Insinuations sur fond de pluie, Insinuaciones en un fondo con lluvia, Javier Vicedo Alós, Anthologie poétique bilingue présentée et traduite de l’espagnol par Edouard Pons, Editions Fondencre
Coup de cœur pour ce poète espagnol de la nouvelle génération. Né en 1985, Javier Vicedo Alós a déjà reçu de nombreuses distinctions en Espagne et j’ai été conquise par ce qui fonde sa poésie, sa voix exigeante, moderne et humaine. A le lire, on pense tour à tour à Roberto Juarroz, Antonio Porchia ou encore José Angel Valente. Une poésie qui invite à la réflexion, à la philosophie de vivre, au sens de notre présence au monde. Le poète s’intéresse au peu que nous sommes sur cette terre, comment nous la traversons pour en disparaître.
« On naît sans paroles
et c’est avec toutes les paroles brisées que nous partons ».
Poésie du « que suis-je » dans un monde où chaque homme est à la fois singulier et banal. Javier Vicedo Alós laisse transparaître dans ses poèmes une grande humanité, de la joie en même temps que de l’étonnement de vivre. Il évoque également la fragilité d’avancer dans ce monde, comme celle des gestes et des paroles.
C’est une poésie dans laquelle je suis entrée, portée par les énigmes qu’elle ne prétend pas résoudre et par des questions métaphysiques sur notre présence sur terre. C’est sa propre vision du monde que le poète révèle et pourtant c’est la mienne, c’est peut-être aussi la vôtre. Javier Vicedo Alós écrit face au monde d’une manière globale, mais l’aborde aussi du point de vue de la maison, de la rue. Il paraît pourtant « si simple d’être un homme » alors que « l’univers est une main qui tremble seule » et que « le poids de l’air nous rend de plus en plus petits. » Le poète invite à ouvrir la main, à sauter vers le monde à s’unir avec ce dernier, certainement en pensant qu’il sera meilleur :
« que regardes-tu par delà la fenêtre :
le monde ou le monde que tu voudrais ? »
Javier Vicedo Alós connaît la distance qu’ont les hommes entre eux et évoque la question de l’être avec maîtrise : « je vis dans mon corps comme je pourrais vivre dans tout autre contenant »
Toute sa poésie se résume par quelques mots contenus dans l’un de ses poèmes : « quand j’écris je ne parle pas, ou ne le voudrais pas. Je voudrais seulement répondre avec mon émerveillement au mystère brûlant de l’univers ». Le titre, Insinuations sur fond de pluie, justifie le travail de Javier Vicedo Alós, poèmes qui sont des insinuations sur le sens de vivre et explorent cette « vérité à habiter le monde ».
Un grand merci à Edouard Pons pour les traductions et pour m’avoir fait entrer dans l’univers de ce poète espagnol. Il l’a bien compris, et vous aussi peut-être, Javier Vicedo Alós est une voix à découvrir, absolument. Terre à ciel propose également une page avec des traductions inédites d’Edouard Pons et un texte relatant sa rencontre avec Javier Vicedo Alós. C’est ici.
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Une infinie précaution, Eric Sautou, Flammarion
L’écriture d’Eric Sautou est en apparence simple. Aucun mot n’est compliqué, ce sont ceux de tous les jours mais l’effet de surprise, l’inattendu provoqué par cette écriture renverse le lecteur. Et quand de plus il s’agit d’un livre de deuil, écrit avec une infinie précaution, deuil à peine dit, tout contenu dans des brèches qui s’ouvrent jusqu’au cœur, le lecteur ne peut être qu’ému par le dernier opus de l’auteur. Le deuil et la mer(e) qui le berce dans un va et vient de la vague. Il y a de la tendresse, de l’amour et les mots, juste ce qu’il faut de mots car « les mots ne veulent rien de plus ». Avec le deuil ne reste que le poème où les mots sont dits à peine, la difficulté de regarder disparaître sans aucune réapparition possible. Car « écrire est sans remède ». Le deuil c’est aussi s’interroger sur ce que devient celui qui est parti, s’imaginer qu’il reviendra peut-être. « J’essaie de t’écouter encore (tant de jours ont passé). »
Eric Sautou écrit le deuil mais aussi la joie d’être au monde. Il écrit le deuil tout en restant dans une certaine légèreté, avec des poèmes très aériens et c’est sans doute cela l’originalité de son écriture.
la fleur
de lavande séchée (le livre est là sans importance)
j’écris que rien ne change rentreras-tu bientôt
*
je pense j’écris j’essaie
de t’écouter encore (tant de jours ont passé) les arbres
les pauvres arbres
derrière toutes
les maisons
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?
La vallée des Ammeln, Philippe Fumery, l’Arbre à paroles
Philippe Fumery voyage de villes en villages, traverse le Maroc. Il rend compte dans ses brefs poèmes d’un pays, d’un peuple. Le lecteur est dans l’ambiance et sait le labeur des femmes, des hommes, des enfants et des ânes. Cette poésie est délicate, frôle parfois le haïku. Elle est attentive aux menus détails, elle traverse les vallées, les vastes étendues, emprunte les ruelles et les pistes et parfois cette « immensité / paysages vertigineux ». Les poèmes sont travaillés, comme ceux d’un artisan. Et surtout nous invitent au voyage.
tu caresses le mur
pour l’enduire sans heurt
tu oublies l’outil
que ta main tient en songe
depuis ce matin
ta joue effleure
pour retrouver
à l’œil nu
le passage
la trace lisse
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Un front de feuilles, Nicole Laurent-Catrice, La part commune
Dans le mot feuille, c’est la vie qui vibre toute entière à qui sait le faire vivre :
Fleur oiseau arbre étang
vous n’êtes plus qu’un mot
mort
sur le plat de la page
si nul ne vous regarde
et ne prend soin de vous.
La poésie de Nicole Laurent-Catrice est d’une belle force évocatrice. Il s’agit d’une poésie qui nous rapproche parfois de nos silences comme de nos rêves. Une certaine fraîcheur se dégage de ces pages. Cela fait même beaucoup de bien. Nicole Laurent-Catrice permet de se sentir proche de la nature, de la regarder d’une manière différente et en poésie. Les plantes, les fleurs sont à l’honneur. Chacune a son poème. Orties et différentes herbes ont le leur aussi. « Chaque plante évoque dans ma mémoire un visage, un jour précis, une histoire. » De belles images dans ce livre, comme celle-ci : « un enfant germe en nous », qui démontre combien nous sommes nous-mêmes dans la nature. C’est une écriture toute en finesse et sensible et elle contient beaucoup de douceur mais n’oublie pas, par exemple, la mort vers laquelle nous marchons.
Si chaque arbre abattu
portait sur ses feuilles un poème
si chaque poème poussait dans la tête d’un homme
alors on pourrait coucher la forêt
la terre bruisserait encore de chants d’oiseaux.
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Seul le bleu reste, Samaël Steiner, Editions Le Citron Gare
Seul le bleu reste… Oui, c’est l’impression qui demeure dans la pensée du lecteur lorsqu’il referme ce recueil. Que retenir de ce monde, si ce n’est le bleu, la lumière ? Amour, solidarité, amitié, prédominent dans cette écriture et demeurent dans le souvenir du lecteur. Du bleu, du lumineux, de la tendresse. Cela pourrait se résumer à ce vers : Faire descendre la lumière ou encore Et continuer à vivre. C’est une avancée, une marche, une route, un voyage, les jours vont et laissent chacun une empreinte particulière. Il y a cette marche, il y a la mort. Il y a l’ami, il y a l’amour et les « amoureux surpris par l’orage ». Il y a le temps qui passe, ces petits moments qu’on voudrait voir durer et les gens qui vieillissent. Il y a le monde et ce que nous sommes. Mais par-dessus tout, il y a l’amitié et la mort d’un ami. Les derniers poèmes nous percutent par leur envolée lyrique. L’écriture de Samaël Steiner est à la fois lumineuse et émouvante. Découvrez-la. Terre à ciel avait publié des extraits de Vie imaginaire de Maria Molina de Fuenté Vaqueros, un autre recueil de l’auteur qui vient de paraître et dont Valérie Canat de Chizy fait la recension dans le Lus et approuvés de ce même numéro.
Je voudrais écrire, peut-être,
que ton œil droit et mon œil gauche forment
un autre visage,
avec mon nez
et sans doute ta bouche ;
comme si nous regardions, un temps,
avec les mêmes yeux
chacun dans sa direction.
Il a cessé de neiger entre nous,
je vois briller tes yeux
noirs comme l’espoir
je vois briller tes yeux.
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Au nord du futur, Christophe Manon, éditions Nous
Christophe Manon a son écriture bien à lui, scandée par un rythme particulier, un chant, une oralité. Il sait mêler aussi bien le vers court que la prose. Dans ce livre Au nord du futur, trois chapitres se succèdent, montrant ainsi le renouvellement d’écriture de l’auteur. Le premier, Au nord du futur, textes de quelques lignes, est en vers plus ou moins longs. Dans le second, Au milieu de la nuit, le jour, une prose où déferle la pensée. Et enfin, des vers très courts dans le dernier, Cela, avec des vers flottants sur la page et mis en miroir. On retrouve dans ce nouvel opus, ce perpétuel recommencement du monde : guerres qui reviennent en même temps que les hommes naissent et meurent, comme dans L’éternité, paru aux éditions Le dernier télégramme. Toutefois, dans Au nord du futur, le ton est plus léger, rappelle aussi que le monde n’est pas que guerre : « l’époque est à son comble la guerre guette » mais « nous remplissons de notre légère existence les objets que nous touchons ». Christophe Manon écrit de manière plus générale sur le mal-monde dans son ensemble. Il évoque les industries pétrochimiques, centrales nucléaires, en même temps que les flux migratoires des hommes. Pour décrire son thème le plus justement possible, il serait plutôt question du monde qui vacille.
Christophe Manon, n’est pas que simple observateur, il emploie le « nous », car c’est bien de l’homme, avec sa nature d’homme qui se bouche les oreilles, ferme les yeux jusqu’à ne pas comprendre comment le monde en est arrivé là, dont il est question. « Nous percevons un chuchotement plus ancien que nous-mêmes. » Nous pansons des blessures anciennes et perpétuons ce qui a déjà existé… La réflexion de Christophe Manon se tourne vers le futur. Comment sera-t-il « puisqu’on ne peut arrêter la chute des astres » ? Christophe Manon écrit les choses telles qu’elles sont, il ne cherche pas à faire joli, son écriture frappe de manière directe là où cela fait mal. Peut-être car « nous cherchons une vérité à hauteur d’homme ». Et pourquoi prendre des gants quand « l’histoire (a) sa grande hache » ? C’est pour cela, certainement, que Christophe Manon invite à « faire durer le présent d’une joie qui ne veut pas mourir ». L’auteur nous amène à « voir ce que chacun voit et cependant ne dit. »
Christophe Manon est incontestablement un penseur. Il se questionne sur le monde, sur l’humanité, la fraternité, l’identité de l’homme et sur le rôle de la langue, de la parole face à nos incertitudes. Il est « dans le bruissement du monde ». Sensible aux mouvements migratoires, au « renversement d’horizon », à ce qui fait peur. Parfois, dans sa prose, il se réfugie dans un quotidien plus tendre où, pourtant, les pensées vont et viennent, conscient que la paix devient difficile. Ce processus de la pensée est une forme adaptée, Christophe Manon la laisse aller sur la page, elles s’articulent entre elles comme bon leur semble. Il ne tente pas de les construire, ni de les organiser : « tenter de les saisir pourrait être fatal à la fluidité du flux ».
Pourtant, si tout ce livre est bien pesé et frappe le lecteur de plein fouet par sa vérité, Christophe Manon révèle : « Il m’a fallu des années pour trouver le ton juste. » Un peu comme s’il avait passé sa « vie à observer les choses afin de les comprendre ». Nous nous tenons donc dans le monde, nous tentons de le percevoir mais nous restons impuissants à résoudre ses énigmes. Nous naissons, nous vivons puis nous quittons la terre avec des amorces de réponses aux questions que nous nous serions posées. Tout est là, dans la poésie de Christophe Manon.
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Témoin, Sophie G. Lucas, (Editions) La Contre Allée
Dans Témoin, Sophie G. Lucas prête sa voix à ceux qu’elle a écouté pendant plusieurs mois au Tribunal de Grande Instance de Nantes. De faits divers en faits divers, Sophie G. Lucas assiste aux audiences et note faits et paroles. En témoin, et non en juge, elle retranscrit les violences, les faiblesses et les blessures des prévenus et/ou des victimes. Elle reporte sur le papier un concentré de paroles frappantes, celles qui l’ont certainement atteintes au plus près. Les mots sont forts, les faits souvent liés à l’alcool, à la souffrance, au mal-être, au manque d’amour. Sophie G. Lucas assiste mais ne prend jamais parti, elle se contente de retranscrire l’ambiance juridique au plus juste. Ainsi un homme boit mais n’est pas alcoolique, un autre bat sa femme tout en ne le voulant pas, un autre voudrait qu’on l’aime, une femme après avoir reçu des coups demande simplement que sa télévision soit remboursée. Il y a les petites gens, sans études, sans éducation, ceux qui n’en sont pas à leur première condamnation, ceux qui ont des soucis avec l’alcool ou la drogue, ceux qui ne savent pas communiquer, ceux qui voudraient être des gens bien, qui regrettent et voudraient tout effacer. Sophie G. Lucas est témoin de leur fragilité, d’un pan de la société où il existe des fissures. Le ton utilisé est donc celui de la parole et le livre s’articule autour d’un certain nombre de séquences. Au départ, si Sophie G. Lucas a pour but de continuer le travail documentaire qu’elle avait déjà entamé dans Moujik, moujik ou Notown, au fil du livre s’intercalent des textes plus personnels, portant pour titre « Une longue peine. » On pense à Nègre blanche, paru à L’idée bleue. Assister à ces audiences fait remonter à la mémoire la personnalité d’un père peu connu, que l’auteur cherche à comprendre dans chacune de ces personnes jugées.
Mon père est mort mais ne le sait pas. Il est assis sur un banc de la Chambre d’audience numéro trois, cheveux en bataille, chemise froissée, il semble ne pas me voir, il est juste là. Il n’est pas dans le box des accusés. Il n’est pas à la barre. Il est à côté de moi. Mon père mort. Je n’ai jamais tué mon père.? ?
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Vous pouvez entendre certaines de ces chroniques en podcast sur le site de la radio Grand Ciel.
Terre à ciel est partenaire de l’émission la route inconnue.
Septembre 2016 : Insinuations sur fond de pluie, Insinuaciones en un fondo con lluvia, Javier Vicedo Alós
Octobre 2016 : Une infinie précaution, Eric Sautou et Seul le bleu reste, Samaël Steiner
Cécile Guivarch