Le visage du mot : Fils, Thierry Le Pennec, Editions La Part Commune
Plaisir de lire Thierry Le Pennec car on ne le lit pas si souvent que cela, mais à chaque fois c’est un plaisir renouvelé. Des textes teintés de couleurs, d’odeurs (notamment de campagne), de voix, de gestes. Ici, des instants pris sur le vif entre un père et un fils – ce dernier arrivé d’Allemagne en stop pour passer deux semaines et demie avec le père. Puis plus tard le voyage du père vers le fils pour un séjour en roulotte en Autriche. Des moments, croqués, tels des dessins dans un carnet, avec les bruits, les odeurs en prime, laissent remonter des souvenirs, comme des virées assis sur une roue de tracteur, ou des courses dans les hautes herbes du verger. Mais s’il est toujours son petit garçon, ce sont des moments entre hommes qui sont relatés dans Le visage du mot : Fils. Empli de petits travaux de campagne, de gestes accomplis ensemble, à l’unisson, père et fils partagent des moments de vie, des événements même, car y figure également la perte d’un ami. L’intensité de ces instants au verger – deux semaines et demie – est palpable dans les poèmes de Thierry Le Pennec… Après le fils repart dans sa vie, en roulotte… La vie reprend jusqu’à la nouvelle d’un accident de roulotte, ce qui décide père (et mère) à aller en Autriche, et la question du comment faire pour y aller quand il y a les fruits, le verger, à s’occuper. Thierry Le Pennec emmène le lecteur en voyage en autocar et donne à découvrir des pans de vie en roulotte. Son écriture, des bribes assemblées les unes aux autres, donne une allure particulière à ses poèmes. Une écriture parfois orale, où le parler à sa place. Une écriture bonne et vivifiante, comme du bon pain. Thierry Le Pennec dit la vie. Simplement. La relation père / fils mis en avant sans cliché, de façon très naturelle, dans le geste, celui de l’élagage , d’un repas partagé ou d’un étiquetage de bouteilles. J’aime. ([écouter en replay le podcast émission La route inconnue, radio Grand Ciel->https://radiograndciel.fr/podcast/thierry-le-pennec/)
BAUSTELLE
le fils aime quand
il y a de l’action quand ça bouge aussi
la réparation du pont sur le ruisseau la pose
de barres de métal au travers des buses
arrivées cuites il aime
quand ça se voit et que son papa
est content le tracteur à nouveau
passera ses roues il est
toujours mon garçon la tête en voyage
au-delà des ponts de beaucoup de rivières.
Lundi propre, Guillaume Decourt, La Table Ronde
Pour Lundi propre, Guillaume Decourt a choisi une forme. Poèmes en rimes, dizains en décasyllabes. Des poèmes qui pourraient être carrés. Et comment l’être, carré, quand on a vécu aux quatre coins du monde. Ces poèmes, comme des scénettes qui s’assemblent entre elles, reconstituent des pans de vie avec de la gaité, un certain sens de l’humour et surtout de l’observation. Guillaume Decourt nous emmène ailleurs, ou même à Paris, nous entraine dans son présent et dans son passé. Il nous présente en passant des portraits de gens rencontrés, parfois des personnes de la famille, ou juste croisées. L’enfance entremêlée à l’adulte, tout cela assemblé à la façon d’un boutis. Mais de par sa vie passée aux quatre coins du monde, Guillaume Decourt nous sort du quotidien. Et pourtant « tous ces ailleurs deviendraient des ici ». Dans Lundi propre, sont abordés toutes sortes de sujets, et il s’agit « que tout tienne dans une valise ». Guillaume Decourt a une façon bien à lui d’écrire sur tous ces lieux, toutes ces personnes, tous sujets d’actualité : « Souviens-toi que tout est intéressant / Souviens toi que tout a le même poids ». Ce livre fait du bien.
7. CARROSSERIE
Je e sais pourquoi ce matin je songe
A Patrick qui tenait à Mamoudzou
Le petit garage à côté de chez nous
- Présentement je flâne place Monge -
Il était kényan fils d’un important
Personnage il avait fui son pays
Pour d’obscures raisons j’avais vingt ans
Je jouais au baroudeur sous la pluie
Tropicale il disait : « Tu dois me croire
Méfie-toi bien des gens d’Afrique noire »
Le bleu de la mer s’est enfui, Nour Cadour, Les Carnets du Dessert de Lune
Comment écrire la douleur, le traumatisme, celui qui nous occupe le corps et se transmet entre les générations ? Comment écrire ce qui se transmet par le sang, ce qui nous relie à des racines autrement que par le corps ? C’est par ce chemin d’écriture, par le corps, que Nour Cadour explore une histoire, celle d’une « Femme-gare sans destination ». Estomac, gorge, tympan, yeux, sexe, cerveau, pour ne citer que quelques titres de ces poèmes, ce ne sont d’ailleurs pas vraiment des titres car ces parties du corps font partie intégrante de chaque texte. Ecrire avec le corps – par le corps, pour rendre compte de ce qui a été vécu et qui s’est transmis par le sang. Quel meilleur témoin que le corps ? Nour Cadour, franco-syrienne, écrit ce corps d’exil en utilisant le corps pour ressentir, pour s’approcher au plus près de l’histoire familiale. L’estomac relié à la mémoire, au vide, plus loin la gorge pour évoquer les mots qui ne peuvent être prononcés, « pour se protéger ». Tout le corps écrit, se meut dans l’écriture et prend les tripes du lecteur. Ce ne sont pas forcément des poèmes, c’est avant tout un récit. Une histoire où les cris sont stridents, où « le bleu de la mer s’est enfui ». Une femme est abusée, chaque partie de son corps a conservé le traumatisme de ce viol – « Femme trop libre disait-il ». Et s’il y a le corps, cela ne va pas sans les odeurs, la vue, le toucher, les papilles. Du viol, une naissance. Puis suit l’amour, la poésie pour « affronter la guerre ». Amour et poésie comme acte de résistance face aux bombardements.
« Je créais des poèmes / pour nettoyer / la poussière de la guerre ».
Poésie comme acte de résistance et de résilience. Son action de nettoyer, de réparer sans cependant effacer. Offrir des poèmes sur des semelles de chaussures : « on ne piétinait plus l’horreur / mais l’espoir de vivre » et pour laisser s’exprimer « la rage d’injustice », jusqu’à la disparition de l’être aimé : « l’arak avait le goût de l’eau / et mes yeux / de la pluie ».
« Comment font les gens / qui ne lisent pas de poésie / pour survivre ».
Le bleu de la mer s’est enfui, pose différents questionnements : Comment est-on résilient ? Comment traverse-t-on les traumatismes ? Partir en exil est-ce être lâche ? A qui appartient la terre ?
« Cette terre est à nous, / à lui, / à toi, / à moi, / et à tous les autres »
« Avancer c’est parfois tourner le dos », en guise de réponse peut-être. Mais c’est aussi revenir en arrière. C’est ce que fait Nour Cadour qui revient au pays après la mort de la mère. On lui remet un paquet de lettres écrites en détention, de l’amour disparu à sa mère. Celui qui fabriquait les souliers sur lesquels les mots de la mère étaient gravés. Des lettres d’amour face à l’incompréhension de la guerre, de l’être humain devenu fou.
Un livre profond. Bouleversant. Terriblement bien construit. Un récit. Un témoignage. Hommage. Coup de cœur. Belle découverte.Nombril. Malgré ce que nos proches disaient,
nous avions décidé
de nous concentrer sur le nombril
de notre monde,
peuplé de vagues,
de basilic
et de roses.Les paroles laissent des trous
comme les balles,
tout le monde est soldat
dans le soleil fauve des jours.
Tourner / Petit précis de rotation, Béatrice Machet, Tarmac éditions
Béatrice Machet offre un livre singulier dans une langue à elle : langue qui fouille la langue et qui « musique les mots ». Ecriture elliptique, au rythme et souffle courts, où « au fur et à mesure le ciel s’éclaircit », où la tempête et la morsure sont également présentes. Parce qu’ « on tourne le dos (…) parce qu’on tourne le monde », le livre entier est construit autour de l’acte de « tourner ». Parfois rapace, parfois juste pour exister. Tourner pour tenter de voir, pour chercher présence. Et la langue tourne, tourne et tourne, avec tout ce vocabulaire autour de l’action de tourner, la sensation que produit cet acte, jusqu’au tournis, jusqu’à la transe. Mettre alors le corps en alerte et juste respirer… Tourner, c’est la vie, c’est naître, c’est être dans le monde et comprendre « les sursauts dans le continu de vivre ».
« On tourne parce qu’on brûle dedans »
« On tourne parce que le monde est révolution »Tourner, une manière de tourner le dos au monde, ou de lui faire face. De voir ou de ne plus voir. « On tourne sans sauver le monde ». Et pourtant ce monde et ses guerres, la canicule. Ce monde déréglé sur le plan humain et climatique. Ce livre est remarquable. Tant par le sujet que par l’écriture. Pourquoi tournons-nous depuis notre naissance ? Quelques réponses :
« On tourne parce que besoin. Se sentir protégé » (…) « pour inventer un sens » (…) « pour se faire exister » (…) « s’accrocher au vivre fait tourner ».
La poésie est sur la table, Denise Le Dantec, éditions unicité
La nudité de la parole est présente dans la poésie de Denise Le Dantec et elle ne fait pas défaut dans ce dernier livre : La poésie est sur la table. Un titre évocateur même car si la poésie est sur la table, elle est aussi ailleurs. Dans les fleurs, dans une constellation, dans des lèvres, un corps, des impacts de balles, un oreiller, l’Histoire, une femme, la lumière, le monde…Impossible de faire une liste exhaustive de tout ce qui se dit dans cette poésie cosmique. Ce que pourtant Denise Le Dantec tente de faire en proposant différentes listes au sein du livre. A-t-elle épuisé tous les sujets ? Rien n’est moins sûr. Des listes : « Comment est… », « parce que… », « à perte de vue… »… Des listes de questions, des listes de réponses, des listes de ce qui est. Poésie qui questionne et pose les choses sur la table. Denise Le Dantec assemblent les choses entre elles dans un poème, dans un recueil. Elle y consigne tout ce qu’elle observe sur cette terre, met à l’évidence que la vie, la poésie, sont faites de plein de choses, des petites et des grandes, de belles choses et des choses qui ne devraient pas être. Pour moi Denise Le Dantec est une grande poète, capable d’écrire avec du rien qui n’est sûrement pas du rien. Une philosophie du vivre avec le monde. La beauté du monde mais aussi sa folie. Le livre est faits d’instants présents, traversés parfois de souvenirs. Un livre qui ne suit pas une ligne conventionnelle mais qui reste fidèle à la voi(e)(x) de Denise Le Dantec.
« L’acte de dire suffit-il au poème ? » / « Penses-tu qu’écrire est aussi important que se brosser les dents ? » / « Les roses fredonnent-elles leurs chansons dans le vase ? »
Ces questions, comme le reste du recueil, ont à la fois quelque chose de simple et de puissant. Et j’ai envie de vous confier ces phrases de Denise Le Dantec, à vous lecteurs : « laissez-vous pousser par le vent planétaire » de cette poésie. « Continuez tout droit jusqu’au soleil déposé comme un paquet devant votre porte ».le soleil fait la grand’roue
je mange des petits poissons
la chaise pousse un cri de chat
les militants antifa défilent
un policier siffle
- dois-je acheter des fléchettes ?
je mets mon oreille contre la bouche
de quelqu’un qui n’est pas là
je sors des nuages de ma poche
je trempe les chips dans du lait
la maison s’en va dans le brouillard
une fille demande son nom au fleuve
sa main tourne dans le vent
une tache rouge se répand sur sa veste
crois-moi : tu ne reconstruiras pas le monde
avec ta salive
bientôt la maison sera démolie
tout le monde devra partir :
les antifa, le policier, la fille, la maison, toiallez ! allez ! allez !
Supplément à la violette, Antoine Boisseau, éditions tituli
Une ode à la violette, à « ce qui est le plus modeste dans l’ordre du monde ». Les violettes ont diverses vertus, certains pouvoirs. C’est ce qu’Antoine Boisseau met à jour avec ce très beau recueil à l’écriture précise. La violette appelle le souvenir : « j’offrais enfant des violettes à ma mère », « la violette appelle la décélération », la violette nous apprend à observer le monde, à accueillir l’instant présent. La violette est présente dans l’art, par exemple chez Manet, Kandinsky, Rothko, Bonnard… La violette et la botanique, la violette dans la mythologie, la violette et sa couleur, la violette et son parfum, la violette en confiserie, la violette est un prénom. Antoine Boisseau explore le sujet de fond en comble. Il infuse les odeurs, les couleurs de la violette en petites touches et tout au long de livre, il prend le temps de laisser la violette faire œuvre en soi. Contemplation, émerveillement ont autant de bienfaits que ce livre existe par la grâce de la rencontre avec la violette. Ecrire la violette semble avoir été comme un exercice de respiration, de méditation… Cela pourrait paraître mièvre de la part d’un homme d’écrire sur une petite fleur, mais au contraire cela « détourne d’une masculinité ombrageuse, néfaste, mal comprise. » Un livre à lire assurément.
La violette est sœur de la poésie
Elle demeure comme elle du côté du sensible
du moins visible
demandant que l’on s’attarde
que l’on s’éprenne
Elle est sans étalage
sans insistance
on risque de l’ignorer
de passer son chemin
Elle est d’une autre exigence
s’adressant à notre silence
à notre recueillement
s’épanouissant au sein de cette contention
Elle s’avise de l’essentiel
nous en restitue la clarté
Elle est à la fois naturelle et affûtée
à l’image du vers libre
avec/sans titre, Florence Saint-Roch/Dominique Quélen, éditions Louise Bottu
Une petite notice en début de livre nous indique les contraintes avec lesquelles le livre s’est écrit : « lundi après lundi, une année durant », allers-retours entre Florence Saint-Roch et Dominique Quélen entre semaines paires et impaires, avec et sans lumière du jour. Echanges épistolaires pourrait-on dire. De jour et de nuit. On se confie les petites choses et puis les grandes. Le chagrin qui s’éclaircit par la force de l’écriture et l’avancée des jours. Des échanges balancés avec une réflexion sur le sommeil parfois, ou plutôt sur ce qui fait vie. Cela commence doucement et puis s’amplifie, certainement l’effet de l’écriture à deux voix. Deux écritures très différentes et qui pourtant s’entrainent et s’accordent. Quel est donc ce mystère d’écrire ensemble, et de créer ensemble. Une écriture qui délie et qui traduit l’inconscient, se nourrit du réel et éclaire une partie du soi. La sensation de libérer l’écriture pour « élargir la faille, (…) se frayer un chemin ». Existe-t-il réellement un chemin d’ailleurs ? Ou s’agit-il plutôt de grimper ? De résister au monde ? Il y a ce qui fait jour et ce qui fait nuit, les pages blanches qui se noircissent. Tout est fait d’espoirs et de désirs, et ça va, ça « trace son chemin ». Même si tout serait un peu « en vrac », tout est méthodique. L’écriture se laisse flotter et fait lâcher prise, oublier la violence. Je sens une petite folie dans cette écriture-là. Une folie tenue dans la création. Et parfois « pèse les raisons et les mystères les mots à dire les grains de sel les conflits et les querelles les tourments dont tu as hérité (… ) » Ecriture à contraintes et cela donne quelque chose d’inattendu, quelque chose de cuisiné dont la recette ne savait pas le résultat. Haute voltige, haute couture. C’est du bon Quelen, c’est du bon Saint-Roch. C’est du bon l’un et l’autre en mélange. Chacun à sa manière entraine l’autre et le lecteur.
à deux pas, Macha Léon, La Crypte
Macha Léon nous invite à suivre un chemin. Un espace qui mène. Chemin connu ou que l’on redécouvre. Aller chez ses grands-parents. Ou plutôt revenir sur ce chemin. Revenir sur ses traces. Plus précisément dans l’enfance. Revenir à soi. A la part de soi que nous avons été et qui demeure. Parfois on a pu se perdre en chemin mais la nécessité d’y revenir pour se retrouver, faire resurgir ce qui a pu rester inexplicable. A la page quinze se révèle le projet du livre :
Sur ce chemin ordinaire, je vais faire une traversée extraordinaire. Retrouver ce que j’y ai laissé.
Je veux chercher à comprendre.
Des instants intenses – et pourtant ordinaires – surgissent alors de l’enfance. Une maison, des champs, des vignes, un grand-père, une grand-mère, un frère, un carnet aux oiseaux, le plancher du clocher, un père, une mère. Le récit de jours heureux. Puis le drame, un accident. L’aîné propulsé dans le ciel, son sourire resté figé sur les photos. Mais retourner sur ce chemin car « Mon corps aime cet endroit parce que les souvenirs perdus habitent le paysage ».
13 mars 2006.
J’ai retrouvé nos répertoires aux oiseaux au fond d’un tiroir chez Cécile et Joseph longtemps après. Les pages avaient gondolé, le papier sentait le renfermé. Dans celui de mon frère il y avait une liste des oiseaux qu’il aimerait un jour découvrir. La liste était longue et il n’en avait pas coché beaucoup. Dans le mien, l’humidité avait travaillé, l’encre s’était délavée, à certains endroits faisait totalement disparaître les noms et les dessins que j’avais faits. L’humidité me prenait mon enfance, faisait disparaître doucement mais sûrement les bouts, morceaux, restes de ces moments où la mort n’existe pas. Ni le bien, ni le mal, ni le reste du monde. Seuls les rires, les jeux, les balades à vélo, les épaisses frites froides au gros sel de Cécile, la vieille boîte en fer au son indescriptible qui renferme les bonbons. L’enfance grignotée par l’âge de raison, l’adolescence, l’adulte.
La nuit est encore debout, c’est pour ça que je ne dors pas, Lisa Debauche, MaelstrÖm reEvolution
« Langue vivante à la neige » (…) « Je deviens toutes les femmes ». Dans cette poésie, il y a la guerre à la radio et cette femme qui sent que quelque chose se passe dans son sang. Il y a la solitude, du chagrin, de la colère et l’envie de vivre. Cette envie de « dire les choses sans avoir à les dire ». L’écriture de ce livre tient dans cela : « on a tous un oiseau mort quelque part ». Lisa Debauche est une femme et écrit. C’est aussi simple que cela. Ecrire l’amour, le désir, le désamour. Ecrire son corps. Sujet risqué en poésie d’écrire sur l’amour disparu, sujet déjà abordé. Mais Lisa Debauche le fait à sa manière, dans sa langue. Surtout, quelque chose de moderne, d’actualité, elle écrit son corps qui lui appartient, évoquant ainsi les violences faites aux femmes, violence de l’irrespect, de l’amour sans tendresse, de l’arrogance des hommes envers les femmes, ces hommes qui pensent que le corps des femmes leur appartient. C’est donc depuis la femme libre que Lisa Debauche écrit, de cette femme qui s’accroche au pouvoir du désir. Dans ce livre le désir résiste à l’amour perdu. Le corps et la langue demeurent tendus, en filigrane cette question de la liberté des femmes avec leur corps. En cela l’œil est neuf. L’écriture, elle est d’aujourd’hui, elle ne cherche pas l’artifice littéraire. Une écriture au plus simple. Au plus près du ressenti. Avec des vers courts et des images qui surgissent.
J’attends l’amour de toutes mes cellules.
Existe-t-il une autre manière ?
Et si je peignais une mèche de mes cheveux en vert,
de la couleur de tes yeux ?
M’aimerais-tu alors si je peignais
une mèche de mes cheveux en vert ?
C’est si bête. Et toutes les cigarettes,
toutes les bières, toutes les nocturnes
et toutes les prières.
Pourquoi avoir laissé entrer un peu de l’hiver
à l’intérieur de ma tête ?
Nonbinaires, Martin Page, Editions Bruno Doucey
Premier livre du genre que je lis, premier livre de poésie sur la non-binarité. Sujet important pour moi ayant un enfant qui s’est questionné sur son genre. Aujourd’hui, sujet qui interroge beaucoup de personnes car la société nous a façonné de telle sorte à n’y avoir que deux genres possibles : homme ou femme. « Ils nous ont dit / il y a soit le jour soit la nuit (…) soit tu es homme soit tu es femme ». Martin Page lève les tabous. Il évoque la « multitudes » de genres possibles. Il met les choses au point. Avec une écriture qui oscille entre document, récit et poésie, reconsidérer ce que la société nous a toujours appris, comprendre comme la question du genre est en fait quelque chose de plus complexe que ce qu’on nous a imposé. Martin Page engage à désobéir à la société pour oser être soi-même, pour plus de liberté. « Si on avait su qu’on n’avait pas besoin / de tenter d’être / ce qu’on n’était pas ». Enfin se libérer d’un poids : « il y a enfin la joie de comprendre ce qu’on est ». Depuis quelques années, la parole s’est libérée et aussi ce stress social qui évitait d’être soi. Martin Page écrit simplement ce qu’il ressent. Il explique la multitude des genres. Et comment se permettre de « s’interroger libère ». Courageux d’écrire ce livre. Témoignage nécessaire pour ceux qui s’interrogent sur leur propre genre, ou pour l’entourage qui cherche à comprendre. Lire ce livre, c’est prendre conscience que « la souffrance ne doit plus être notre respiration ». L’écrire, c’est continuer d’avancer.
l’exil
d’un pays qui n’est pas le nôtre
l’exil
comme territoire
nous préparons les retrouvailles
la fin des frontières comme séparation
le temps des frontières comme lieu de rencontre
trouver notre identité notre communauté
ne met pas fin à la solitude
ne met pas fin aux oasis non plus
la famille ce sont celleux de tous les déserts
ne pas envisager la nonbinarité
autrement que comme une cause collective
qui nous dépasse
que vaudraient notre culture nos identités
seulement pour nous ?
Cécile Guivarch