pas l’univers
le point de ralliement
mais l’efflorescence -

p 30
midi à pleine voix
bien haut
la barque la berge
l’autre rive,
habiter cette confluence
Boquillas del Carmen
au seuil, à l’orbe
du monde
et talisman au cou -
je ne tiens
qu’à un fil
au hasard d’une rencontre
une agave un créosotier
une poignée de chardons
mon nom est inscrit dans l’eau
je ne vis que dans
l’écart creusé
infléchi
à portée d’une cime
inapprochable

le lieu où ce « je » chemine est le poème qui va s’écrire, qu’on lit à présent. C’est au prix d’un effort de langue que le poète voyageur va faire paraître à nouveau pour nous le souvenir des disparus de Terlingua. Une « revenance » qu’il a su pister au prix d’un retournement du langage où celui qui chemine est écrit par son chemin.

P 32
à ciel béant la route
très loin dessinée
inhabitée
informulée dont je suis
la trame, insignifiant
chaque mot justement
au biseau
à même le roc,
promis au limon
à la surgie des pluies -
pourquoi tant d’ingratitude
alors que je marche
docile
louant l’ébrasement
de tous les silences,
impassible désert ?

Et p 38
faire brèche
dans le faux
dormant
des broussailles,
sans que rien ne fasse
signe et n’appelle,
ce qui subsiste brille
reste à franchir, seul -
substrat de vie
où laisser trace
strident désert dès l’abord
de l’air,
n’en finissant
de me divulguer -
n’aurai-je pas
cherché la pierre
d’angle
ayant prêté serment
vivant sans témoin sans
les mots qui comptent ?

le lieu du voyage est pour Pérémarti un livre où lire et c’est le poème qui va s’inscrire comme lieu-lien. Dans cette quête où le poète cherche à se faire écrire, s’il y parvient, il devient le témoin de la vérité du lieu traversé, ici, ce désert peuplé de fantômes indiens, mineurs retrouvés, perdus en Terlingua.
Alors survient le retour, ce voyage à l’envers où le fruit de la quête semble fondre,
se dissiper comme un rêve. Seule solution rimbaldienne : le départ renouvelé vers un ailleurs incertain où à nouveau perdre et reprendre souffle dans l’indicible.

p 43
déflagré, ailleurs
dans le lisible du ciel
sans plus de point
de mire
l’azur à bout portant
la route
donne et reprend
défile lave et calcaire,
hors d’atteinte suis-je
dorénavant,
invisible -
parole apache
en tête, lancinante
et l’air
qui affame la pierre
et ceux qui prient la pluie
-ce soir
dans la dispersion
des étoiles je m’endors,
l’extrémité du silence
où tout recommence

Sources :https://jeanmarcbarrier.fr/accueil/ ;
https://www.editionsphloeme.fr/de-langue-française/éditions-phloème/ ;
Revue Décharge ;
Wikipédia, l’encyclopédie libre.

Jean Palomba


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