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Instantanés de Clara Regy (avril 2020)

jeudi 26 mars 2020, par Cécile Guivarch

Camille Loivier, Une voix qui mue, Editions Potentille

Une couverture et une mise en page délicates, pour un texte qui ne l’est pas moins. Le titre rappelle l’adolescence, lorsque la voix, la nouvelle voix prend sa place dans le corps et s’y installe pour très longtemps, c’est certes, plus ou moins chaotique pour chacune ou chacun, mais cela prépare à un temps auquel on s’habitue. La mue renvoie aussi au changement de peau, mais un changement qui se renouvelle. Ici c’est la langue, voix et peau à elle seule qui crée ce texte : la langue chinoise (de Taïwan), langue d’un lieu dont elle devient la ville et presque la maison.

            c’est cela qui m’arrive
            je retourne à Taipei
            comme dans ma ville natale
            c’est donc ma ville natale car
            je n’en ai pas d’autre

C’est une vision extrêmement sensuelle et particulière que Camille Loivier nous livre ici : comme si tout n’était plus que langue, emportée, aspirée, par elle, en elle, celle qui est silence, celle qui roula les « r » et celle qui fait exister. Une langue exigeante et obsédante comme une mère que l’on quitte pour toujours, mais que l’on reviendra visiter.

            j’ai parlé avec elle du silence des mots
            comment leur chair délicate, celle d’un
            coquillage, d’une palourde ne supportant
            pas d’être ouverte, est asphyxiée par l’air qui
            entre, force le son des mots articulés
            bouche bée
            j’ai aimé le grattement de ses pattes
            l’entendre sous la lune dans l’ombre fraîche de l’été…

Perrine Le Querrec Rouge Pute suivi de La couronne (Editions) La Contre Allée, Collection : La sentinelle, couverture Jane Secret

Derrière ce titre « trash » ; des paroles de femmes, difficiles à oublier. Paroles « reçues » dans un centre d’accueil de Normandie. Ce recueil s’ouvre sur quelques : « Extraits du journal de résidence ; 4 décembre 2017-26 janvier 2018  ». Que dire ? Que cela est essentiel, à la fois pour comprendre la nécessité de cet ouvrage et surtout sa complexité, sa tension : « 08 janvier 2018 : Trouver la bonne distance, trouver la puissance ». Dans ce que l’on pourrait appeler confidence, Perrine Le Querrec évoque ce que cela vaut de confiance, mais aussi de souffrance, écouter ce qui ne devrait pas pouvoir se dire, surtout ne pas pouvoir être : les yeux baissés, le regard sur les mains. Ces échanges comme un fil fragile et coupant à la fois. Est-ce inconvenant de dire cela : et la belle écriture de l’auteure.

« La violence ses nombreux visages, c’est cela que vous allez lire » qui n’est pas sans rappeler « vous qui tenez ce livre d’une main blanche… »

Puis les textes des femmes, mots tenus en vers, beaucoup d’anaphores, obsession des faits, répétition des violences. Où l’on s’étonne aussi du « je » retrouvé, et souvent cette épouvantable culpabilité qui fait tellement violence, aussi, au lecteur… L’évidente importance des titres de chaque poème. (Textes présentés en 2 ensembles)

            Les rêves (extrait de Rouge Pute)

            Parfois je rêve de lui
            On se remet ensemble
            Il me dit On se remet ensemble je réponds Non
            Et je me réveille
            Heureusement je me réveille accrochée à mon Non


            Mon corps (extrait de La Couronne)

            Pendant des jours mon corps est mort
            Mon corps assis il tombe
            Mon corps debout il tombe
            Mon corps couché il tombe
            Mon corps gavé de médicaments il tombe
            Mon corps il tombe
            Je demande à dormir et à ne plus jamais me
            réveiller

Jean-Philippe Cazier, Europe Odyssée, éditions LansKine

Un chant, une mélopée plutôt pour tous ceux à qui on a enlevé la parole, les migrants, les voyageurs obligés, « les partis de chez eux », hier ou aujourd’hui… Un chant qui égraine le nom des pays et des morts, le nom des espérances aussi. Un chant qui tape, cogne et griffe le lecteur. Si le titre emprunte à Homère, on ne quitte pas « son » Ithaque pour aller faire la guerre, mais pour la fuir. Et c’est une autre guerre qui surgit alors, contre le froid, la crasse, la mort, la folie, pas de mots pour dire tout cela, alors Jean-Philippe Cazier les fait surgir de diverses bouches, sans chronologie, sans hiérarchie des souffrances dans une langue tenue, précise, prenante.
Ulysse, lui, plus mort que vif est retourné chez lui : on l’attendait ! Heureux personnage que l’aède inventa…

            les hommes disparaissent on ne sait pas où
            ils marchent le long de la route
            c’est la nuit le ciel est bleu
            nos yeux sont comme la nuit
            nos yeux sont comme les nuages
            nous regardons le monde nous regardons la mer
            il y a du vent la mer est noire à l’intérieur de nos yeux fermés
            nous fuyons la mort et le mal
            et notre moyen de fuir est la mort et le mal
            pourrons-nous vivre ainsi ?
            la lumière de la lune entre et fait un large rectangle
            de chaque coté du rectangle de lumière
            des ombres sont groupées quelques taches troubles de visages,
            des mains apparaissent et s’effacent […]
            le fond du wagon est complètement noir

Thomas Suel à l’écriture et à la voix de : Tandis qu’une petite fille, Flora Bellouin ; aux dessins, le recueil est accompagné d’un CD dans lequel on découvre aussi la musique de Benjamin Collier. Le tout est estampillé : « fabriqué à La Marge » !

Cet ensemble issu d’un spectacle « Qu’est-ce qu’on fabrique ?  » conçu lors d’une résidence, pose ou /et répond à la question « quid du travail dans le bassin minier » ? ***
Si dans cette œuvre « commune » Thomas Suel prend-légitimement - le chemin du « politique », il n’en abandonne pas pour autant celui de la poésie ! Citons les deux personnages essentiels ; la « petite fille » dont le regard déambule sur un vélo, s’offre d’immenses morceaux de paysage, qui seront peut-être amenés à disparaître et cette patate -du Nord-dont l’existence devient la métaphore-même de cette société broyeuse de rêves, mais aussi celle d’une certaine forme de résistance : deux héroïnes qui vont grandir… Le texte est rehaussé de très beaux dessins ; Flora Bellouin mêle adroitement onirisme et réalisme, et, ces deux pôles qui, somme toute, sont un peu notre vie, se conjuguent à nouveau, grâce à la musique de Benjamin Collier.

            « Les pommes de terre fusent à 300 km heure dans des tubulures hydrauliques de l’usine à frites. »

            « Tandis qu’une petite fille fait des allers-retours à bicyclette sur le petit chemin de sa maison natale. Une petite fille pédale sous les grands nuages blancs bedonnants qui courent dans l’immense bleu du ciel… »

            « Nous fabriquons des rêves pour oublier nos fabrications et des fabrications pour encadrer nos rêves. »

*** -Spectacle présenté à la Culture Commune, scène nationale du bassin minier du Pas de Calais-

Clara Regy


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