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Hep ! Lectures fraîches ! Octobre 2015

mercredi 30 septembre 2015, par Cécile Guivarch

Jour de congé, Christian Degoutte / Jean-Marc Dublé, Thoba’s éditions

Que faites-vous lors d’un jour de congé ? Christian Degoutte propose une promenade en bicyclette et nous offre des vélo-poèmes accompagnés des enveloppes de l’artiste Jean-Marc Dublé. On pédale près des rivières, on traverse des ponts de pierre, on regarde la vie qui va là, les familles qui pique-niquent, les enfants qui nagent, on s’arrête dans une auberge. Les enveloppes art postal, évoquent l’itinéraire avec tracés, paysages et vues du ciel. Elles illustrent magnifiquement l’écriture de Christian Degoutte. Les phrases du poète ont le pouvoir de donner à entendre le bruit de la rivière ou celui des abeilles, à sentir la chaleur du soleil. Ses poèmes donnent corps aux paysages et vont au-delà des photographies. « Ce qui manque à la photo, c’est le bruit qui court / de la rivière au pied des maisons, c’est les cris / des enfants qui s’aspergent… » On retrouve les thèmes liés à la nature, la terre et les abeilles ainsi qu’une certaine sensualité que nous avons déjà pu lire dans ses autres recueils. Il ouvre la réflexion sur le très petit de ce monde, donne vie aux chenilles, aux brindilles, à l’herbe. C’est ainsi que les fourmis sont des « dieux minuscules ». La cycliste fait partie de ce petit monde car Christian Degoutte la fond dans le paysage. L’oiseau, lui, est transparent. Faire du cyclisme c’est voir, ressentir, entendre : « La cycliste entend dans tout la pulsation de la matière ». Une promenade étirée en quatorze textes. Les poèmes durent le temps d’une journée de congé et reviennent au pied d’un immeuble chargés de pollen. Qui lit Christian Degoutte a envie de le lire encore.

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L’éternité, Christophe Manon, Dernier Télégramme

Ce livre est une prose, un récit, un chant, un cri, rythmé par « le corps d’un soldat mort ». Cela revient sans cesse, la mort des soldats, depuis l’éternité. J’ai lu ce livre après avoir publié « S’il existe des fleurs » aux éditions de l’Arbre à Paroles. Les deux textes se répondent. Vocabulaire commun : terre, cratères, oiseaux, femmes, ciel, soleil, fosses communes, paysage déformé, hommes en fuite, jusqu’aux fleurs à la fin de chaque livre… Voici en quelques mots : la guerre, à vous, lecteurs, de vous imaginer le tableau. L’écriture de Christophe Manon tient en haleine. Ce livre se lit d’une traite. L’auteur y décrit les conditions difficiles des soldats, leur résistance. Comment font-ils pour tenir parmi l’horreur ? La guerre, et pourquoi ? Chaque soldat sait qu’il va mourir. Chaque chapitre commence et se termine par les mêmes mots, les mêmes phrases. Le lecteur retient le refrain et s’en souviendra longtemps. Ce récit est celui de notre humanité à la recherche toujours de la guerre, de son autodestruction : « Bientôt ce sera comme si nous n’avions jamais existé », « qui oserait encore croire en la bienveillance des dieux ». La terre engloutit, les femmes sont violées ou alors les soldats pensent à celles qu’ils ont laissées derrière eux. Le soldat est, tour à tour, corps mort, corbeau blessé, fourmi des bois, déserteur, blatte… La solidarité est avant tout animale. « Les rares arbres qui tiennent encore debout n’ont plus de branches ni de feuilles ». Le cheval aussi est mort. Christophe Manon dresse un tableau. Un paysage dévasté. Et pourtant « tout ceci a déjà eu lieu. Bien avant la création, des fourmis fuyaient déjà la guerre et les massacres ». Les soldats continuent pourtant de mourir : « je suis mort et mort bien des fois ». On s’interroge. La guerre, elle, continue dans le monde.

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_- Ourlets -, Clara Regy, La Porte

Douze petits textes pour évoquer le père dans son quotidien, les souvenirs de petite fille mêlés aux photos vieillies. Autant d’ourlets, Clara Regy coud et recoud les jours du père. En même temps que le père, l’enfance s’y glisse à l’aide de petites allusions, pudiques ou pas. A la fin de chaque poème, un extrait du calepin du « pater », « des petites notes volées ». Témoin d’une vie à la campagne, beaucoup de jardin, le cimetière, les enterrements. Premier livre édité de Clara Regy, réussi. On y entre, on n’a pas envie d’en ressortir. On s’y sent chez soi. Ce père pourrait être le nôtre.

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La nuit, sans triche, Olivier Cousin, La Porte

Une série de petits poèmes de nuit, de pleine lune, étoilés. Entre insomnie, rêve, écriture, la nuit « remet de l’ordre » et permet de « laver le jour ». On peut lire ces quelques poèmes avant de se coucher pour que la nuit porte conseil. Ou bien en pleine nuit pour laisser filer les étoiles filantes. Ou encore au réveil pour repenser à la nuit ou au jour à venir. Agréable moment de lecture.

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Pluie et neige sur Cronce Miracle, Chantal Dupuy-Dunier, Michèle Dadolle, Les Lieux-Dits Collection 2Rives

« Cronce Miracle, existes-tu ailleurs que dans nos rêves et dans nos écrits ? ». Cronce, minuscule village de la Haute-Loire, continue de laisser des traces dans la poésie de Chantal Dupuy-Dunier. Le miracle opère lorsque cette poésie s’allie au travail graphique de l’artiste Michèle Dadolle. Il continue lorsque le lecteur commence à lire ce livre et ne peut plus le lâcher tant la poète trouve les mots justes pour écrire ce lieu. Chantal Dupuy-Dunier est habitée par ce village où elle a vécu. L’endroit pourrait être autre, le lecteur se l’approprie. Cronce, « en toile de fond, le rire de la montagne ». Cronce « ouvre ses paupières » le matin. « Les pierres sont les hôtes de ce lieu », « les autres habitants sont les arbres », Cronce est solitaire. Cronce sous la pluie, Cronce sous la neige. L’auteure ne se contente pas de décrire le paysage, mais le personnifie, lui donne de l’épaisseur, une part de mystère. En même temps qu’un village, elle écrit le temps, les hommes, la mémoire, la vie, les morts, ici dans ce paysage de montagne et d’arbres. « L’eau et sa mémoire inscrivent le passé dans une éternité géologique ». « Si la montagne ne parlait pas qui parlerait encore ? ». « Même le temps meurt, des dates sont gravées sur les tombes ». Puis le texte nous tient de plus en plus en haleine. Cronce devient la salive, le poète la langue, le ciel le langage. « Tu recueilles le langage primitif du ciel », « c’est par la langue que (les poètes) respirent », Cronce « tu coules de nos lèvres ». Se pose la question de ce qui fait écrire le poète. Ici un paysage, un lieu que l’auteure a traversé, que d’autres habitants ont traversé. Un village déserté, une terre solitaire où la montagne et les arbres demeurent. « Les poètes sont des chiens de chasse, braves corniauds » : toujours en quête de leur proie, pour écrire, reproduire aussi fidèlement que possible ce qu’ils voient, entendent, ressentent. Le livre s’achève avec un extrait de « Creusement de Cronce », paru chez Voix d’Encre, on a envie de le lire pour garder un peu plus de ce miracle de lecture avec nous.

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La mère patrie, Jean Le Boël, Editions Henry, Collection La vie comme elle va

Dans ce livre, Jean Le Boël fait le récit de sa mère en maison de retraite, depuis les prémices de la sénilité à son décès. Il ne s’apitoie pas, il dresse un très beau portrait à l’imparfait, un hommage à sa mère. Il décrit les personnes ayant entouré la vieille dame avec humanité. Puis, la solitude de sa mère dans sa propre maison, avant le départ vers l’institution. Comment elle imaginait perdre sa dignité en se souillant, comment elle oubliait de se nourrir et comment elle le cachait si bien à ses proches. Il raconte comment elle redevient quelqu’un, pour quelques temps, lorsqu’elle arrive à la maison de retraite à quatre-vingt-dix-huit ans. Il écrit tous les efforts qu’il a fournis pour qu’elle se sente bien dans cette nouvelle maison, pour qu’elle se sente chez elle alors qu’elle n’attendait peut-être plus rien de sa vie : « j’aurais du comprendre que tu renonçais à ton histoire ». Il n’oublie pas non plus l’attente de la vieille dame, ces visites qu’elle espérait chaque jour. Les rituels de la maison de retraite, les autres pensionnaires, les souvenirs de famille ravivés, la jeunesse de la vieille femme. Tout resurgit. Jean Le Boël fait le pari de noter pour transmettre l’histoire de sa mère, mais toujours les mêmes éléments reviennent dans la mémoire de celle-ci. C’est la confusion lors des visites, il assiste à la façon dont une personne se détourne de ses activités de toujours en vieillissant (tricot, mots croisés, lectures…). Vieillir c’est la difficulté de ne pas oublier les noms des siens. Les souvenirs disparaissent. Les gens, les lieux, les événements, tout ce qui a contribué à bâtir une vie s’efface petit à petit ainsi que les mots. Pourtant subsistent des images, floues ou pas, parmi les plus anciennes à « cette enfant qui voulait la lune ». « Il n’est pas si vrai que nous quittons le monde le plus souvent dans le grand âge, il nous a abandonné depuis longtemps ». Je suis une lectrice émue par ce livre.

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Nous le temps l’oubli, Isabelle Lévesque, L’Herbe qui tremble

La syntaxe est bousculée, la langue est à la fois hachée et imagée. Nous le temps l’oubli nous interpelle dès les premiers textes mais une seule lecture ne suffit pas. Au départ, on ne cherche pas à tout comprendre. On se laisse saisir. Plus on avance, plus on relit, on revient en arrière, avec la sensation que la lumière de ce texte apparaît. J’aime cette langue qui surgit, les mots semblent arriver et s’installer sur la feuille tels quels, en désordre. Rien ne guide vraiment le lecteur au départ, mais le projet d’écriture d’Isabelle Lévesque est bien là. Dans ce nous, dans ce temps, dans cet oubli. Le rythme est assez sec, les vers courts et ponctués de plusieurs points parfois. Comme un défilé de la pensée. Il y a l’art aussi de ne pas trop en dire, l’art de rester dans la suggestivité, de laisser le lecteur interpréter, comprendre ou ne pas comprendre. C’est une langue. Celle d’Isabelle Lévesque. A plusieurs reprises dans le texte, on comprend que c’est une volonté de l’auteure : « les âmes sont/ des pronoms / verbe condamne ». Le temps passe ici au fil des saisons, des jours, des nuits, des jours meilleurs et des jours sans. On sent l’absence et la présence. On sent la naissance et la mort avec la vie dressée entre. Le lecteur pense, s’interroge : « Tout recule et songe », « Quel silence traverser pour renaître ? », « Nous sommes. / Une flamme invente le feu. ». Le « tu », le « il », le « je » portent à confusion, tels des ombres. Si on creuse, on déniche le nous, celui qui nous confond tous ensemble dans l’élan qu’est la vie, même traversée de deuils. Entre certains silences et ceux qui ne s’écrivent pas, la syntaxe bouleversée est une évidence. Mais les mots tiennent pour dire avec force l’amour et le nous, suffisamment soudés pour répondre au temps et à l’oubli. Une façon de dire le poème et sa difficulté. Celle de la langue, comme elle trébuche, comme les phrases ne peuvent aller ni droit ni en entier car il y a le silence, les yeux qui se tournent vers le ciel les disparus et la vie aussi. C’est avec émotion que j’ai refermé ce recueil avec l’envie d’y revenir encore, de ne pas l’oublier.

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Souffler sur le vent, Albane Gellé, La Dragonne

« Les phrases ne sont pas des boîtes de conserve », Albane écrit « des mots baleines », « tisse les sens avec les sons », « traduit ce qui arrive en face », nous donne à « écouter les mots du monde ». Ces quelques vers pour « Souffler sur le vent », et le plaisir de retrouver la poésie d’Albane Gellé, sa perception du monde et des mots qui s’échappent. La façon dont vient l’écriture, dont les phrases s’agencent, même si parfois elles « trébuchent » et que les mots pourraient bien avoir besoin parfois de « s’arrêter ». Un déluge de mots, Albane Gellé ne les range pas dans sa tête, elle les écrit à côté de son quotidien ou « dans un verre à moutarde ». Le monde autour la traverse, la rejoint, part d’une simple observation, une femme, un chien, et trouve en elle une autre histoire, quelque chose de sa vie qui va ou de son enfance. Ce livre tour à tour registre, puzzle, méli-mélo de tout ce qui nous traverse. L’art d’assembler ainsi diverses pensées et d’en faire un recueil de poèmes. Et je retiens quelque chose : ne pas faire pousser ses poèmes dans une bassine !

pourquoi semer dans la toundra,
entre les dalles, sous les décombres ?
mais parce que dans une petite bassine,
rien ne pousserait !

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Mère ou l’autre, Luce Guilbaud, Tarabuste

Luce Guilbaud évoque, dans ce très beau recueil, les thèmes de l’adoption et de la maternité. Avant, il y a eu le désir de l’enfant, qui ne vient pas et qu’on lui donne un jour. L’enfant est présenté comme greffé à la branche de l’arbre, une nouvelle branche. « J’ai choisi l’arbre et l’enfant parmi les autres / il est tombé dans mes bras avec les sourires », (« mes premiers bras de mère »). Comment écrire sur l’attente, « j’avais tant compté les lunaisons », sur l’enfant abandonné, puis adopté, comment écrire sur la maternité ? Comment accueillir « l’enfant d’une autre histoire » ? A toutes ces questions, Luce Guilbaud tente de s’approcher avec les mots les plus justes, avec poésie, avec ces mots qu’elle n’a pas réussi à écrire depuis des années. Car comment mettre des mots sur ces émotions diverses qui traversent une famille adoptant un enfant ? Un enfant dont on ne sait pas d’où il vient, un enfant qu’il va falloir élever pour qu’il devienne quelqu’un. Ces poèmes interrogent beaucoup la généalogie, le pouvoir du sang. Comment savoir d’où l’on vient quand le fils a un père sans nom ? Peut-être « pour que du cœur parte une autre origine » ? Comment vivre cette maternité quand « cet enfant (est) comme une plante venue d’une autre planète » ? Un enfant peut-il appartenir à quelqu’un, à partir du moment où nous disons « notre enfant », « mon fils » ? Le texte est ponctué d’italique, comme une voix contenue depuis longtemps une voix intérieure qui attendait de se dire, de s’autoriser à libérer ces questions profondes. Qu’est ce qui fait qu’on est mère aux yeux des autres ? Peut-être suffit-il de tenir un enfant dans les bras. « D’où vient-il pour devenir mon enfant ? » Pourtant « le jeune arbre en lui progresse » en même temps que la mère de cœur porte en elle la mère naturelle, autant que l’enfant. Cette mère de cœur est celle qui apaise les pleurs de l’enfant, l’aide à pousser dans son arbre. L’enfant, adopté à neuf mois, a donné naissance à sa mère. Il n’y a pas de doute, devenir mère c’est venir à la vie. Un livre magnifique.

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Poetry, Valérie Canat de Chizy, Jacques André

Poetry comporte plusieurs entrées. Valérie Canat de Chizy y aborde aussi bien l’importance de l’écriture, la perte de son père et son isolement lié à la surdité. L’écriture occupe une grande place, favorise le recentrement, elle permet de fuir le « trop plein de lumière et d’agitation ». Elle est ce besoin de silence, ce repli, cette sécurité quand dans la société « paraître » prend une place si importante, « lorsque l’on se perçoit fondamentalement en retrait ». L’écriture, en plus d’être une sécurité, est une manière de communiquer. Elle permet « d’accoucher de soi » et de se construire lorsque « les mots ne sortaient pas ». L’écriture est ce qui fonde, elle est vécue comme un pilier par Valérie Canat de Chizy, « un rempart contre le vide ». L’écriture n’est pas celle qui tient enfermée, car il y a les échappées, les promenades dans la nature, les fenêtres qu’on ouvre grand.
Le sentiment de différence dont souffre l’auteure est omniprésent dans Poetry :

« La petite fille à laquelle on s’adressait était une petite fille sourde. Lorsqu’on lui parlait, il fallait la regarder de face, articuler. Adulte, la petite fille peine à se retrouver dans un monde de la parole à haut débit. Comment trouver sa place […] »

L’écriture, la poésie est peut-être ce qui permet à cette petite fille de trouver sa place. « La poésie est une amie compréhensive », « l’amitié devient possible ». « C’est peut-être cela, la poésie, cette voix intérieure qui prend forme, épouse les contours de l’écriture, se laisse exister ».

Le récit de Valérie Canat de Chizy se poursuit aux côtés de son père disparu. Sa présence est toujours possible, même si elle s’efface petit à petit. Avec le temps, « il ne resurgit que par moment », mais l’écriture permet de ne pas perdre cette mémoire. Elle se rappelle ces moments auprès de lui, la maladie, les derniers temps, le jour de l’enterrement. Son père est un lien fort vers l’extérieur : « Tu apportais une légitimité à mon combat, parce que tu me comprenais à demi-mots ». L’auteure va plus loin, la relation est toujours possible, même après la mort : « Il y eut un moment où j’étais certaine de pouvoir dialoguer avec toi. Je te parlais, tu me répondais dans ma tête. Ou bien c’était un échange du cœur, une étincelle d’amour que j’éprouvais à l’intérieur de moi, une lueur d’amour plutôt, qui venait de toi. Tu ne pouvais pas être froid, puisque je ressentais ta chaleur. »

Poetry, c’est l’importance d’une vie intérieure, la capacité d’être « à l’écoute de ce monde ». Autour, il y a la vie, « le dialogue avec la nature ». Le regard des autres. L’écriture permet de respirer en même temps qu’elle enferme. C’est elle qui aide les mots à sortir de la bouche, à ne pas rester dans le silence. C’est aussi l’écriture qui isole. L’écriture est donc vécue de différentes manières par l’auteure, à la fois échappée, repli, mode de communication. Subsiste, sous-jacente, cette question en suspens : « que choisir, l’écriture ou la vie » ?

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Chut (le monstre dort), Estelle Fenzy, La Part Commune

Livre au père, celui qui l’accompagne dans la maladie. Ce sont de petits textes, souvent guère plus de six ou huit vers. Simplicité du ton. Estelle Fenzy parvient à ponctuer ses poèmes de vie, de petits bonheurs alors que le sujet du livre reste grave. Avec la souffrance du père, les souvenirs reviennent en même temps que les contes de l’enfance. Ces références font penser que la maladie du père pourrait être une histoire « inventée », « pour faire marcher ». Estelle Fenzy sait transcrire les émotions nous traversant à l’annonce de la maladie d’un proche, cela « cloue le bec », on ne peut y croire. Il ne s’agit pas non plus de s’étaler, mais d’aller au plus juste : « Penser vif / écrire simple / crier grand / puisque la vie / ampute. » Ces derniers vers résument tout à fait la raison d’être de ce recueil, son essence, son rythme, sa voix. Estelle Fenzy emploie le « tu » pour cette série de poèmes comme une lettre adressée au malade. Certains textes sont comme une « parole / fauchée » où l’on sent bien la retenue autant que l’élan du cœur. Mais il s’agit avant tout de poèmes de « combat », pour tenir « debout » et garder cette « surprise de vivre ». Accompagner le malade, évoquer l’enfance pour retenir le temps, vivre chaque instant. Chut (le monstre dort) se termine par un poème dans lequel on peut lire « Chance Papa / finalement / ce temps chance », ce rapprochement père / fille.

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Les énergies, nous, Bruno Normand, Lanskine

Ce livre est le fruit d’un travail foisonnant. Entre poésie, morceaux recueillis de conversation, de correspondances, fragments de documentaires, souvenirs, extraits de romans ou de revues en tout genre. C’est une réflexion autour du corps, des corps, de notre corps par rapport à celui des autres, de ce qui nous tient ensemble, dans le travail, dans la vie, dans le désir, le plaisir, l’amour, le temps, la mort. C’est le corps avec tout ce qu’il a de vivant, de lumière, avec ce qu’il a de vieillissant aussi. Bruno Normand rassemble toute son énergie dans environ quatre-vingt-dix pages et une multitude de détails, réflexions scientifiques, philosophiques, oralité, écoute. « Les mots s’accrochent, forment un ensemble, / (je) reste persuadé qu’un lien secret les unit, nous unit ». Si je devais donner caractériser Bruno Normand, ce serait de dire qu’il est dans la vie, dans l’écoute. « Etre celui-là et celui-là / renseigné par / des hommes, des femmes, par la vie, par / quoi / par / signes ». Sensible au moindre détail, il retranscrit les paroles, met de l’oralité dans son texte, insère un extrait lu dans une revue, parle d’un documentaire, d’une émission qu’il a entendue, met des dates, comme dans un journal, au jour le jour, LE MUR OU qui revient. C’est une recherche. Quelle est la place de nos corps dans le monde ? Comment le corps va et vient ? Comment sommes-nous voués à disparaître puis à apparaître : « On apparaît, on disparaît, on apparaît, on disparaît, on apparaît, on disparaît / nous / voyons ce que les corps deviennent ». Comment les corps communiquent, chacun dans leurs lieux.
C’est un livre à lire pour se laisser surprendre. Il y a quelque chose d’unique dans cette écriture qui mêle actualité, culture, sciences, récits de vie et poésie. Un livre qui tient et contient des phrases qu’on ne devrait pas oublier, comme celle-ci : « une lumière nous aime au plus profond de nous, c’est le matin, continuellement le matin ». Un livre qui introduit « le soleil en nous ».

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Bouche-suie, Cédric Le Penven, Editions Unes

A commencer ce livre, on ne sait pas d’emblée de quoi il s’agit. Une série de petits textes, quelques lignes chacun, pas des vers, plutôt des fragments. Les phrases sont courtes et parfois incomplètes. Tour à tour « bouche cousue », « cri dans la gorge », comme une difficulté à dire. « Le trajet des mots » pourtant bloqués ensuite. « Un enfant dissimule les oiseaux qui n’ont pu apprendre à voler ». Encore et surtout la difficulté de parler, de dire les mots justes et montent « les larmes aux yeux », la gorge serrée. Puis cela semble s’adresser aux lecteurs, à « ceux qui empruntent ma voix ». Comment lecteur et auteur deviennent aussi précaires l’un et l’autre, pareils face à la perte. L’auteur continue de « tourner autour du mot. » A la recherche de quel mot ? De quelle impossibilité à dire ? Quelques indices peut-être : « ma bouche-suie », « j’ai seulement balbutié quelques poèmes », peut-être une page blanche, une bouche qui ne s’écrit pas, « une bouche ensevelie sous les cris qui la percent », « à la recherche de ma voix ». Mystère donc de la bouche, de la voix.

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L’imparfait nous mène, Philippe Leuckx, Bleu d’encre

La poésie de Philippe Leuckx c’est « nous », comme nous sommes dans l’air, dans le monde, entre terre et ciel : « L’air trempe un bout de chiffon vers le ciel », « nous recousons ce peu de ciel en nous », « le corps placé entre jour et nuit ». Mais « on », parfois prend le pas : « on est en retard sur soi / on vit d’ombre ». Le lecteur oscille entre terre et ciel, dans une poésie imagée et emplie de sonorités, d’assonances. Le titre trouve vite son explication : nous vivons dans notre mémoire, notre enfance, et le temps passe, oscille entre jours et nuits, entre terre et ciel et même avant notre naissance : « quel est ce temps qui pousse en nous et remonte loin ? » Le temps passe et nous regardons derrière, « l’imparfait nous mène », nous construit. Ce livre interroge, pose des questions à méditer : « Suffit-il de vivre à plus grande densité ? » Qu’est ce que ce temps et ce que nous avons dans nos sangs, nos ancêtres ? Comment nos arbres sont-ils emplis de nos passés ? « Parfois la terre pèse sur (nos) pensées » qui sont « celles de (nos) pères ». Ce passé qui nous fonde : « que suivons-nous lorsque nous nous précédons ? » Ce poids de l’imparfait qui influe sur nous, nos vies à venir. Un très beau recueil à lire, à laisser cheminer en nous.

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La vieille 4L sert de remise aux prunes bleues, Christophe Jubien, Gros Textes

Ce livre est comme un journal, au jour le jour, entre un premier août et un quatre octobre. Il est composé de plusieurs parties, pour distinguer les différentes phases de cette période. Il y a l’été, avec un rythme de vacances où le temps s’arrête. Puis il y a la rentrée, les trajets en train, suivi de l’été indien. Christophe Jubien écrit en prose, et parfois celle-ci est suivie d’un haïku. Mais la forme, ici, importe peu, car prose et haïkus se rejoignent et ne forment qu’un, constituent un équilibre. L’une comme l’autre forme fige l’instant. Petites attentions, pensées du matin, vie de famille, enfants, personnes âgées. Christophe Jubien marche aux côtés de la nature et y glisse ses observations dans un sac à dos. Il remarque les insectes, détaille le jardin, s’intéresse aux légendes d’un village, à la religion. Mais plus que tout, Christophe Jubien parvient à transmettre « une vie en poésie ». Au jour le jour, Christophe Jubien vit en poésie et avec la poésie. Ses promenades, ses lectures, l’émission de radio qu’il anime, sont évoqués dans son recueil. Il capture chaque instant, est attentif au moindre détail. Il écrit des haïkus, sans pour autant se prendre pour Soseki : « Le monde est immense, et je ne suis pas Soseki, seulement Christophe Jubien, né le 7 septembre 1964, à Thouars dans les Deux-Sèvres ». Il dévoile plus loin qu’il n’a pas le permis de conduire : « Pour moi, je marche. Envers et contre tous, et sans forcer l’allure, car dans le vaste monde, il y a des choses à voir : la neige, un pissenlit, le passage d’un avion ». Ce livre fait part d’une vie en écriture, de l’expérience du poète de cette vie-là : « je ne vis que de choses légères, vite envolées. » Un livre où l’on se sent bien.

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Entre l’herbe et son ombre (Titre provisoire), Lydia Padellec, Les écrits du Nord / Editions Henry

Livre construit avec en regard : un poème sur la mère et les paroles du poète. A gauche : un poème en vers. A droite : un fragment en prose, en italique. La construction de ce livre offre au premier regard une promesse d’originalité. Promesse tenue. Le fil conducteur du livre ne nous apparaît pas d’entrée de jeu, mais le parallèle mère/poète n’est pas anodin. Il ne s’agit pas que d’un livre sur la maternité au sens classique du terme. C’est aussi une réflexion sur la naissance de l’écriture, l’apprivoisement des mots, la façon dont le poème se forme dans la pensée et puis prend son envol : « Je tourne en rond autour de ma pensée et le poème continue de s’effilocher ». Un questionnement sur la venue au monde et sur les premiers mots. Les poèmes en vers sur la mère sont davantage terre à terre, ils ne questionnent pas, ils offrent une description du quotidien maternel. Néanmoins, les textes se répondent. Par exemple : « La mère voit l’enfant / grandir » provoque : « A chaque mot le poème grandit / son mystère aussi ». Etre mère, être poète, est-ce différent au fond ? L’une donne naissance à un enfant et puis l’élève. L’autre accouche d’un poème qui s’élève lui aussi.

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Mains suivi de Sonder le vide, Myriam Eck, p.i.sage intérieur

Dès le premier poème, Myriam Eck donne le ton : « Tu ouvres tes mains / Et dans le même mouvement tu m’as ouverte / Le geste inattendu du toucher ». Variations sur le même thème, petits textes, pour la plupart d’un à cinq vers tout au plus. Qui dit mains, dit toucher, qui dit toucher dit peau, qui dit peau dit corps. Une certaine sensualité se dégage de ce recueil, en peu de mots. « Je suis une terre qui accroche au mouvement de tes doigts ». Puis, il y a l’absence, les mains qui se tendent à distance et comment les mains perdent leur fonction. Dans Sonder le vide, le titre en dit beaucoup. Sonder, donc, le vide. Myriam Eck reprend son travail et scrute, comme pour Mains, elle fait le tour de la question. Elle évoque le vide d’une pierre, d’un regard, d’une pensée, d’une tête. Ses poèmes sont réfléchis, nous font penser, nous permettent de chercher en nous ce vide, ces pensées qui nous vident ou comment le vide nourrit nos pensées. « Une seule tête pour tout mon vide / ce n’est pas disparaître ». Myriam Eck sait aller à l’essentiel et nous atteindre, toucher en nous des zones sensibles. Auteure à suivre, assurément.

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Nos rêves sont priés de prendre une douche froide, Benoit Jeantet, Jacques Flament Editions

Benoit Jeantet invente sa langue, associe des mots entre eux et créé des images improbables comme « le réveil s’étire le bas du dos ». Et ceci pour le plus grand bonheur du lecteur qui apprécie la fraîcheur de ces poèmes. On passe du soir, aux rêves, au matin, à l’après-midi, du dimanche au samedi, avec la journée du lundi toujours un peu plus difficile. Nous sommes dans le quotidien, les jours passent et repassent, se lèvent du bon pied ou pas.

Rien n’est plus bancal qu’un lundi matin.
Mais que ton sourire passe et repasse dessus
et alors tout, très vite, retrouve son équilibre.

Ces petits poèmes remontent le moral : « ma langue, c’est simple, tu dirais un tire-tique ». Benoit Jeantet aime aussi Richard Brautigan et cela se ressent. Ces petits poèmes sont sans prétention et c’est peut-être pour cela qu’ils font du bien.

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Belgium Bordelio, L’Arbre à paroles & PoëzieCentrum

Super bazar pour cette première anthologie où sont rassemblés 30 auteurs belges : 15 néerlandophones et 15 francophones, en édition bilingue. Bordel organisé, avec en alternance un auteur flamand et un auteur francophone, jeunes poètes et auteurs connus tirés au sort par les directeurs d’ouvrage (Jan H. Mysjkin et Antoine Wauters). On lit, dans cette anthologie, des auteurs que nous connaissons sur Terre à Ciel ou encore sur les réseau sociaux comme Laurence Vielle, Milady Renoir, Antoine Waters, Julie Remacle, Antoine Boute, Paul Bogaert, Anne Versailles, Véronique Daine, Tom Nisse, Olivier Dombret, Serge Delaive, Kael Logist, Vincent Tholomé. Puis, on en découvre d’autres comme, Christophe Vekemn, Roger de Neef, Renaat Ramon, Jacques Izoard, etc. C’est un beau volume à avoir dans sa bibliothèque et si vous avez fait attention, c’est une première anthologie, donc nous attendons la suite avec impatience, découvrir, redécouvrir, la poésie belge d’aujourd’hui et avoir envie de lire davantage ces auteurs, de découvrir leur œuvre.

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Cécile Guivarch


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