- Perrine Le Querrec, L’apparition, Lunatique.
Avec L’apparition, publié chez Lunatique, Perrine Le Querrec poursuit son travail sur la langue et le corps, aux frontières de la folie. Comme pour chacun de ses romans, elle part d’une histoire réelle sur laquelle elle s’est intensément documentée, fidèle en cela à son travail de recherchiste. Après l’univers de la Salpêtrière au XIXème, celui d’un paysan schizophrène du Bearn dans les années 60 ou d’une femme victime de tournantes à une époque plus récente, Perrine Le Querrec explore l’univers d’un petit village espagnol, Garabandal, dont l’histoire a été bouleversée par des phénomènes d’apparition.
Trois jeunes filles, Petra, Piera, Pierette, ont des apparitions, tombent en transe ; leur corps devient dur comme la pierre que leurs prénoms suggèrent. Après le doute, vient la ruée vers ce village de montagne, avec la folie qui l’accompagne. Ce livre n’a rien d’un livre mystique ou à l’inverse d’une analyse rationnelle de ces phénomènes. Il questionne la langue et en cela, même s’il s’apparente à un roman, il est aussi un long poème. Quel langage trouve le corps quand il est empêché ? Ces jeunes filles ont les montagnes qui barrent l’horizon et empêchent tout possible : « Emmuré dehors chaque enfant d’Ici-Bas, moi la première. Mon corps se rebelle pour moi, saigne, demande. » La puissance symbolique de l’espace est marquée par les déictiques en majuscule : Ici-Bas, les Alentours, Au-Delà, Enface. Les apparitions une façon d’entrer dans « la vaste clairière de l’ouvert », d’exister, de déplacer les montagnes : « Le Christ penché sur la croix, je décide de l’entendre et de me mettre à exister (…) Deviendrais-je visible à force d’apparition ? » dit Petra dans le chapitre intitulé « L’approche ». Les voix de chacune des jeunes filles se font entendre dans ce chapitre, à la première personne, puis plus rarement lors du chapitre suivant, « l’ascension », alors qu’elles deviennent objet, soumises aux regards, aux flashes et aux diverses expériences pour vérifier le miracle. Cette polyphonie fait place, dans le dernier chapitre, à la grande voix qui domine ce livre : celle de Létroit. Il est le marginal de ce village, le bossu, fils d’une femme bannie pour avoir couché avec l’ennemi. Lui qu’on dit fou est le seul à les protéger de la folie de tous, à faire barrière de son corps contre la foule. « L’étroit ce qu’il veut c’est le calme un peu de calme rien d’autre que le calme revenu, les enfants libres (…) ». Pour dire cet homme, Perrine Le Querrec fait entendre sa langue, donnant raison à Roland Barthes : « Celui qui écrit est ce mystère : un locuteur qui écoute. » Avec la particularité de parvenir à écouter-parler une voix que l’on n’entend pas habituellement et qui ici nous parvient. Une prouesse d’écriture qui rappelle celle du Plancher, avec la particularité de penser la langue :
des gouffres des sommets des gouffres des sommets
quelle langue ?
tu me dures Piera parles mouvementé croîs décrois
Létrois
je suis tu me regardes
(…)
moi ton verbe
Ta langue qui claque claque tes mots qui dddd qui Ma Ma Ma qui rrr rrrr rrrr o a oa a o a oa a Piera ces gens ici ils noircissent le paysage ma montagne
Ainsi, par la langue, ce livre interroge la marge et les rapports entre les faibles et les puissants. Ces rapports existent à tous les niveaux : Ici-Bas vs Enface, locaux vs touristes, enfants vs parents, jeunes filles vs adultes, sains d’esprit vs fous. A tous les niveaux, les trois fillettes, faibles parmi les faibles, suscitent un renversement, en forme d’apothéose avec le monologue final de Létroit. Un renversement qui ouvre les possibles, donne du souffle à ce livre et devient source de beauté :
Il faudra bien aussi que ceux qui meurent de faim obtiennent leur rassasiement, que les puissants qui les dévorèrent si longtemps sachent à leur tour ce que c’est que le hurlement des intestins. Il faudra. Que les grands descendent que les petites montent. Il faut. Que la tradition des vainqueurs revienne aux vaincus. Faut. Le dérangement des habitudes la mise à mort de la normalité. Ecoute. Les divagations du peuple. Le sursaut du merveilleux. Amarre-toi. Le monde à l’envers. Ce qu’il a de plus beau.
- Armand Dupuy, Ce doigt qui manque à ma vue, Aencrages & co.
Si la forme diffère des autres ouvrages d’Armand Dupuy, Ce doigt qui manque à ma vue est immédiatement reconnaissable comme sien, il fait partie d’une œuvre qui se construit livre après livre autour d’une même exigence, une même tension. En cela, le titre, repris dans les deux parties qui structurent ce livre, est évocateur. Il dit le manque, or l’écriture d’Armand Dupuy semble être une tentative de répondre à ce manque, tout en sachant que cette tentative est vaine. Il dit également deux sens très présents dans son écriture : la vue et le toucher. La vue comme sens essentiel pour saisir les images du monde qui l’entoure – paysages, êtres, tableaux. Ce sens est particulièrement rendu sensible dans ce livre par la présence des très belles sérigraphies de Philippe Agostini, la dédicace de la seconde partie au peintre Georges Badin, la récurrence des verbes « regarder », « voir » et ce vers dès la première page « tu penses en pinceau », qui nous rappelle que le poète est aussi peintre. Par ailleurs, le toucher, évoqué par « ce doigt », suggère la dimension corporelle de la poésie d’Armand Dupuy, elle est expérience du monde et en cela passe par le corps. Le sien, avec ces mots plusieurs fois répétés : « les pieds, les bras, les jambes, la tête, les yeux, les poumons, mes côtes, ma figure, l’orbite, l’os, les mains, la langue, un œil, la peau, la paupière », mais aussi le corps de l’autre : « ta peau, tes cuisses, ta figure ». L’emploi de la deuxième personne du singulier dans ce cas semble évoquer l’être aimé, mais parfois le « tu » est plus flou et peut par exemple renvoyer à un autre lui-même, de la façon la plus naturelle qui soit pour ce fervent lecteur de Charles Juliet à l’identité double. Mais sans doute va-t-il encore plus loin que ce « tu » qui cache un autre « je » :
je m’évacue
tu
n’est pas toi ni moi
Aussi évoque-t-il « ce tu nombreux » à la fin de la première partie. Enfin, le doigt qui manque à la vue est une référence à l’apôtre Thomas, plus largement à ce besoin de faire l’expérience du monde pour le rendre intelligible. L’écriture serait à la fois ce qui permet de faire cette expérience et de rendre compte de son échec. Cet élan qui se trouve empêché, arrêté, est sensible par les césures venues briser un rythme et une syntaxe trop convenus, avec une sensation de chute : « tu regardes tu / ne sais plus ». Le mouvement de la pensée, avec ses hésitations, ses pauses, est suggéré par les blancs typographiques :
je voudrais respirer
sous terrevoilà vivre mort
L’univers d’Armand Dupuy se retrouve dans ce manque de souffle « on étouffe (…) j’étouffe », cette conscience de sa propre lourdeur, « avancer ça / sac sur les bras », sa lenteur parfois « on s’attend / bête à buter ». Une expression répétée deux fois dans la première partie est fortement évocatrice : « l’effondrement des masses ». Les matériaux sont symboliques et se retrouvent de livre en livre : « les mottes / qui s’accouplent / au temps » ainsi que la « pluie de terre et de racines / mêlées » rappellent Par mottes froides, « je ramasse j’archive / des bouts de verre » fait penser à son site, intitulé Tessons. Cette écriture lucide, humble, trouve sans doute une force dans la conscience de ses limites : « on cède sans flancher », « le sac est une issue / peut-être ». Cette écriture du doute, de la question, fait que chaque partie se clôt sur de l’ouvert : « tu demandes » pour la première et pour la seconde : « l’ignorance est ce doigt / retroussé / je touche avec ». Il semble donc tout naturel que ces questions soient de nouveau présentes dans le livre suivant, Présent faible, sous une forme plus proche encore des courants de conscience qui traversent l’auteur.