Véronique Daine, Amoureusement la gueule
Avec six dessins d’Anne Marie Finné
L’herbe qui tremble, 2019 – 70 p., 13 €
Oxymore du titre : apostropher le lecteur par un cri. Rouge criant pour la couverture, avant de lire le long adverbe contredit par la sauvagerie animale du nom qui suit. Ainsi s’offre à nous le nouveau livre de Véronique Daine.
Le début du premier de la cinquantaine de courts poèmes en prose amorce une prise d’élan, c’est vrombir avant de rugir et foncer :
« Le matin je fais mon matin. J’avance rêvasse regard en coin. Me perds dans le vague. Attends que ça ravisse enlève égare. Le regard prêt à se défaire du visage. »
On sait, la narratrice sait qu’elle doit offrir un visage à l’autre, respecter les normes d’une vie sociale, amicale ; en elle pourtant ça bouge, ça soulève les masques imposés. Dans Parole risquée, le philosophe François Chirpaz écrivait : « L’aveu qui ose dire sa fragilité, par là, délivre l’autre dans son visage, puisque l’aveu librement consenti de sa fragilité propre fait don à l’autre de la possibilité espérée : celle d’oser être lui-même. » Il affirmait aussi : « [L]’homme n’existe que dans cette venue à lui-même. [1] » Ici, le visage est lui-même masque, et la présence même de « l’autre » empêche la venue de ce que la poète appelle sa « gueule ».
Plusieurs développements des expressions « amoureusement » et « faire mon matin » constitueront des réponses à l’interrogation du sens : « c’est » revient en tête, proposant des synonymes ou des périphrases pour cerner le champ sémantique de ces deux clefs du livre. L’adverbe s’allonge : à la lecture orale du texte de Véronique Daine, il n’en finit pas, alors que viendront le heurter des mots brefs, comme « douleur » à son tour complété par des expansions nominales (« avec le corps suspendu au cintre des épaules ») pour ne pas fausser ce sens qui galope dans le texte.
Un domaine vaste d’interrogation est contenu dans les indéfinis (« ça ») qui permettent de supposer et lancer des pistes psychiques pour tenter de cerner, entre « visage » et « gueule », les enjeux et les antagonismes.
Souvent une suite de trois verbes chasse ou clive le disparu ; ils font remonter à la surface de dire : « [ç]a divise dépèce dissèque ». L’allitération en |d| accole les mots, leur son initial amorce un processus dans l’effort ou accentue la tension vers écrire. Parfois un dernier élément, précédé de la conjonction qui finit l’énumération, vient rejoindre les trois autres pour introduire un processus différent : « se laisser fendre crevasser et laisser passer de l’insu ». Les verbes juxtaposés traduisent l’effort de volonté pour extirper, mais ils peuvent aussi s’appeler pour des raisons phoniques autant que sémantiques.
Certains matins occupés par le corps, voici « la gueule tenue tapie en respect par le visage ». Rien pour qu’animalement la gueule fasse surface. L’un dans l’autre, ou parfois ce n’est ni l’un ni l’autre, « entre-deux ». Lorsque ce n’est pas le moment et qu’il faut civilement vivre en société, le dos reste ployé et la gueule tapie, sans qu’émerge la sauvagerie d’être soi. En lutte, toujours, mais « amoureusement ».Il arrive que « [q]uelquefois la gueule s’agite pendant le visage ». C’est un espace en expansion que des verbes au subjonctif vont animer et rendre à la sauvagerie : « Qu’elle se ramène la gueule. Et batte. Et ranime. Que ce soit amoureux. »
La langue est un champ de bataille : guerrière, la poète qui brandit ses mots comme ils viennent, de rupture en rupture, pour authentiquement livrer ses aveux. Tout un univers intérieur s’agite. Broie du noir. Du rouge. Se rue.
Gueule nécessairement : on sent que battre vit là (sous le visage, avant le visage-masque à défaire pour ne plus agir « sournoisement ») jusqu’à devenir matière : « [j]e viens pour de la gueule. » Or fragile se dresse ou se cabre en celle qui écrit jusqu’à provoquer la fuite vers une forme de légèreté « qui ouvre à pas grand-chose » et avant de se confronter de nouveau.
Certaines prépositions sont contagieuses : « La gueule d’oiseaux et langue à-bras-le-corps sur le qui-vive. À bras de fer total. »
Si le livre est rouge [2] comme les carbones carrés d’Anne-Marie Finné qui l’accompagnent, le noir gagne à certains moments. La narratrice appuie sur « pause », attend que ça passe. Bientôt réapparaît la sauvagerie, celle des « bêtes de la peur » et du « corps dépecé en pièces. En folle frénésie de gueule. » (Actéon devinait-il les risques de l’amour ?) C’est une force de vie, un instinct animal, le sursaut de l’écriture, le cri, mais aussi ce qui dévore, enfouit et fait disparaître, un élan violent de tout le corps :
« Ça démarre. Ça cogne et ça boute. Ça cherche ses mots. Monte au cerveau. Ça monte et s’emballe par capillarité. Ça fait corps et c’est de gueule. C’est mufle et m’affame. Ça famine ses mots en moi. Ça me prend m’épouse. Me prend prise épousée à grands coups de langue-bélier. »
La bagarre est rude contre le silence, mais aussi contre la langue usuelle, qui ne peut qu’imposer ses schémas, manières de dire, de voir et de vivre :
« La langue muette tue. Non-gueule la langue. Radicale non-gueule. Le corps alors à inventer la gueule. À la lever battre. À s’exténuer pour que ça soit transe en langue. Que ça pulse et pilonne. Que ça soit mufle. Que ça vore increvable au corps. Et qu’enfin ça soit de langue loin en gueule. »
Dans son récent Point d’appui, Christian Prigent s’interroge (question rhétorique) : « Comment s’intéresser à un livre dont le phrasé n’impose pas une tonicité stylistique rédemptrice ? C’est-à-dire une puissance qui rachète d’une sorte d’irrégularité tonique et de joie excentriquement rythmée le fond d’atonie, d’angoisse rampante et de noirceur d’où il s’arrache. [3] »
Avec cet Amoureusement la gueule, Véronique Daine nous offre un poème rouge-sang arraché au gris et au noir.
Isabelle Lévesque