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Et je suis sur la terre, de Sabine Dewulf, par Pierre Dhainaut

jeudi 26 mars 2020, par Cécile Guivarch

aquarelles de Caroline François-Rubino, L’Herbe qui tremble, 104 pages, 2020.

Le premier livre de poèmes publié par Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre, nous fait participer à une double parturition, celle de l’auteur autant que celle de son œuvre, elles sont inséparables.

Il ne s’agit pas, comme il arrive trop souvent dans un premier livre, d’un recueil d’impressions ou d’effusions désordonnées, complaisantes, dont on ne perçoit ni la nécessité ni la portée : « pourquoi écrire », demande Sabine Dewulf, « si ce n’est pour s’extraire / de l’innombrable confusion » ? Avant de pouvoir dire qu’elle est « sur la terre », elle a dû « pas à pas » prendre « conscience » de tout ce qui l’entravait, elle a dû apprendre à voir, à respirer, à écrire aussi bien. Elle n’évoque son passé que pour le comprendre. Parce qu’il puise au plus intime, l’ouvrage acquiert une valeur générale.

Deux grandes parties le composent. Dans la première, Sabine Dewulf se sent prisonnière d’un « tunnel », elle se heurte à des « murs », la nuit l’« aveugl[e] », elle y étouffe et s’enlise. Au-dehors, au-dedans, les mêmes constats d’impuissance : « dénudé l’arbre », la « bouche dormante », les « paupières scellées »… Elle insiste : « la paume est passive ». Une malédiction voue ce monde à la mort, et pourtant certaines lueurs permettent de croire que rien n’est absolument « vain » : « Il suffirait d’un signe… » Ce signe viendra, une « résurrection » aura lieu ou plutôt une authentique naissance, des mots seront prononcés, tels que « joie » et « gratitude ». La seconde partie ne fera que confirmer l’ouverture, la lumière l’emporte. La terre a cessé d’être aride, comme dans ces contes ou ces mythes auxquels Sabine Dewulf se réfère fréquemment.

Une métamorphose s’effectue : le loup, par exemple, symbole de puissance sauvage, devient « bleu » céleste, porteur de la foudre. L’arbre sec et stérile apparaît enfin dans sa vérité de « saint axe gardien » en qui l’on peut avoir une « confiance » totale. À vrai dire, les oppositions entre les deux parties ne sont pas aussi nettes qu’on le pense d’abord. Sabine Dewulf le remarque, et ce ne peut être que de façon paradoxale : « Ignorante tu sais que la vieille ténèbre / ourdit l’œuf de lumière ». Mais ce savoir n’est possible qu’à travers toute une suite d’épreuves.
La nuit n’est pas ce que l’on nomme d’ordinaire la nuit, la mort non plus, ni le silence. Le livre, en effet, commence par la vision d’un berceau qui est un tombeau, celui de Denis, le « petit frère », mais ce trauma initial n’est pas irrévocable. Le tombeau deviendra berceau. Après bien des années, Sabine regardera Denis, elle lui parlera « pour la première fois » : « je te porte », osera-t-elle dire, et lui l’attendait. La métamorphose magique consiste en une guérison [1]. Elle se manifeste par le changement des pronoms : s’adressant à elle-même, Sabine Dewulf a commencé par se tutoyer, elle tutoiera ensuite l’enfant et elle assumera son propre je : « tu es d’air et de larme et je suis sur la terre / un feu neuf entre nous ». Frère et sœur respireront « ensemble ». La langue se délie. Le temps vient alors de la naissance d’une « petite fille » sous le signe de la poésie.

Un poème d’Et je suis sur la terre me semble en particulier explicite, celui qui est dédié à Matthieu Ricard, auteur avec Trinh Xuan Thuan de L’Infini dans la paume de la main, où sont associés les points de vue du bouddhisme et de l’astrophysique : la découverte de ce livre a correspondu pour Sabine Dewulf à un éveil, à une délivrance, parce qu’il offrait cette clef que dès l’enfance elle cherchait, cette « clef d’or » qui ouvre l’espace et le rend heureusement semblable à « une vasque », qui ouvre également le temps et l’empêche de mordre. Nous entrons grâce à elle dans cet univers sensible où n’existent que des échanges entre les éléments que nous isolons et opposons : « le fort est rompu », « le cœur est paume ». Fin des abstractions et des définitions, élargissement ou, pour citer les deux derniers vers : « croissance accroissement / dans l’aube de présence ».

Et je suis la terre, ressuscitant les années d’autrefois, n’est en rien cependant un récit. Sabine Dewulf ne développe pas, elle procède par juxtaposition de phrases réduites à quelques vers isolant des images, échappant à toute logique explicative. Il revient au lecteur de les laisser agir, et dans cette perspective le rythme l’aidera, le plus souvent régulier, puisque même dans ses moments douloureux, Sabine Dewulf garde le désir de la mesure.

Ce compte-rendu serait incomplet s’il ne faisait l’éloge des aquarelles qui accompagnent les poèmes. Caroline François-Rubino a privilégié l’arbre, elle le montre prenant corps peu à peu dans le paysage nocturne, s’éclairant, s’élevant ou s’associant à d’autres : « notre arbre grandit », la genèse est permanente, dit-il, des souffles comme des lumières, de seuil en seuil, d’horizon en horizon.

PIERRE DHAINAUT


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Notes

[1Rappelons parmi les ouvrages précédents de Sabine Dewulf, Les Trois cheveux d’or (Gap, Le Souffle d’Or, 2016), « parcours de guérison avec les frères Grimm » notamment.



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