Florence SAINT-ROCH : Rouge peau rouge (Le Castor astral, 2021)
Florence Saint-Roch et Sabine Dewulf ont dialogué il y a peu au sein d’un petit livre rectangulaire paru aux éditions Pourquoi viens-tu si tard ?, ouvrage à l’italienne intitulé « Tu dis délivrer la lumière » et qui s’éploie en phoèmes – poèmes photographiques écrits à deux voix, quatre zyeux. Florence Saint-Roch, encore toute irradiée de cette lumineuse expérience, c’est à pas de loup qu’elle m’enjoint à la suivre dans son Rouge peau rouge. Ses foulées de louve tracent le jour rouge, peau rouge. « là où l’autre côté s’invite » vers un invisible outre-là ? OUI. Où le je étroit enfermé d’habitudes commence à se dissoudre, à ouvrir son regard vers une autre lumière : rouge peau rouge. Terre nouvelle au jardin exalté, elle s’y ré-invente en tribu sous le signe éditorial de ce Castor qu’on sait Astral.
C’est donc dix chants qu’elle nous pousse en dedans, dix feux dansés rouge au cœur d’une brassée de pages à fourrager, infusées de vert, de l’appel des forêts, dans le vif, à l’affût du neuf, là où ça nage dans le flûté lancinant des rivières. Chanter, danser, monter au rêve et chuter tout exprès dans les graves.
En revisitant nos heures et nos lieux
On fait le compte on dresse nos inventaires
Nos mouvements dans l’eau
Nos courses dans la plaine
La progression des nuages
Le bruissement des herbes sèches(Chant 7, p. 44)
Les herbes et les bruissements. Il en est de toutes sortes au cours de ces dix chants dont voici les titres évocateurs - autant d’actions et d’instants multipliés par le verbe :
Chant 1 - Notre sang parle vif
Chant 2 - La forêt commence le monde
Chant 3 - Midi la prairie tremble
Chant 4 - Quand on nage sur le dos de la rivière
Chant 5 - A l’affût dans l’aube rose
Chant 6 - On danse à l’aplomb du haut mât
Chant 7 - Avec le soir la fatigue
Chant 8 - On se retire on s’allonge
Chant 9 - Jamais on ne se laissera couper
Chant 10 - Par temps d’audace et de bravoure... Les herbes et les bruissements adressés aux cinq sens, au cœur de ces dix chants, parcourus d’une nuit et d’un jour et traversés de précieux mots, affûtés au son, choisis pour la chasse au sens. Mouvement précis de la langue, liante et végétale, furtive animale, ou minérale dure et dont les facettes polychromes font briller le regard de qui lit :
Notre sang parle vif
Nos jours comme notre peau
Cinabre posé dans son cri(Chant 1, p. 9)
Les voix qu’on entend (…)
Elles soufflent dans le feu qui crépite
Le frémissement des viornes
L’envol tranquille des oiseaux(Chant 1, p. 12)
Gousses et siliques libèrent leurs semences
Oracles ténus promesses balbutiantes
(…)
On ne sait quoi résonne
Polatouches lièvres campagnols
Caracas buses milans
Nous reconnaissent
Nous donnent un nouveau nom(Chant 2, p. 18)
On prépare les couleurs
Amarante cadmium vermillon
(…)
Pour certains le privilège insigne
Soigner et guérir
(…)
Maîtres des fièvres ils fabriquent les cérats
A eux le secret des feuilles et des fleurs
Des racines des écorces
Aloès et cinnamome
Echinacée onagre hamamélis
Lobélie sassafras géranium(Chant 3, p. 22 et 23)
La charge du vent agite les ramures
Gouverne nos visages
Dérange les spirées
(…)
On parfile l’air indocile(Chant 5, p. 33 et 35)
Nos tuniques d’apparat
Disent la merveille et la question
Sulfures aluns spinelles
Les rouges brésillent sur nos visages
Clameurs tambourinées
Au seuil de l’intuition(Chant 6, p. 39)
Il fait bon être là à regarder
Le rouge dans ses vibrations
Courants de lumière
Jaspe calcite cornaline
(…)
Pour ne pas céder au sommeil
On croque des baies d’aronia
Cenelles canneberges cynorrhodons(Chant 7, p. 43 et 44)
Dès que l’obscurité a absorbé nos traits
D’autres familiarités nous viennent
On suit le trajet des sèves
On comprend mieux les yeux dorés du lynx
La danse enfiévrée des noctuelles
(…)
On occupe peu
Tout au plus on réunit
Antimoine pyrite de fer orpiment
Tout nous est trésor(Chant 8, p. 48 et 51)
On tient conseil
Sur nos visages se décident
La pourpre et le charbon
Décoctions d’hydraste et d’agripaume
Versent l’ardeur au cœur de chacun(Chant 9, p. 52)
Pour Jerry Lipkins,
Sa musique inventive, son sens de la tribu.(Epigraphe, p. 5)
Rouge peau rouge, c’est l’truc stupéfiant. Ça t’agrippe, ça t’attrape. C’est cru, ça craque ça saute et ça s’accroît. Des rameaux accrus, croissant aussi vers un dédicataire, à ses heures nordiste, telle Florence : feu Jerry Lipkins, multi-instrumentiste, claviériste, ayant notamment joué avec le percussionniste innovant, indien d’origine, Trilok Gurtu et la chanteuse Sabine Kabongo (Zap Mama, Zawinul Syndicate, Arno...), aussi avec Tom Novembre et Charlélie Couture, compositeur entre autres du fort circonstancié « Art et Scalp », qu’interprétera sur scène, à ses côtés, le regretté Jerry L. Le grand, précieux, brillant et irremplaçable Jerry Lipkins lui-même. Un vrai choc en août 2020 quand un AVC soudain l’a emporté... Il était précisément en train de mettre en musique Rouge peau rouge, dont Florence Saint-Roch lui avait confié le manuscrit... Et comme il travaillait complètement à l’oreille et de tête, tout s’est évanoui en même temps que lui... Reste l’essentiel, m’écrit-elle : son élan, sa confiance, sa joie, que vraiment elle n’oublie pas.
Rouge peau rouge, une terre neuve de langue sur laquelle une pensée trouve sa force vive, un creuset où vivre en pleine santé et faire peau rouge, parler peau rouge, perler rouge peau.
Qui dira le commencement de la sagesse
Ses premiers émois dans le feu qui s’éteint
Dans le songe qui vient(Chant 7, p. 46)
On ne sait pas toujours le nom
De ce qui nous appelle
N’importe
On se risque
On répond(Chant 10, p. 56)
Jeanne BASTIDE : Un déjeuner de soleil (L’Amourier, 2020)
Afin que nous puissions ardemment le dévorer par les yeux, Jeanne Bastide met du jour dans son texte d’un noir brillant d’ombres. Est-ce une nouvelle définition du déjeuner de soleil ? Ou bien ce livre, tissu de lettres cousues en monologue innervé de miroitements mnésiques est-il, par la langue soleillante de son autrice même, voué secrètement à la fanaison ?
Difficile d’évoquer ce nouveau poème en prose de Jeanne B, sans le réduire, en déflorer non pas le propos mais sa chair intense.
En reprenant les termes de la 4e de couverture, l’on peut certes tenir qu’il y est question d’une femme au bord de la folie, « hantée par le fantôme d’un être jadis aimé ». Mais cela rend-il compte de l’essentiel ?
Il semble plus pertinent, pour s’ombrer aux lueurs de cette prose poétique, de se laisser aller à la mystérieuse expressivité de son titre : « Un déjeuner de soleil ». Ou comment s’interdire de se taire, prendre un bain de soleil, déjeuner de soleil, se taire puis se dire que sa place au soleil, c’est un coup de soleil, aussi extrême qu’éphémère ? « Déjeuner de soleil », une faim qui a fait long feu ? Un désir astralement exprimé, brasillant d’étoiles noires, transies dans la mémoire – l’incertaine – d’amour fou ?
En tout cas, de quoi travailler mentalement, pour le lecteur, à une épissure entre la clarté des Lucarnes (récit de Jeanne – l’Amourier, 2006), l’anthracite de La nuit déborde (Jeanne Bastide - L’Amourier, 2017) et ce fugace déjeuner, si luminescent. Trois livres faisant entendre cette voix contrastée d’ombres, de lumières et de clairs vivement obscurs.
Aussi lit-on ces pages, inondé de clarté ou bouleversé de pénombre. Jeanne Bastide enlève des fils de trame pour créer dans son texte des fenêtres, autant de petits jours en lutte contre la déréliction et tous les crêpes du deuil. Ainsi fait-elle miroiter sa prose, camisole étincelante environnée de grisailles, créant un nouvel appétit. Un déjeuner de soleils.Extraits
Le temps ne t’a pas rattrapée – tu es morte avant. Tu voulais toucher l’autre côté. Te fondre dans l’ombre du figuier un jour d’été – le temps d’un déjeuner de soleil.
(Lucarnes, p. 66)
Je marche depuis longtemps. Depuis quel temps, je ne saurais dire.
Je marchais. Je traversais. Je marchais. J’escaladais. J’ahanais. Je flânais. Je respirais. J’avançais. Je marchais. Je ne saurais dire si quelqu’un m’accompagnait. J’étais dans la marche. Dans le rythme du pas.
L’avancée. Je passais des ponts, des rivières, je grimpais au sommet, je redescendais, courais, m’envolais.
Etait-ce le mouvement, l’espace à enjamber ? Je croyais voir des fleurs, des couleurs, des forêts sombres, des couchers de soleil. Je regardais. Je disais que je m’émerveillais. Je le croyais.
Au milieu d’un champ caché par les herbes – à un endroit où on ne l’attendait pas : une petite porte. Ce qu’on appelle une porte dérobée. Qui me l’avait volée ?(Un déjeuner de soleil, pp. 14 et 15)
Devant la porte, le mimosa a éclaté. Un nouveau soleil pour cette journée. Mes yeux sont attirés par la couleur, par la lumière, mais aussi par les trous d’ombre entre les boules jaunes. Au premier regard, je ne les avais pas vus. Maintenant je ne vois plus que ça. Cette pénombre qui borde la fleur. Une nuit prisonnière. Et c’est alors que je bascule dans cette étrange étrangeté où mon corps n’a plus de poids... devenue aussi légère que l’ombre. Un flottement si tendre... De la même manière que je me ferai happer par l’oeil de l’oiseau.
(…) Alors j’ai respiré profondément. Expiré jusqu’au bout du souffle. Encore haletante me suis allongée sur le sol. A même la terre et les aiguilles de pin. Et j’ai plongé dans le bleu du ciel.(Un déjeuner de soleil, pp. 30 et 31)
Toi mort depuis déjà trois ans, tu étais là. Ta présence m’enveloppait. Et ton sourire. Depuis que les frontières ont disparu de ma mémoire, je peux te prendre la main si facilement. Le platane frémissait de toutes ses feuilles. Il n’y avait qu’à fermer les yeux. Si forte était la vie. Le bord du monde n’en finissait pas de reculer, le vent avait balayé les chemins et le bercement de l’arbre était nouvel enfantement.
Dans les couloirs du temps, tu chemines. Le temps retranche les mots superflus, nettoie les chairs et ne garde que l’essentiel. L’éternité pourrait commencer.(Un déjeuner de soleil, p. 33)
Une chemise blanche, un ciel noir, la nuit est si fluette, elle s’essaie à voleter autour du cyprès. Hier je l’ai vue si légère, si légère que je l’ai suivie toute la rue de la fontaine. C’est une rue qui coule. Vous pouvez emprunter son eau pour arriver et étancher votre soif. La raison n’a rien à faire ici. Il suffit de monter les quinze marches, un sourire s’accroche à la lumière et il fait doux dans la maison. Je voudrais tant partager ce sourire. Je voudrais rire et pleurer et chanter et faire un bouquet de ce qui ne peut pas se rassembler sans les mains. Car ce sont les mains qui donnent à voir. Le ciel le sait qui attend que des mains lui poussent pour caresser la lumière.
(Un déjeuner de soleil, p. 65)
(Page établie grâce à la complicité de Roselyne Sibille)