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Billet de Christophe Stolowicki (novembre 20)

samedi 31 octobre 2020, par Cécile Guivarch

Claire Rengade, assez de poésie le troupeau, Color Gang, 96 p., 13 €, 2006

Quand un humour désopilant (porté sur le poil et le pelage) ramasse tout ce qui traîne dans les caniveaux de la communication à outrance pour le convertir en or ni car, en nord ni quart monde sur les sentiers montueux de l’espèce humaine ; pour bêtifier davantage ignorées les apostrophes (« le bouc c’est pas vraiment de l’amour si il va voir toutes ces chèvres c’est que au fond il manque d’assurance ») ; par une metteuse en scène et auteure de théâtre, chèvre à nous rendre boucs bout à bout arrimés à sa fantaisie, pratiqué l’envers exact de la poésie spectacle sévissant tous azimuts ; une azimutée à toute épreuve laissant courir sa langue sur les sentiers caprins où l’on croise du Pagnol (« picouli c’est la petitoune quoi »), du « bazar » et du « bordel » que les poètes honnissent, des vers centrés (« je suis contre le minuscule mais le trop / grand c’est pas bien non plus / c’est surtout ça en priorité » – sous-titre tenant lieu de texte, à lui seul tout un chapitre en abyme) dont les poètes raffolent ; sa langue abouchée à l’approximatif que l’abstraction malmène, du bouche à bouche avec le tout-venant tirant son épingle du je à toutes mains d’un psychodrame écourté, distendu – on ne peut qu’abonder à son gré capricant : oui, assez de poésie le troupeau.

Je le vois bien sur moi-même, la lecture de Claire Rengade est thérapeutique : les dernières résistances lâchent, les syntaxiques superflues, les obsessionnelles enracinées. Sa scène n’est pas l’Urszene, la scène primale archaïque où selon la fable freudienne tout s’est noué, et moins celle du psychodrame que du psychodrome, l’arène de chars solaires, stellaires, entre borborygmes et éructations. À son étiage où le vers n’est pas surprose mais sous-prose sous-exposée, oui, assez de poésie le troupeau.

Libérant la parole de son prochain mieux que toute pratique faciale ou axiale, sa mise à plat déploie dans l’étouffoir tous les contrefeux salubres, la surcommunication mirée à ses excès suscitant un retour d’intériorité ; desserrées (« les corps sur automatique ») les ellipses de compression massive des corps et des esprits dans le non-espace de la ville, outre celles qui nous hérissent dans les méandres de la vie sur écran.

Quand elle traite du vêtement féminin, soudain « ça transcende un petit peu » et on éclate de rire, d’un rire comme peu de poètes savent le communiquer. Elle est au féminin ce qu’est Bouvard et Pécuchet au prosaïsme mâle y panse les plaies des poètes.

Sous-titres sans rapport avec le texte ou rapportés à celui qui s’achève.

Au siècle où les mots-machines ont remplacé les animaux-machines d’un cocoricant rationaliste, Claire Rengade en détache en douce quelques rouages, préservant de l’horreur économique, le temps d’une lecture ou d’un spectacle, mots et animaux.

 

Which do you know (everything or nothing), fait demander Oscar Wilde à son personnage dans L’importance d’être Aimé (plutôt que l’improbable Constant), lequel répond, la moindre des politesses, qu’il ne sait rien. Car chez les écrivains, c’est souvent tout d’emblée, de douloureuse prescience, ou rien parce qu’il y suffit à peine d’une vie, même quand l’auteur est connu, rien parce que ce qui restera est le posthume ou le presque posthume, l’in extremis, in articulo mortis : chez Chamfort, Châteaubriand, Mallarmé, Proust, Gide (dont seul demeure le Journal). – Parce qu’il y suffit à peine d’une vie, ou parce que si la mort n’existait pas, il faudrait l’inventer ?

(Wilde prince de la jeunesse, célèbre d’emblée de son vivant pour ses bons mots et son théâtre, pour ses paradoxes à bout touchant, à bout cinglant et évasif, mais qui ne s’est accompli comme poète que dans The Ballad of the Reading Gaol, déchu que déjà la mort flaire.)

 

Vers Valparaiso, de Perrine Le Querrec, Les Carnets du Dessert de Lune, 102 p., 16 €, 2020

Si c’était à refaire je renaîtrais carte postale d’un val paradisiaque entre mer et monts, me frotterais d’une anaphore frontale à l’amer de ces monts, d’un aval où l’âme erre je créerais mon amont. Je renaîtrais volontiers Perrine Le Querrec dont le « monde grouille de pluriels abandonnés ». Il est quelque part entre mer et montagne un pur mon mien, comme on est deux parfois où l’on tue toi & moi, un son sienne terre, terre, dit Colomb.

Valparaiso est à portée de langue ce vallon édénique en bord de père & mère qu’Agnès Rouzier nomme le nul part et Jarry la Pologne. Comme il y eut une Critique de la raison pure, ici en ses avatars selon l’influx prose ou vers est le poème de la pure écriture, l’intime soi vécu comme un concentré excentré d’exotisme heureux. Il n’est pas La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres, cette Brise marine amarrée prise pour bateau ivre, plutôt une invitation au voyage, explosante fixe, celui de l’écriture seule dévalant des pentes linguales : « La balle qui dévale vers la mer. La pluie qui rigole dans ton dédale » – rigoler pas une licence poétique pour qui lit sens, celui de l’âme arche.

« Elle travaille sur plusieurs pages à la fois / Elle atteint le sommet du bonheur. // Tous les jours à ma table avec les larmes aux yeux. » Nuits d’insomnie à écrire « les narines pleines d’urine » ; « le souffle contenu puis répandu » : à mots positionnés large, une générosité gonflant la phrase comme une voile.

Des « humeur[s] » qui nous sont familières : « On ne vous dérange pas si on s‘assied auprès de vous ? […] / totalement vous me dérangez jusqu’aux entrailles vous vos voix vos commentaires bruits m’empêchent vous m’empêchez de respirer de penser d’écrire. »

L’exclusivité scripturale laisse jour toutefois à quelques images, photographies ou montages démontages photographiques, questions insolubles abruptes résolues d’à pic, métaphores resserrant encore la métaphore : celle de couverture répondant au poème en quatrième (« Tes secousses les engloutissements les effondrements » d’un éden aux vagues stylisées) ; un œil perçant sa fenêtre dans un rectangle noir, en fond de l’œil une grande maison bascule comme un regard ; une colonne ligneuse de cônes épointés tête-bêche se découpant en premier plan d’une haute roche comme on plante une aiguille.

« Courbée sous mes ratages / Dans le vide, laisser croître le beau / Dans le beau, laisser croître le vide »

Je reviens à cette quatrième de couverture déployant, convulsant tout le livre, et dont le poème s’élève comme son moment cardinal, son final en boucle : l’épistrophe anaphore « sinueuse et secrète », tenace comme un Je vous salue Marie d’athée, du « on dit » ou « on murmure » initial jusqu’au « porter ton nom » martelée comme une prière ou un Christ. Happé d’entrée par sa musique, j’en extrais encore « On dit que tes flancs à découvert montrent la pauvreté comme la beauté je voudrais porter ton nom », hommage à une baudelairienne mendiante rousse.

Retourné dans l’ouvrage, se frotter à ses butées de « matière noire ». S’ouvrir à « l’éclosion des roses noires l’érosion des roches noires l’évasion des cloches noires ». Retrouver dans « Des gestes mis en boucle dans des mots mis en boucle dans ma bouche mise en bouche » d’œnologue du verbe le martèlement de paronomases en trépidation de Ghérasim Luca. Qu’un seul vers, « La nuit tombe par les trous de tes yeux », aussi bref que bulle ou rescrit, balaye le branlebas d’ismes des « philosophes ». De sommations en défis une poésie de cartels ronge son armure en sabbat singulier.

Rarement en poésie contemporaine l’invention formelle n’émane autant sans détours à mille tours d’une blessure ouverte. Investie surinvestie la langue, de ses pics et crevasses déchargé le lest sur le ballast. En quelques dimensions inconnues à nos sens l’insomnie appelant une syntaxe du rêve.

 

Poésie du vécu, lequel piaffe derrière les mots, voire devant – introspectif aussi.

À bras, à branle-bas le corps.

La poésie dans son cornet (où le corps naît, ou né se meurt, revit) qui les secoue plutôt que d’uniment narrer la vie – inscrit dévoie sur le roman un avantage majeur : ses dés pipés, de grand hasard peuvent au matin clairet tirer une quinte flush.

 

Les travaux de la nuit , Hommage à Alejandra Pizarnik, de Paul Sanda, traduit en espagnol par Miguel Ángel Real, Alcyone « Surya », 58 p., 15 €, décembre 2018

D’entrée, le lecteur d’Alejandra Pizarnik est heurté de ne rien reconnaître d’elle, ni trop du Paul Sanda qu’il a connu à la fin du siècle dernier ; rien dans l’écriture n’est passé de l’une à l’autre ; sont évoqués avec impudeur « Nos baisers de feu » quand la poète refusait, avec quelle violence amoureuse, toute sexualité ; « tu fais semblant d’être vague », écrit-il, quand Alejandra est on ne peut plus précise et douloureusement explicite ; des poèmes truffés de points de suspension répondent à la prose au cutter de la poète argentine ; bref un indécent hommage où elle ne sert que d’amorce, sous le prétexte présomptueux de la réconcilier avec elle-même.

Une fois qu’on a compris cela, par moments des qualités d’écriture apparaissent, de claudication juste, où l’on devine le Sanda qu’on a connu : « des rires de forêt & des chants de gréement – / à côté de nos larmes, la nostalgie grandissait » ; « C’est notre mur – on y fracassait des bouteilles / dans notre enfance, par jeu, & par abandon […] Il était fait de nos promesses/ éparpillées ; d’une vérité sans élégance ; / (orphelins d’amour) nous étions déjà froids ».

Aux deux tiers de l’ouvrage, c’est enfin à Alejandra Pizarnik que Sanda adresse « l’extirpation de l’histoire ancienne ; / la clepsydre s’est fendue, la boussole a oublié / la faille du nord au sud […] quelle fêlure rendre à nos géniteurs ? » Et bientôt, en Démémoire, « tu m’as montré la seule façon de se tuer. » Bientôt jaillira « une vapeur, une coulure [… ] / une chanson d’écume, pour ta crucifixion. »

Et émane de Sanda l’aveu : « je n’ai pas la grandeur de ma mélancolie. »

Traduites par Miguel Ángel Real dans la langue de la poète, les stances macérées prennent une grandeur tragique qu’elles n’ont pas en français.

 

Collection Essais. Autrement dit : discours suivis, dissertations améliorées. La pensée qui s’organise en discours suivi n’est pas une pensée de première main. Seul le sans genre est organique, de première main.

Bibliothèque des essais – Montaigne le grand absent. Sur tous sujets les auteurs laissent courir leur langue à trois temps déguisés – est le principe retenu. Mais le franc jeu qui avec les années, d’entame toujours fraîche et comme plus fraîche à mesure qu’il mûrit, d’humeur en gasconnade – d’humeur portant toujours sur l’essentiel – concentre la langue du premier et unique essayiste philosophe de notre littérature, délaye celle de ses émules contemporains. Comme si Hegel et Science Po leur avaient frelaté la langue.

De sa voix de tête, de trompette, Lee Morgan se retire sur la pointe des pieds de Who Do You Love, I Hope (1958). Dans ‘S Wonderful (1957) et les morceaux suivants, le couple qu’il forme avec Jimmy Smith à l’orgue électrique, grave à remous, brasse toute la tessiture de ma nostalgie. Respiration de trompette entrecoupée d’appels d’air à saccades, à mitraille, flammée de tendresse. Le pronunciamento déjà prononcé plusieurs fois devient dans Flamingo (1958) le thème principal développé en panache, à prélèvements menus claironné urbi et orbi, à bribes de braise, à crépitements dans l’aigu, à superlatives saccades de mise en garde, de mise en demeure. L’orgue électrique le soutient, le réfracte, engloutit la résonance dans l’étang que la chute de la maison Usher a confié au jazz.

La France a beau être la patrie des Lumières et de la laïcité, l’empreinte catholique y est si forte, son bruissement architectural inscrit dans la moelle du paysage, que les descendants de catholiques y sont moins radicalement athées, souvent plutôt « agnostiques », que leurs compatriotes issus d’ancêtres juifs. Aux juifs la religion, tard il est vrai – un bon siècle de retard – est tombée comme une vieille croûte indolore (la guérison d’une névrose selon Stekel), une vieille défroque – alors que Cyrano de Bergerac et Voltaire avaient pris l’initiative de jeter aux orties leur froc. Aussi désuète et désinvestie, du jour au lendemain, qu’une vieille peluche pour Winnicot.

Parce que la traduction de Guerre et paix, par Isabelle Guertik, dans une collection de poche, est excellente, des mots polonais m’affluent en masse, en allitérations de triphtongues. Affleurent des larmes de bonheur de lire Tolstoï, cet être « intelligent et bon ».

Oui merci à Tolstoï, à son souffle raisonné, à sa profusion liquide plus purement slave que mon fond de langue.

C’est de la poésie, ce n’est pas un poème, ce n’est pas un roman, un récit, c’est tout cela à la fois. Ce n’est pas un recueil d’aphorismes. C’est un morceau de jazz, et c’est mon jazz de siècle en siècle. C’est n’importe où hors de ce monde en plein dedans. C’est plein dedans, c’est plein dehors, clos comme un œuf. « Quand on a pris le plein du plein, le plein demeure » (Isa Upanishad).

Clos comme un œuf  : j’ai volé cela il y vingt ans, je n’ai pas noté à qui, quand je suis entré en poésie. Un inconnu comme moi.

Christophe Stolowicki


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