Patricia Castex Menier et Sylvie Fabre, Accoster le jour, La Feuille de thé, 2021, 12 €.
On pourrait penser que pour « accoster le jour », il faut avoir traversé la nuit. Or, celle-ci semble plutôt constituer le navire en quête d’abordage : « Ce // fut un long voyage, // la / nuit à présent / est à quai », écrit Patricia Castex Menier pour inaugurer ce livre à deux voix. Afin de « terminer la traversée », poursuit Sylvie Fabre, « on arrime / le jour à la terre / sans rien savoir. » La nuit paraît donc essentielle au but de cette étrange navigation. Recevoir la lumière diurne, c’est simultanément accepter une sorte d’ignorance ou d’oubli, l’obscurité fondatrice : « Chaque / heure est solennelle, // pourvu qu’on se détourne / de celle qui précède. » (P. C.) Il faut compter avec « L’invisible » des « chemins de traverse » (S. F.).
Naître au jour et au poème, c’est ici un même geste, une seule direction. L’acte de créer est en effet au cœur de ce livre en forme de dialogue. Le paradoxe gouverne ce voyage verbal qui parfois se déroule à rebours : « les mots espèrent / la remontée / de l’estuaire à la source // de l’intouchable alphabet » (S. F.) Il est moins question d’une progression que d’un « Bercement » dans « les bras de la lumière », même s’il faut bien « avancer » (P. C.), « avec le oui / gong vibrant du poème » (S. F.). Du reste, celui-ci dit moins qu’il ne dépose et laisse s’envoler. Ce qu’il exprime relève avant tout de cet accueil offert au monde et à la vie, lui qui « acquiesce / à la résonance » (P. C.) dans « l’éternelle fontaine // des voix » (S. F.). Confiant en sa « mémoire » qui « veille » (P. C.), il devient par là même le « gardien des métamorphoses » (S. F.).Au sein de ce beau dialogue, les voix se distinguent clairement, non seulement par le numéro (pair et impair) de la page, mais aussi et surtout par la forme des vers. Ceux de Patricia Castex Menier sont brefs ; parfois ils ne tiennent qu’en un mot, ainsi voué à une plus longue résonance. Ils tâtonnent, se hasardent, se lancent dans le « frisson » du « peu à peu ». Le poème s’écrit dans la « blessure », la nécessaire « déchirure, // lambeaux des couleurs à venir ». Les vers de Sylvie Fabre, eux, forgent un tissu plus dense. Pour elle, le poème est chargé, comme l’est un bateau, « de toute patience / de tout espoir », il s’habille même de couleurs en forme de repères : « Rouge de l’amour / bleu de la connaissance ». Si les deux poètes se répondent toujours – par exemple, des « yeux d’Argus » (P. C.) à cette « roue cosmique » (S. F.) qui rappelle l’épanouissement du paon couvert d’oculus, ceux du géant mythique –, elles échangent des élans différents. Les « bribes » ou les « Affleurements » de Patricia Castex Menier cherchent leur voie hésitante, entre le futur et le passé, la saisie et l’abandon, tandis que le « présent », chez Sylvie Fabre, rassemble l’univers dans sa grande ouverture, qui permet aux « aimés » de rester « sur le pont » et de poser cette question brûlante : « la vie s’agrandirait-elle de la mort ? »
Joëlle Abed, Puisque je suis de l’eau, éditions Henry, 2021, Prix des Trouvères 2020, 10 €.
Ce livre de poèmes oscille entre deux pôles en apparence très éloignés l’un de l’autre : l’interrogation métaphysique, d’une part, la mémoire naïve, d’autre part. Le propos du premier poème nous oriente vers la première dimension mais son lexique et ses allures de conte font surgir la seconde : « Lorsqu’il était enfant / Grande personne qui créa le monde / dessina son premier oiseau ». En voilà assez pour que nous soyons plongés en poésie, pleine et entière. Du reste, une seule couleur inaugure et clôt le recueil : le « bleu qui contient / tous les autres » ; le « bleu où l’on n’a pas pied ». Ce bleu infini est intimement lié à l’élément « eau », qui prête sa substance au titre. Ici je songe aux récits mythiques de la création de l’univers, où les cieux naquirent, en haut, d’eaux séparées de celles d’en bas.
De fait, écrire, pour Joëlle Abed, c’est séparer, tracer des lignes, comme cette « clôture » rêvée autour d’une profondeur insondable, où l’on peut se noyer. C’est rouvrir la coque du monde en deux, redéfinir l’espace qui relie l’enfant à l’adulte et l’humain au divin, afin que chacun retrouve sa place et ses possibles. Ainsi, contre « La peur / le chagrin / la peur », la poète convoque « une grand-mère d’il y a longtemps », mi-aïeule, mi-sorcière, qui « bâtirait un ourlet à la pluie / pour [lui] éviter d’avoir les pieds mouillés ». Le poème trace des lignes – des vers – pour déranger la grande rumination mentale qui répète une « peur » aux aguets et pour bâtir un ordre différent. Les allusions aux désordres du monde (« une femme à genoux », l’agonie de « la voisine très chère », un « chat » qu’on ne voudrait « plus mort », une « maman » qui souvent cherchait « sa valise », le visage identique « de la grande fatigue » qu’ont les membres des maisons de retraite…) s’inscrivent dans la fluidité d’une eau habitable.
En effet, l’eau est omniprésente : non seulement elle compose le corps humain, mais elle apparaît aussi sous des formes multiples, celles de la « pluie » battant à la fenêtre, des « rivières » qu’un regard peut « rejoindre », des « sources » secrètes, de la « mer » que la poète aimerait « tricoter », des tuyaux qui retiennent un patient à l’hôpital (« petits ruisseaux de la chambre sombre »), des larmes étouffées d’un « chagrin » récurrent », du rêve « où les enfants dessinent des poissons / qui invitent les grands-mères à danser », de cette « main mouillée » qui cherche à éteindre le « tablier qui brûle », de l’« eau brune » qui noircit les ongles, des « fuites d’eau » qui font « pleurer », et même de « l’eau de la cuisson » qui devient, l’espace d’un poème, aussi sacrée que celle du « Gange »… Face à l’éternité qui le sèche, le temps qui s’écoule est alors à saisir, doux ou orageux, comme dans une partie de pêche, au dehors et en nous-mêmes, de l’avenir au passé. Il ne faudrait surtout pas que le « cœur s’évapore / une fois pour toutes ». D’ailleurs, à la page ultime, la mort est tenue à l’écart par la grâce d’une formule : « mes avant-dernières volontés ».
Écrire, c’est donc continuer à pouvoir se baigner partout, sans perdre pied, à faire couler l’encre bleue de l’enfance sur la page, à y recréer le monde, à veiller sur l’immense. C’est revenir au rêve initial : attendre qu’un « bleu » tombe, comme une pluie de douceur, d’une eau essentielle…
À l’eau, un astre est consacré, on le sait : la barque de la Lune navigue au long des pages, éclaire les souvenirs, permet de grandir ou de rapetisser. Dans ce recueil fin et sensible, Joëlle Abed est une nouvelle Alice qui entraîne son lecteur au bord de l’ineffable ; une rêveuse réaliste qui recoud subtilement, à l’aide de mots frais et pudiques, « les bords de la blessure » originelle d’être un homme ou une femme dans l’univers.
Sabine Dewulf