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Lus et approuvés (juin 2022) par Valérie Canat de Chizy

samedi 7 mai 2022, par Valérie Canat de Chizy

Julien Bucci, Prends ces mots pour tenir. La Boucherie littéraire, 2022

Il s’agit d’un recueil sur le pouvoir des mots, leur force, et leur capacité à nous faire tenir debout. Les mots ont une puissance, ils nous remplissent, nous consolident. Les mots que l’on écrit, que l’on lit, que l’on prononce à haut voix, ont le pouvoir de nous structurer, d’ériger en nous des fondations. Mais il s’agit aussi, et surtout, d’un livre sur la douleur et la fin de vie. Julien Bucci écrit ces mots pour sa mère.

Ta douleur est partout. Écrire la douleur, lui donner forme et consistance, la révéler, pour dire à sa mère qu’il ressent un peu ce qu’elle éprouve, cette douleur incommensurable qui ne dit pas son nom. L’empathie est cette faculté de se mettre à la place de l’autre. Faire preuve d’empathie, c’est comprendre l’autre, c’est l’accueillir, le soutenir, c’est donner un peu de soi à l’autre.

Ainsi le fils soutient sa mère, avec ces mots qu’il lui adresse. Et sa mère se récite des poèmes quand elle souffre trop. Poèmes proférés à haute voix, pour faire face à la douleur, mots mantras égrenés comme un chapelet, comme une litanie.

ces mots
tu les tenais
les retenais par cœur
au fond ces mots
ces mots c’était
déjà
de quoi tenir

*

les mots te réunissent
ils t’apaisent
te calment

ta voix

ta propre voix
tu vois
semble te soulager

Entre les mots écrits par le poète et ceux lus par la mère s’opère une synergie, quelque chose se crée, plus fort que la douleur et la fin de vie ; un lien entre le fils et sa mère qui remonte à loin, à l’époque où quand l’enfant se faisait mal, se cassait de partout, alors sa mère le soignait avec des mots, qu’elle lui administrait comme des comprimés.

Un jour tu partiras, écrit le poète. Et alors, il n’y aura plus de mots.

ta mort serait ne plus parler
ne plus pouvoir les mots

mourir ce serait ton silence

Un recueil magnifique.

Hélène Cadou, J’ai le soleil à vivre. Éditions Bruno Doucey, 2022

Les poèmes inédits rassemblés dans ce recueil datent pour la plupart des années 2006 à 2008, peu avant qu’Hélène Cadou ne cesse d’écrire. Ils disent la vie et le soleil alors que l’obscur s’étend. Face à cet Alzheimer dont elle ne prononcera jamais le nom, la poète prend le parti de la lumière, sans jamais perdre sa lucidité, et conjure ceux qu’elle aime à traquer la vie sans attendre. Ne jamais capituler, être en état d’alerte, saisir chaque parcelle de beauté, dans l’urgence de vivre.

Sous le crâne passé
Sous les doigts du temps
Qui me gagne de vitesse
Je demande l’état d’urgence

J’ai le soleil à vivre
La pluie
Les nébuleuses de la plaine

À vivre l’herbe et les fleurs
Le goût des rues
Et des matins

Celle qui aimait tant croquer les morceaux de ciel, saisir dans le matin neuf l’envol d’un oiseau, embrasser de son regard Lacs bleus / Prairies à perdre haleine / Vergers, a consacré sa vie à la poésie et à son amour pour René Guy Cadou, trop tôt disparu, et dont elle ne cessa de valoriser l’œuvre. Au-delà de l’absence, subsiste cette présence, vivace dans le cœur, ces images de l’amour, que les mots du poème ravivent et nourrissent.

Tu avais un pardessus bleu de nuage
Et nous allions heureux comme deux enfants
Derrière les remparts de la pluie

Le poème dit cette course vers l’aimé, dans le désordre du temps, avec la fougue de l’enfance, Là-bas / Le jeu de marelle / Juste avant / La flambée de l’océan. C’est par le souvenir de l’éternité des années de bonheur qu’Hélène Cadou parvient à entretenir la flamme. Mais, face à la nuit qui rôde, sa grande crainte est de ne plus pouvoir honorer cette mémoire, et de perdre ce lien.

Face à l’impuissance, face à cet obscur s’approchant et contre lequel tout combat est perdu d’avance, la poète prend le parti de baisser les armes pour accepter de se laisser bercer par la douceur de l’enfance ; de cesser de lutter contre l’inexorable afin de revenir en son centre, en une forme de recueillement.

Alors tu reviens au cœur
Là où l’amande est une enfance tiède
Que tu couves secrètement
Sans pouvoir lui donner souffle

Ni voix et qui pèse de toutes ses fibres
Contre ta chair exsangue.

Frédérick Houdaer, Pile poil. Gros textes, 2022

Publié par les éditions Gros textes, Pile poil de Frédérick Houdaer est un recueil de poèmes inscrit dans le réel. Plus précisément, l’auteur puise dans la réalité de son quotidien des faits qu’il nous relate, non sans humour et avec un regard décalé et critique. Sous sa plume émergent des traits de caractère ou de personnalité qui font parfois sourire.

L’univers littéraire et poétique – devons-nous dire le petit milieu de la poésie – n’est jamais bien loin, et inspire à l’auteur diverses réflexions, ou plutôt, ce dernier partage avec nous ce qui lui traverse l’esprit face à certaines situations auxquelles il assiste. Sans parler de satire sociale, nous pouvons déceler un esprit incisif dans cette écriture qui semble pointer pile poil quelques petits travers.

à un salon du livre
une femme s’est approchée de mon stand
de ma table
pour me dire
ma mère est immense sur Terre
puis elle a saisi l’un de mes recueils
l’a feuilleté comme si
elle y cherchait
la phrase qu’elle avait murmurée
je savais qu’elle ne la trouverait pas
mais je l’ai laissée faire

Je qualifierais ce recueil de savoureux, car les textes sont vivants, les personnages évoqués sont de vraies personnes dans la vie réelle ; ils s’animent sous nos yeux, comme au théâtre. Le réel semble être pour notre poète une source inépuisable d’inspiration, nous percevons la pointe de malice qui brille dans son oeil, alors la vie devient imprévisible et pleine de rebondissements.

Et c’est bien le regard tout personnel de Frédérick Houdaer qui donne son charme aux poèmes, car ceux-ci partent de son point de vue à lui ; les personnes, les situations sont abordées avec son regard, lequel est, comme nous l’avons dit plus haut, malicieux et distancié. À cela s’ajoute une imagination débridée qui rend ce réel-là fertile, non figé, et nous laisse à notre tour laisser libre cours à notre imaginaire pour nous représenter les scènes. Tout devient possible et les nuances se multiplient, donnant vie à une réalité prolixe.

Les textes comportent en outre une large part autobiographique, et, l’auteur s’applique à lui-même la même dérision pour décrire les événements qui lui arrivent, ses déconvenues.

quand je me réveille
mes pensées sont déjà sur le pied de guerre
comme une armée liliputienne qui aurait passé
la nuit
à me ligoter
ma propre volonté
a été extirpée
on l’a tissée
on en a fait une corde
c’est elle que je sens
me comprimer le ventre
me garrotter les bras
de loin
je parviens à lire
la marque de ma cafetière
qui est aussi celle de ma perceuse
mes bibliothèques sont des meubles hostiles
prêts à me démonter la gueule
mon chat pousse la litière dans ma direction
et je regrette d’avoir tant bu
et tant ri la veille au soir
à l’occasion d’une rétrospective Werner Herzog
cela porte malheur de s’esclaffer
devant certaines œuvres

Murièle Camac, Une femme c’est un indien. Éditions Exopotamie, 2022

Murièle Camac aborde le thème du féminin de façon tout à fait originale, laissant libre cours aux images métaphoriques, au voyage et à l’imaginaire. Nous voici transportés aux confins du Nouveau Monde dès les premiers vers :

Il était une fois un Indien, une femme –

une femme c’est différent – différent d’un homme.
Une femme c’est un Indien :
Un indien, donc quelqu’un de complètement différent.

Pourquoi un Indien ? Le recueil est ouvert, laisse le lecteur saisir les subtilités de cette association. D’une part, le masculin de Indien sous-tend la cohabitation du masculin et du féminin en chaque être humain. D’autre part, se dessine la notion de frontière : une femme, c’est aussi un territoire, souvent exposé, parfois transgressé ; une terre fertile à préserver. Une femme, c’est un Indien, c’est-à-dire une personne complètement atypique, qui a conservé sa part sauvage, contrairement à l’homme en costume, qui est dans le rapport social de domination.

L’écriture de Murièle Camac est fertile et explore différentes pistes. Nous voici donc sur la piste des Indiens, à explorer leur territoire mystérieux. Sont évoquées en particulier les différentes couches qui séparent la femme de l’homme, que sont l’éducation la honte la distance. Qui séparent la femme de son désir.

Regarder l’homme c’est comme entendre des
percussions lointaines
elle qui n’a jamais connu que des airs de menuet

entendre pour la première fois les chants nus des
esclaves
en chemin pour la plantation

et comment apprendre à souffrir
et comment apprendre à rester

La femme part en voyage, à la découverte de l’Ouest, du Nouveau Monde. Elle explore, elle découvre, veut sortir de ses limites habituelles, découvrir la liberté ; elle fait une liste de noms d’oiseaux : Chaque espèce a différents chants : chant d’amour, chant de peur, chant de mort.

L’Indien, donc, renvoie au Nouveau Monde, à sa destruction lors de l’arrivée de l’homme blanc ; renvoie aussi à la notion de désastre, quand le monde touche à sa fin. La femme est exposée à la destruction de ses frontières, à l’humiliation. Murièle Camac nous parle de sa vision de l’humanité dans la dernière partie du recueil, intitulée Frontier. Une vision sans concession :

Construire une maison
fonder une famille
élever des enfants
cultiver un jardin
tout ça ne porte
qu’un seul nom
à la Frontière :
faire la guerre.

Watson Charles, Seins noirs. Æthalidès, 2022

Poète d’origine haïtienne, Watson Charles nous emmène dans son sillage, dans une quête d’idéal marquée par la mélancolie. Cet idéal est symbolisé par les seins noirs, image féminine vers laquelle le poète tend comme il tendrait sa main vers l’horizon, et qui est à la fois à portée de main et toujours au loin, à la fois présente et absente.

Le désir est omniprésent dans ce recueil, il est ce qui maintient en vie et pousse à avancer : désir d’immensité, symbolisé par la mer, désir d’ouverture, désir de beauté. Il est une soif jamais assouvie, et les seins noirs sont promesse d’abondance : Et l’eau des ruisseaux sortira de tes seins / Comme une fleur de sa tombe.

Tu étais là
Debout sur cette terre desséchée
Où le soleil ouvre sa bouche
C’est triste de le dire
Mais le matin était si fragile
Qu’il ressemblait à la clarté
Aux cris de bêtes sauvages
Et aux fleuves
J’aime bien cette odeur
Qui semble aussi réel qu’un bûcher
Tu étais là
Traversant l’aube qui portait ma langue
Et je rêve tes seins noirs
Comme une odeur de verveine

La beauté est partout, à la fois dans la fragilité de la vie, la misère, la mort qui rôde comme un chien blessé, et dans la lumière évanescente. Ce qui prédomine, c’est l’image du dénuement et de l’errance, du déracinement. D’origine haïtienne, vivant à Paris, Watson Charles est en effet marqué par l’exil, et tout dans ce recueil rappelle sa terre natale, meurtrie par le séisme de 2010. Voyageur aux mille secrets, le poète avance sur un chemin qui ne mène nulle part.

Ce qui compte alors, c’est l’émerveillement face à la beauté cachée dans tous les replis du réel, l’odeur minérale de la vie qui colle à la peau, les couleurs, les senteurs, les saveurs, le vent de la liberté, ce vent qui nous fait vivre.

Au milieu des bruits du monde, l’absence brille, elle est peut-être cet exil qui éloigne le poète de sa terre, cette terre vers laquelle il tend, qui demeure à l’horizon, et qui prend l’image des seins noirs.

Sur le talus
Je te regarde
Et le monde a au creux de tes mains
Un gigantesque oiseau blanc que j’aime
La fenêtre qui penchait sur le bateau
Était ce jour-là de couleur pourpre
Comme celle des noyés
Le soleil sombre bat ses paupières
Jusqu’à enfanter un autre monde

Manon Thiery, Réflecteur de la neige. Cheyne, 2020

Premier recueil de Manon Thiery, Réflecteur de la neige a obtenu le Prix de la vocation 2020, ce qui lui valut d’être publié chez Cheyne éditeur.

La fragilité, l’absence, le manque, l’éloignement, émergent tout au long de pages dont émane une blancheur, celui du froid de la neige, du froid qui reste dans le cœur quand l’amour a déserté.

Pour dire le peu, le si peu à la limite du rien, ce qui reste dans l’ébréchure des jours, le trou d’une aiguille, métaphore du trou dans le cœur, Manon Thiery évoque des meubles sans tiroir / ni porte, une mangeoire vide, la maigreur d’une carte.

Comment écrire sans pathos ce qui a déserté ? La neige, l’hiver, disent le froid et l’éloignement : les pas dans la neige / tracent un hiver de toi à moi.

on dirait de la souffrance

Souffrance d’aimer sans retour, dans le refus qu’a l’autre de soi, dans son absence qui creuse un vide et du silence, alors, aimer en secret, rendre cet amour plus ténu qu’une brindille :

enfant
je connaissais quelqu’un
qui cachait sa fortune
sous sa langue
sa fortune
était un amour
plus secret que l’œuf
d’une puce
et moi
je te porte maintenant
le même amour

Alors, cette brindille devient trésor, et le désespoir, lumineux. Dans le peu, dans ce qui tremble, vacille, petite flamme dans le noir, réside à la fois la richesse et la douleur, les mains sont comme des coquilles, un ongle tombé sous la terre, l’existence s’amenuise, rétrécit, s’en tient à la fragilité du peu, du presque rien. Il n’y a pas de place pour la sérénité, juste une douleur muette dans le froid de l’hiver, dans l’attente, une vie de glace / traversée. Le souvenir émerge et emplit l’espace, malgré soi, difficile de s’en défaire.

te voir
c’est voir comme l’enfant

qui regarde sa blessure

La peau , l’ancienne peau, devrait tomber, la mue s’opérer, mais il est trop tôt encore, la cicatrice est encore fraîche, l’hiver est encore là, avec la solitude, le gel. La fenêtre, cette ouverture sur autre chose, réside dans le poème, qui est une poche d’air, un réceptacle, à défaut d’être autre chose.

une écuelle suffit
à faire tenir
la vie
comment muer
cette nuit plus froide
qu’un bec de cygne
en nuit moins grande
qu’un nid ?

Florent Toniello, Mélusine au gasoil. Éditions du Facteur Galop, 2021

Mélusine au gasoil fait partie de la série de trois livrets publiés par les éditions du Facteur Galop, dont l’objectif est que les souscripteurs se fassent facteurs-semeurs, c’est-à-dire, passeurs de littérature et de poésie, en distribuant leurs exemplaires aux personnes de leur choix, ou bien en les déposant dans les espaces publics, sur un banc, dans un parterre de fleurs, dans une boîte à livres…

Florent Toniello convoque Mélusine, figure légendaire du Luxembourg, où il réside, et narre, dans un récit en vers, les turbulences de l’Alzette, la rivière luxembourgeoise, laquelle, en 2021, sortit de son lit suite à des pluies diluviennes, provoquant des inondations.

Les sous-sols du CNL du Luxembourg furent touchés, et il y eut des livres des livres des livres / boursouflés trempés gorgés / qui partent à la pelle mécanique / dans un conteneur.

Les crues ayant visité les caves et les sous-sols, dont un certain nombre abritaient divers produits et substances nocives, la rivière se transforma en boue toxique, et Mélusine, qui se baignait dedans, se vit recouverte de gasoil, d’où le titre.

Le point de départ du recueil est toutefois une lecture au CNL à l’occasion de l’anniversaire de Pierre Joris, au cours de laquelle les pluies commencèrent à s’abattre sur la région ; au fil des pages, Florent Toniello, dans un style épique, nous rapporte la suite des événements, nous partageant au passage quelques détails de son quotidien, avec pas mal d’humour.

belle boue du parc
belle boue neuve déposée
tel un limon
limon d’Alzette du parc
je glisse & me rattrape
Mélusine retient un petit rire
– qu’elle est belle quand elle retrousse
son charmant nez pointu –
boue traîtresse
boue de crue (me reviennent en mémoire
les histoires de fertilité du Nil &
je me demande si tu as enfanté, Mélusine)
odeur neuve de boue
oui : le parc Laval sent maintenant la mer

Valérie Canat de Chizy


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