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L’espère-lurette, chronique po&tique, hors série Pour les yeux

samedi 2 novembre 2019, par Roselyne Sibille

Jacqueline Merville  : Avec ses yeux - Lanskine, 2019 ; (dessin de couverture, Isabelle Vorle)

A lire le titre, si concis sur sa couverture claire où resplendit un rhizome aux encres multicolores, pourrait venir en tête la mélodie d’Aznavour : « Avec ces yeux-là et ce regard-là, tu as changé le courant de ma vie / tu ne vois pas avec ces yeux-là et ce regard-là / Toi tu regardes mais ne vois rien / mais je, je, je sais bien / qu’avec ces yeux-là et ce regard-là, tu peux donner plus d’amour qu’on en puisse espérer ».

Fausse route ? En tout cas, de prime abord Avec ses yeux s’ouvre sur l’abattement d’une Elle qui parce qu’elle en a trop vu serait condamnée à ne plus rien voir.

Elle s’écrit. Elle n’est pas folle. Elle ne crie pas. Elle découvrant la reconfiguration de son œil droit, aussi arpentant les mondes depuis les 11 et 13 novembre, deux dates emblématiques pour une requête : la paix de l’âme malgré un corps attaqué plusieurs fois au long cours. Elle avide pourtant d’harmonies. Une guerre lui est livrée qu’elle décide de gagner avec les armes de l’amour pour un être et l’Inde, pour la nature et la foule, les couleurs et les mots, aussi les personnes qui les disent, les écrivent ou les peignent, les figurent. Des figures et des ombres qui l’émeuvent ou la hantent.

Jacqueline Merville écrit Avec ses yeux à Elle. Comme s’ils étaient son encre sympathique. Une plume avec du plomb dans l’Elle dont la pointe ferrugineuse viendrait inscrire sur sa rétine le déroulement d’un film dont elle ne voudrait pas. Jacqueline Merville a créé « Le vent refuse », livres d’artistes rendant hommage à des poètes.
Les bourrasques qui soufflent en Elle sont également le signe d’un refus salvateur. C’est dire si écrire Avec ses yeux est une expression adéquate une fois vu/lu ce dernier né de la poète. Car d’yeux, d’écritures, d’images comme des présences visibles ou invisibles, le lecteur est traversé lorsqu’il suit le périple d’Elle 63 pages durant.

Les Editions Lanskine ont un catalogue aux entrées multiples : « Ailleurs est aujourd’hui », « Poéfilm », « Format libre »... Avec ses yeux est un récit poétique que les trois collections citées, si l’on se fie à leur titre, auraient pu héberger. Mais nulle mention d’appartenance, d’où un statut d’écrit libre et libérateur que l’on goûte dès les premières pages. Une prose souple, comme une voix intérieure déroulant son ruban de texte tantôt tressé serré sombre, tantôt aérien car parcouru de paroles vives d’une légère lumière. Une histoire d’Elle narrée précise, précieuse, sans préciosité avec des incursions orales, rythmée par des titres de parties comme des phrases inscrites sur le carton des films muets. Et toujours revenant, cet aujourd’hui des yeux d’Elle, mystérieusement prodigue en regards ubiquistes.

Le souvenir présent, le proche si lointain et le lointain si proche. L’ ici multiplié.

C’est icy un livre de bonne foy, écrit façon Montaigne. Avec l’ « y », lettre grecque comme le nez mais par Elle le nez est décrit comme un « y » à l’envers due à la chute d’Elle. Le texte commence par ce glissement suivie de cette voyelle plurielle, polyphonique, désignant dans la langue un lieu également. Un bivium, lettre à deux branches, l’une large, l’autre étroite. Ainsi juste après l’incipit, un sort est fait à l’avant dernière lettre de l’alphabet que l’on présente à l’envers. Le signe d’un retournement, avant-coureur de la complexité du cheminement accidenté d’Elle tout au long du texte. Ce retournement, avec cette croisée puis la séparation des branches de la lettre, c’est également celui du regard. Elle occulte fréquemment son œil gauche encore vaillant et décrit ce que voit le droit. Et sa vue ressemble alors à l’entrée d’un arrière-monde obscur, coupé, décalé, environné de vague. Sa vision est alors double, dédoublée mais tout le parcours de vie d’Elle l’est. Entre sa famille de sang et celle de cœur, entre sa terre natale du côté sud de la France et sa terre indienne d’élection - son nom même est gigogne et ne sera pas dévoilé. Elle va et elle revient, appelle et se rappelle, évoque, invoque. Elle ne louche ni ne convoite, même mi- bigleuse, toujours veut zieuter. Au-delà de la médecine, Elle cherche une guérison. Elle part en introspection, bat la rétrospective, cette suite de spectres en soi. Elle va, en quête de sa première pensée, l’image originelle d’Elle, aussi fait son miel de tous les écrits, les figurations, les pulsions scopiques possibles.
Pourquoi ?
A cause de l’enjeu du texte : le lieu investi d’une haute lutte qu’est son corps extra-sensible-pensant-rêvant depuis toujours. La bataille livrée dans le texte est telle une épopée grecque infinitésimale dont la période contemporaine se trouve être la chronique d’une cécité annoncée. Une aveuglette dont Elle veut interdire l’issue fatale. Il y a une coulisse secrète d’Elle qu’on entrevoit en la suivant, une énigme à résoudre au fur et à mesure qu’on les regarde par la lecture, Elle et sa grande attention aux tableaux des mondes. Le visible qui risque de disparaître. L’invisible qui apparaît par intermittence. Elle pressentie guerrière voyeuse, voyante passant à l’offensive, guettant les signes avant-coureurs de l’attaque lancés contre ses rêves nocturnes, sa veille diurne.

Lisant, écrivant à la flamme d’une amulette pour dérouter le tunnel gonflé d’apparitions, Elle en valeureuse, page 63, gagne-t-elle la partie ?... Avec ses yeux, ce combat acharné contre l’aveuglement.

Titres de parties

La saison de sa défiguration a commencé dans un jardin ; Elle marche le long d’un petit canal ; Comment ça se fait déténébrer ? ; On ne sait pas ; Elle ne passe plus qu’en coup de vent ; A vue d’œil ; Cela ne se voit pas qu’elle voit des bouts en moins ; Un ostéopathe répare son corps ; A l’aéroport de Roissy, à l’aéroport de Bombay ; On entend le ressac de l’océan Indien, rien d’autre ; Dans la chambre ; Definitively, it’s black magic dit-il ; Les assassinats façonnés dans l’astral lentement descendent vers du crime terrestre dit-elle ; Très tôt, se réveillant elle voit un homme jeune, robuste, aux cheveux clairs, bouclés, avancer jusqu’à son lit ; En mars ils sont revenus avant la floraison des cerisiers et des cognassiers au bord du canal dans le sud de la France ; Elle dit sa première image ; Elle voit les travaux d’un ailleurs sans parler une langue ésotérique ; Son amant au nom venu des Indes a apporté un bouquet de lys.

Extraits

Elle n’avait plus mal, mais le choc du visage sur le sol avait eu la force d’une dizaine de coups de poings simultanés. Dans les toilettes de la salle d’attente des urgences elle voulait voir la blessure, il n’y avait pas de miroir.
« Nez fendu, un Y à l’envers, ça se recoud le nez »

*
C’est donc ce soir-là, le 13 novembre 2015, qu’une mortelle présence se lève encore une fois sur le territoire français. La guerre dit un journaliste (...). En gros plan, un visage rond à la chevelure blonde dit ce qui ne devrait pas être dit. Sa haine ressemble à celle des bourreaux.

Si elle cache avec sa main son oeil encore vaillant, elle ne voit que des morceaux d’écran, des trous vaporeux courent sur les images des camions de secours, des silhouettes de pompiers, sur des visages qui pleurent, parlent. Elle écoute les sanglots, les cris, les coups de feu.

« Je ne suis qu’un peu endommagée, pas déchirée par cette horrible mitraille »
Elle pleure avec ses deux yeux.

*
Penser par soi-même semble impossible ou trop exigeant ou trop périlleux se dit-elle. Est-on ou n’est-on pas assez intelligent ou renseigné pour du vraiment penser ? (...) Qui pense vraiment ce qu’il pense ? Peut-on le faire à tout bout de champ ? (...) Sa première pensée à elle, juste à elle, elle s’en souvient : Pas comme eux.
Affolante pensée dans son corps d’enfance, pas encore la forme des seins, une petite pensait, pensait totalement. Ce jour-là ce pas comme eux avait empli sa tête couronnée de jolies tresses. Mais comment, où, quand ? Mur infranchissable, elle se sentait emmurée dans du comme eux.

*
Maintenant elle habite un domaine métaphysique, à trier ce qu’elle voit qui existe de ce qu’elle voit qui n’existe pas. Ou bien, dit-elle, je perçois la danse perpétuelle de l’infiniment petit qui est en tout, ça tournoie en haut, en bas, sur les côtés. La grande bougeote de la matière. (...)

« Parfois j’ai vu clair »

*
« Une survivante sait mieux écouter. Ce sont les autres qui mettent des bâtons dans les voix »

Des présences qu’elle savait aussi dans les rues, les parcs publics d’une ville où elle habita sept ans, sa saison militante égrenant des réunions de cellules, des cigarettes brunes fumées des nuits entières dans le sous-sol d’un immeuble de la Croix-Rousse, à autogestionner le monde de long en large, quel beau rêve ce fut elle dit. En sortant de l’immeuble, elle lisait à mi-voix des poèmes pour les survivants et les morts. Son imprécation infra-humaine sous les lampadaires des rues dépeuplées.

« Qu’est-ce que ce trou noir à l’œil va me faire voir que je n’ai jamais vu, car c’est certain le gigotement des lignes verticales et horizontales n’est que le commencement de... »

*
Retrouver son visage d’avant la défiguration, son visage intérieur.
Dehors les marques sont indélébiles, cicatrices, bouts gommés du voir. (...)
Dans l’avion survolant l’océan, elle ferme les yeux, voit rien, sauf des bribes dedans.

Un berceau, celui de sa sœur, posé sous une fenêtre.
Est-ce sa première vraie image ?


Paterson , film de Jim Jarmush - Etats-Unis, 2016

Ayant souvent lu ou entendu des critiques plus ou moins bienveillantes à propos de Paterson, l’idée de cette incursion cinématographique est de prouver combien ce film est une ode à la poésie. Ici, l’objectivisme et l’École de New York. Jarmush filmant selon les canons des courants pré-cités, effaçant tout rapport au jugement subjectif de l’écrivain pour tenter de donner accès objectivement au réel. Quitte à spoiler une grande partie de l’œuvre, sans toutefois en dévoiler ni les événements inattendus ni les poèmes qu’elle offre à la lecture, voici un aperçu de ce poéfilm de 118 minutes.
Paterson est une ville et le nom du personnage principal. Paterson (Adam Driver, acteur californien au nom prédestiné) est chauffeur de bus. Il aime Laura qui l’aime. Ils ont un bouledogue anglais, Marvin. Une semaine de la vie de Paterson est narrée, déclinée jour après jour, du matin au soir. Paterson se lève sans réveil entre 6h et 6h30 du matin. C’est l’heure qu’indique sa montre dès qu’il ouvre les yeux. Il embrasse Laura tandis qu’elle somnole encore dans un rai de lumière. Il rejoint à pied son terminal de bus. Le soir, il rentre à pied également. Il prend le courrier dans la boîte aux lettres. Le matin, la boîte aux lettres est droite, le soir elle est mystérieusement penchée. Il redresse la boîte aux lettres. Laura lui demande comment s’est passée la journée. Puis il sort promener Marvin nuitamment. Toujours la même promenade qui les conduit au bar où il prend une bière au comptoir tandis que Marvin l’attend dehors.
Laura (Golshifteh Farahani, iranienne et française) est à la fois rêveuse et pragmatique. Elle concrétise ses rêves. Elle adore les motifs géométriques noir et blanc. Pendant que Paterson conduit son bus en sillonnant la ville du matin au soir, Laura transforme la maison où ils vivent. et leur vie quotidienne. Les cupcakes qu’elle confectionne pour la fête du quartier sont en harmonie avec le rideau de douche, les tentures aux fenêtres, les murs qu’elle peint. Elle peint aussi Marvin, le bouledogue anglais silencieux et retors, peut-être amoureux d’elle. Laura, en même temps qu’inventeuse de cupcakes songe à devenir chanteuse guitariste de country. Elle commande sur le net une guitare Arlequin à motifs losanges noir et blanc contre un paiement à tempérament. L’instrument est livré avec le DVD qui devrait faire d’elle une guitariste émérite.
Tout le temps de sa marche et tout le temps de sa conduite en bus, Paterson écrit dans sa tête des poèmes qu’il retravaille dans son carnet secret, soit dehors en marchant, mangeant, soit sur une petite table face au mur intérieur de leur garage. Quand il n’écrit pas mentalement un poème, il écoute les voix des gens, les aborde imperceptiblement, ou voit leurs reflets dans le rétroviseur. Paterson parle peu mais il est toujours en lien : avec les voyageurs lorsqu’il les rassure pendant une panne du bus, avec les clients du bar auxquels il donne son attention, avec son chef hypocondriaque et indien d’origine à qui il prête une oreille, avec Laura dont il accepte sans toujours la comprendre la fantaisie parfois saugrenue, avec Marvin (qui pourtant ne l’aime pas), avec un SDF, avec un rappeur, avec de jeunes délinquants, avec un dysfonctionnel couple d’amoureux noirs, avec un touriste singulier japonais, avec la jeune poète adolescente rencontrée dans une rue tandis qu’elle attend sa mère et sa sœur, un carnet secret de fille à la main. « Un chauffeur de bus poète », s’amuse-t-elle, avant d’accepter de lui lire un poème dont il se souvient et qu’il transmet le soir en rentrant à Laura.
Lors d’un des sept réveils auxquels le spectateur assiste, Laura raconte. Elle a eu des jumeaux en rêve. A partir de ce moment, Paterson voit dans la vraie vie des jumeaux de tous âges. La jeune fille poète s’avère également être une jumelle. Du fait de sa profession, du lien léger qu’il incarne et des trajets qu’il y fait au quotidien, Paterson, qui vit dans la ville de Paterson, est donc le double humain de la ville, son miroir, son reflet, sa mémoire. Topographiquement, mentalement, socialement, affectivement, dans sa simplicité, son écoute, sa facilité de se taire et d’agir malgré son état contemplatif, Paterson accueille la vie comme la ville pourtant pauvre et comme à l’abandon. Chacun, chacune simultanément contenant et contenu. Le patron du bar est un vieux noir qui joue seul au comptoir des parties d’échec contre lui-même. Derrière lui, au mur, il affiche des photos de gens plus ou moins célèbres qui ont vécu à Paterson. Il ne le fait qu’après que Paterson les a validées.
Sans discours ni lyrisme, en s’effaçant en tant que sujet, Paterson révèle et exhausse la vie de la ville et des gens qui y vivent. Il se tient au plus près de la réalité dans son acception la plus fertile. Le poème coule en lui comme les chutes d’eau aux abords de la ville, seul élément rigoureusement non prosaïque dans la ville de Paterson. Il y a le luxe de la lenteur dans ce film : les textes s’écrivent dans la tête de Paterson tandis qu’il les dit en voix intérieure et qu’ils s’inscrivent à l’écran puis dans son carnet. Il y a également un événement pourtant terrible qui se trame puis explose au cœur du film et qui aurait pu rendre fou Paterson, poète chauffeur de bus. Mais grâce aux chutes d’eau et aux liens, Paterson renaît le plus simplement du monde.
Enfin, les poèmes qu’on entend sont ceux du vrai Ron Padgett, et bien sûr de Carlos William Carlos, poète préféré de Paterson et qui naquit à Paterson.


Poetry , film de Lee Chang-Dong - Corée, 2010

Deux fois n’étant pas coutume, voici un second poéfilm (merci les Editions Lanskine pour ce néologisme fort idoine) - qui, sous une apparence des plus âpre donne accès au nerf poétique.

Avant d’être cinéaste, Lee Chang-Dong fut un romancier reconnu et polémiste. Poetry est son cinquième film. L’apparence fluide et faussement triviale de son style est ici mise au service d’une œuvre richement composite. Le documentaire se mêle insensiblement à la fiction et de véritables poèmes cinématographiques surgissent de la trame sordide de cette histoire à surprises gigognes.
De nos jours, dans une ville de Province, En Corée du sud, une grand-mère coquette et rêveuse apprend qu’elle est atteinte de la maladie d’Alzheimer. Elle décide de s’inscrire à un cours de poésie proposée par une association culturelle de quartier. Son but : parvenir à écrire son premier poème malgré les aléas de son existence douloureuse.
Le personnage principal, c’est la poésie tragiquement incarnée par cette incroyable grand-mère répondant au prénom de Mija. Mais Mija n’est pas poétesse, elle est traversée par la poésie et la devient. Mija est donc poésie.
L’histoire, elle, est rude et réaliste. Elle conte la vie d’une sexagénaire qui élève seule son petit fils dont la mère divorcée vit au loin. Mija est poésie et... femme de ménage chez un riche vieillard hémiplégique. Un autre drame va alors surgir dans sa vie.
Finalement, sa quête légère et profonde va lui permettre d’asseoir son sens de l’équité, de la charité et de trouver puis transmettre son langage poétique avant de... mais pour le savoir : il faut voir avec trois yeux au moins Poetry.

(Page réalisée grâce à la complicité de Roselyne Sibille)


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