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Lectures de Françoise Delorme (juillet 2019)

dimanche 23 juin 2019, par Cécile Guivarch

Edith Azam et Bernard Noël / retours de langue , Faï Fioc, 2018

Assise sur un banc, attendant un ami au Marché de la poésie, il y a quelques jours, j’entends parler à côté de moi et voilà ce qu’ils disent : « Tu as lu le dernier livre de Bernard Noël avec Edith Azam, Retours de langue  ? Quelle misère, en arriver à un tel degré d’insignifiance, c’est complètement cucu-la-praline ! » J’écoute, surprise, et comme toujours, malgré un fort mouvement de révolte spontanée contre ce jugement sans appel, je remets en question un instant mon propre émoi, mon fort attachement à ce livre singulier.
Mon intérêt persistant me pousse à creuser les raisons de mon inclination :

mais pourquoi verrait-on là-bas
s’inventer soudain l’origine
des raisons de vivre et d’aimer
il n’est pas de commencement
pour ce qui n’aura pas de fin

Il me semble qu’une lecture réticente de ce livre est envisageable, car la vulnérabilité de chacun rendue ici visible porte à l’expression d’un désir naïf qui paraîtra un peu benêt, peut-être : « dès que la langue est amoureuse », elle court tous les risques, même la fraîcheur ingénue (forcément un peu crédule) d’un élan renouvelé :

Il nous faut du désir encore
pour fêter à deux la tendresse
tant que la faux fauche à côté
ce qui pousse au bout de nos doigts
reste aussi vif qu’à ses débuts

Tout au long du livre, une lecture refusant toute sorte d’abandon pourra se gausser du côté bluette d’un tel dialogue, de cette surprenante rencontre de deux poètes entremêlée, rencontre avec des mots, forte relation de langue, en langue, qui existe, je crois. C’est une des forces de ce livre de ne pas avoir évité une sorte de mièvrerie. Il s’assure même ainsi la légitimité d’une belle et candide confiance.

Les œuvres de ces deux poètes offre de nombreuses parentés, une sorte de mise en jeu de soi, du rapport à l’autre, questionnement de la langue - langue d’abord langue du corps dans l’amour et la mort - devant (dans) la violence, la destruction et la cruauté qui nous habitent et doublent la plupart de nos gestes - même les plus caressants - quand elles n’en sont pas l’incompréhensible moteur. Edith Azam a déjà écrit avec d’autres poètes. En 2014, elle a publié On sait l’autre, accueil conquis de la capacité d’accueil dans une débauche de questions dont la plupart restent irrésolues, mais motivent l’ouverture à laquelle il faudrait tendre. Presque comme en regard, en 2015, Bernard Noël a écrit un livre austère et dérangeant, intitulé Monologue du nous, serait-ce un oxymore ? En tous cas, la réflexion morale et politique qui s’y déploie, n’est pas sans rapport avec Retours de langue, titre troublant que j’imagine comme un baiser se répondant longtemps. Il y écrivait :

Nous sommes naturellement un et volontairement multiple, mais la difficulté est ensuite de faire que ce multiple soit un. Nous voudrions que nous soit une personne - une personne et non pas un individu - et qu’il soit capable d’affirmer sa diversité sous un seul visage.

Dans Retours de langue, la forme est simple et contrainte, la même pour chacun, quintils d’octosyllabes non rimés dont la tenue se transforme et devient plus lâche, plus continue aussi, au cours des chapitres, un peu comme une inspiration et une expiration se suivent, dans l’effort, puis l’abandon. Les voix se mêlent, interfèrent, se répondent, se laissent mutuellement de la place, différenciées seulement par des polices singulières. La musique qui surgit se renouvelle, appelle un recommencement, une suite plus qu’un écho. La fin du livre, en quatre vers, résume magistralement le projet moral et poétique de ce livre :

À ma façon
je veille
sur toi :
à ta façon :
tu m’y autorises.

Pour moi, Retours de langue importe beaucoup. C’est un petit livre essentiel. Aujourd’hui, quelques tentatives d’œuvrer à plusieurs, pas toujours aussi abouties, semblent indiquer, parmi les soubresauts qui agitent la société, la montée d’un désir qu’il faut interroger. Peut-être s’agit-il de remettre en question la définition de l’individu et surtout sa préséance, sa primauté, sa nature de source première ?
N’est-ce pas ce que suggère le dernier vers : « tu m’y autorises » ?
Il n’est pas anodin que le pronom « tu » et le verbe « autoriser » - qui sous-entendent l’un et l’autre une relation posée comme absolue et prenant source dans l’autre que soi, donnant source à autre que soi - concluent le livre où se plient et se déplient à la fois l’enfermement des subjectivités et un moyen de le dépasser. Un tel entremêlement des préoccupations poétiques et vitales de deux langages dans et avec une langue, réagissant l’un à l’autre, l’un vers l’autre et l’un contre l’autre, ravive paradoxalement les singularités, mais en les rendant interdépendants, peut-être « transsubjectifs » selon le mot de Henri Meschonnic :

Aujourd’hui
autrement
aujourd’hui mieux qu’avant
à nouveau nous voilà
l’un en face de l’autre
et je t’écoute
et te regarde.

Le mot « autoriser », rapproché au plus près du mot « veiller sur », suggère que seule l’acceptation de la relation rend possible l’action, le sentiment - la réaction ? - de l’un à l’autre, cela sans fin, agrandissant le présent, le faisant surgir. S’il existe une liberté, ne serait-elle pas d’abord l’accueil d’une sorte de « co-existence », proche de la « co-naissance » telle que la définit Paul Claudel ? Ne rendrait-elle pas inéluctable la nécessité d’un déplacement - au moins rêvé - des centres de gravité des rapports de pouvoir ? Bien sûr, à cause de la majuscule qui affecte assez souvent le mot « autre », on pourra penser à Emmanuel Lévinas, à l’idée de responsabilité, au devoir, au pouvoir de donner réponse. Il me semble qu’une des deux voix de Retours de langue ne met pas de majuscule à « autre » (ni à aucun des pronoms personnels convoqués) et je m’y rallie mieux : elle accueille une sorte de préséance de l’altérité, mais d’une altérité tout ordinaire, qui me semble être à l’origine de toute poésie ; celle-ci se proposerait alors comme l’autre nom de tout commencement, ici et maintenant, dans la capacité humaine d’être et de devenir langage :

je me souviens...tu t’en rappelles ?
avant Tu ne s’existait pas
ni dans ton crâne ni dans le mien
puis les têtes se sont ouvertes
pour mêler l’âme : à la pensée

je me souviens de mon silence
de ma bouche qui s’effaçait
de marcher à revers d’espace
pour aller au fin fond du mien
y accueillir : ton évidence

Avec ce petit livre à deux voix dont l’une relance et accompagne l’autre, dans la réciprocité, Edith Azam et Bernard Noël proposent à la lecture un poème métissé, pas vraiment serein pour autant, même s’il s’abandonne au plaisir et à l’étonnement continué de naître d’une relation. On reconnaît sûrement l’un et l’autre poètes, mais plus absolument ; surtout, cela ne semble plus si nécessaire. Je me suis dit qu’on pouvait peut-être aussi entendre comme le frémissement sous-jacent de ce que Nathalie Sarraute appela des « tropismes », frémissements confus de la langue en nous : chacun, dans la relation instaurée, trouve sa voix, une voix redevenue inconnue, mais aussi plus attentive, plus sensible. Ce qu’instaure ce dialogue et ce qu’il propose au lecteur ébahi, vraiment, « ouvre tous les possibles » et en tous cas affirme une manière aventureuse de reposer les questions de la réalité et de la nature des identités (qu’est-ce en vérité ?) et des subjectivités - elles se susciteraient l’une l’autre - irréductibles et indécidables.

Trás-os-montes / José-Flore Tapy, éditions La Dogana, 2018

José-Flore Tapy poursuit avec Trás-os-montes, livre qui vient d’obtenir le Prix suisse de littérature 2019, une œuvre dense, exigeante. Celle-ci semble évoluer, mélancolique, d’une langue très épurée en quête d’un air raréfié et d’un monde poétique en quelque sorte sauvé, vers une poésie plus souple, plus incarnée, ce qui ne l’empêche pas de rester pensive, très aérienne. Peut-être même devient-elle encore plus légère, car l’émotion affleure plus souvent, celle du poème comme celle du lecteur, émotion née de l’évocation de gestes quotidiens, de petits événements sans importance, de paysages à peine esquissés - très silencieux, comme des tableaux - où apparaissent choses de peu, chemins, maisons, silhouettes et jardins. Les poèmes composent des moments qu’irriguent plus ou moins de lumière ; elle dessine un cosmos singulier enveloppé d’espaces diurnes et nocturnes plus ou moins avenants, plus ou moins assurés de leur propre existence, de leurs contours :

...et l’éternelle affaire du vent
comme un foyer où rien n’arrive,
rien sauf la lumière,
et cette fine couche de poussière
sur les meubles, qui s’éclaire
s’allume

Les poèmes se rassemblent en deux parties divisées en chapitres dont l’énonciation fait déjà poème. « Avant la nuit » regroupe Le corridor, le potager, L’orage, Avant la nuit et « L’heure blanche » réunit Les pylônes, L’heure blanche, Les tamaris, Le creux, Dans la nuit. Et l’évocation d’une vierge peinte dans une petite église grecque dont les couleurs abîmées portent en elle un chagrin fatigué ouvre en exergue la lecture par une lancinante question :

faut-il pour vivre
ignorer l’ombre
qui se délabre

et cette plainte
à peine audible
qui s’efface
dans la nuit

ou laisser la pensée
tourner
entre ces murs

Le livre semble faire réponse et assurer à la pensée un havre nécessaire, menacé par une nuit certaine, nuit qu’un poème célèbre cependant non sans une sorte de tendresse ambivalente, mais consentie :

On a beau l’oublier,
la nuit se glisse entre nos jambes
avec le froid, l’humidité.
Pourquoi la craindre, vouloir
à tout prix la chasser ? c’est elle
qui soufflera papiers et détritus
au coin des arbres, qui effacera
les taches, l’encombrement
sur les trottoirs

noyant peu à peu
chaque fenêtre allumée

L’incertitude créée par le pronom « elle » parfois employé d’une manière énigmatique court dans toute la première partie et l’aère d’une manière qui n’entame pas le profond sentiment d’évidence que fait naître la suite de poèmes qui la compose. Ce « elle » qui se désagrège et se transforme au gré de la lecture, s’agit-il d’une femme qui a vécu ce que les poèmes racontent et s’agit-il alors d’une sorte de tombeau poétique ou bien s’agit-il de la nuit, tour à tour la vraie nuit ou bien la mort ou bien aussi l’intimité du poème où se réfugie la mémoire de ce qui fut. S’agit-il de l’une et des autres dans le même mouvement que la poète accompagne, prolonge et protège :

je me hâte et t’emporte
avec moi - désormais
sans ancrage, plus légère
que vivante -
et referme sur mes épaules
les écailles de la nuit

Dans la partie intitulée « L’heure blanche » introduite par les vers d’Antonio Porcha « Tout ce que je porte attaché en moi, / se trouve libre, quelque part », le jour se lève en des poèmes imagés où la vie suit des chemins « jamais las / de nous conduire ou de nous suivre ». Le jour se déploie en événements ténus et mobiles, mais touche vite à la nuit déjà revenue, pas toujours inquiétante lorsque la lumière ailée de la lune y brille :

Une lune rousse se lève
gonfle ses plumes
une à une, effleurant
chaque étoile

comment imaginer
plus douce caresse
sur les ponts, les toitures,
les poteaux

au loin tous les moteurs s’éteignent
et nos cris sans réponse
électrisent le ciel

Évoquer un tel livre en ces quelques mots pour accompagner un ou deux poèmes, ce n’est que l’effleurer. Et ce n’est pas vraiment lui rendre justice. Il me semble qu’il faut nécessairement entrer dans les poèmes, y rester longtemps, contemplatif et attentif. Il faut les lire, les relire, attendre que le silence, propre à la manière légère et subtile de José-Flore Tapy de lier les mots en sonorités claires et les images en échos ténus, délivre une parole qui

fouille des yeux
l’obscurité, à la recherche
d’un sachet blanc
ou bout d’étoffe nouée
aux arbres

miettes
dans les plis
d’un étroit défilé

Comme le Stalker d’Andréï Tarkovsky ou comme un Petit Poucet inquiet, la poète jette des ponts, des passerelles de mots qui ne permettent pas de s’évader, mais plutôt de se rapprocher d’un murmure qui s’efface et dont elle veut, peut-être, avec tact et discrétion, retarder la disparition :

M’enfuir, partir au bord des friches
incultes, tout au fond des ravines
là où personne ne s’aventure
jamais, où seuls de rares sentiers
se perdent

[...]

Peut-être est-ce là
que j’entendrai - s’il est
encore audible -
le souffle des absents,
le douloureux babil
de ceux qu’on a perdus

ensevelis
si loin de nous
dans l’infini

La force et la qualité des images qui naissent de ces poèmes n’est pas à démontrer. La musicalité qui s’y déploie, très retenue et comme suspendue en échos successifs qui se répondent et s’engendrent - tels des chants de bergers dans la montagne, invite à les lire à haute voix, afin qu’ils laissent entendre la teneur délicate d’une réelle mélancolie, mais tellement en retrait qu’il faut bien tendre l’oreille. De même, le regard doit s’acclimater pour deviner un monde à la fois familier et étrange, pour sentir le poids d’un irrémédiable chagrin sourdre à nouveau d’une beauté qu’il ne menace plus, mais sans l’alléger. Il persiste :

Il s’obstine,le chagrin,
s’obstine encore, avec sa cohorte
de phrases incohérentes,
le souffle court. J’ai beau l’enfouir
chaque soir dans la terre molle
avec les coquilles d’œufs et
les cendres du feu, ou tenter
d’enfumer ses fantômes,
au matin il revient
comme si de rien
n’était

D’une / Régis Lefort, éditions Tarabuste, 2019

« Tenir debout ne sera jamais que chanceler encore » écrivait Régis Lefort dans Des matins fous d’étendue de désert et de mer en 2011. D’une poursuit cette image jusqu’à l’infini dans un long poème vertical, baigné d’une lumière dissolvante et traversé par la couleur rouge qui semble résister à toute destruction dans une danse inéluctable, écartelé entre l’horizontalité de la mer - mais aussi du vers -, et « l’impulsion verticale libérée », celle d’une danse amoureuse qui s’élance comme celle du feu qui nous soulève, chute menaçante tout aussi bien. Une force - ou est-ce une impossible forme - semble surgir sans cesse d’une origine qui se détruit en même temps qu’elle s’invente. Comme la vie elle-même, elle se déprend et se reprend, mouvante. Comme la jeune fille sacrifiée dans Le sacre du printemps dans la version chorégraphique, douloureuse et violente qu’avait imaginée Pina Bausch, elle revient, ici, en Néréide à la robe rouge, jeune fille toujours renaissant et toujours mourant.

Ce livre que je ressens comme un seul poème, quoiqu’il soit divisé en dix chapitres de vers courts plus ou moins comptés et non rimés, est animé par un rythme très fluide et simultanément très haletant. À la fois très cérébral et très incarné, il reste très mystérieux. Et à chaque lecture, sa musique, très prenante, à la fois tout en délicatesse et parcourue de ruptures violentes qui la relancent, s’irise autrement. Quand je dis rupture, le mot est trop fort, peut-être s’agit-il de violentes torsions, de cruelles tensions ; et peut-être n’y a-t-il justement jamais de rupture complète. Lire la mise en poème d’une étreinte amoureuse est tout à fait possible, que l’on s’y abandonne ou qu’on la provoque. Mais elle se double immanquablement d’une réflexion sur la nature inquiète et prospectrice du poème :

je voulais dresser
dans mon poème
l’écart et l’aveu
l’union de l’algue
et de la dune
je voulais en moi
l’érection première
de la beauté
ce qui s’étreint
sans raison se dépose
inimaginable
et laisse éreinté comme
le sable roulant
sa masse si légère
dans la multitude

Peut apparaître, tout aussi convaincante, une lutte de survie entre ce qui (se) construit et ce qui (se) détruit, ce qui divise et ce qui réunifie, l’une et l’autre forces souvent indémêlables, lutte souvent évoquée comme une sorte de naufrage dans une matière envahissante qui, pourtant, se révèle pleine de vide elle aussi, combat vécu dans la vie réelle, dans les relations humaines, contre soi-même et avec les mots dans la création du poème :

j’avais toujours fait face
mais au moment où le vers
arrivait à la fin de la page
la vase était déjà entrée
dans mes narines et tapissait
l’intérieur de la respiration
d’une glaise biblique
on ne pouvait déceler à présent
q’une ellipse liquide
où je m’enfonçais

Rien ne tient. Rien sur quoi édifier une quelconque certitude. Aucune durée dans laquelle s’inscrire, aucun sol sur lequel s’appuyer. Tout se meut, si vite ou si confusément qu’il est impossible de rien reconnaître, de rien comprendre d’une lutte si échevelée avec soi-même, avec le monde réel, avec les mots, avec ce qui se joue de notre existence dans la relation entre mots et corps, le corps propre comme le grand corps du monde, très présents ici l’un et l’autre. Pourtant, le déroulement de ce poème complexe, ni feuilleté, ni labyrinthique, ni riche d’embranchements, donne la rare sensation d’une profusion de possibles, ouvre des chemins pour respirer, respire lui-même avec force. Chacun de ces possibles entrevus émerge un instant, disparaît, réapparaît ou disparaît pour laisser naître une autre vision. L’imaginaire du lecteur est soumis à une sorte d’épreuve, celle d’épouser la mobile plasticité d’images fugaces, la rapidité de changements de focale imprévus, fuyant mais aussi revenant, pour percevoir simultanément naufrage et salut, lumière et ténèbres, vivacité et passivité, combat et abandon, profusion et épure. Le tranquille cours du poème, qui pourra aussi faire penser au passage inexorable et lent du temps, est parcouru par de permanents frémissements, de trous de silence et de pleins fourmillants. C’est vrai, il est difficile, de ne pas penser au mouvement du feu, d’autant plus que les autres éléments, l’air, l’eau et la terre, semblent être convoqués essentiellement pour nourrir la violence d’une flamme inextinguible. Il s’agit de faire naître et de manœuvrer l’énergie, de trouver, de créer l’énergie du poème, mais c’est assurément être voué à s’y abîmer. Je pense à ces mots de Rimbaud : « C’est le feu qui se relève avec son damné ».

Mais Régis Lefort, conscient de l’impossible quête - vouloir dans le même geste le surgissement et son effacement - , accepte peut-être plus que son ancêtre l’écart entre l’un et l’autre, entre le bégaiement et l’assurance du mot juste, entre ce qui apparaît et ce qui disparaît, consentement ambivalent qui s’exprime dans l’image réitérée d’une claudication bénéfique, quoiqu’infiniment douloureuse. Car cet écart, ce handicap est sûrement à l’origine de tout acte de parole, et peut-être à l’origine de toute subjectivité assumée. La subjectivité, quoiqu’elle en ait, se voit obligée de toujours s’aventurer dans le divisé, ce que désigne aussi le beau titre étrange de ce livre où se divise encore et encore une masse compacte jusqu’à sa plus infime parcelle pour cependant renouer avec une sorte d’infini qui a perdu peut-être ses directions, verticalité comme horizontalité, au profit d’un mouvement permanent, régénérateur d’une unité toujours en train de (re)naître et générateur d’un élan singulier, solitaire et réductible à nul autre. Et j’imagine que le poète s’y résout autant qu’il y reste rétif, partagé entre une crainte - celle de s’anéantir - et un désir impossible à retenir, celui de réussir à garder dans le langage du poème quelque atome de l’énergie de la vie enfin rendu sensible, de risquer une façon de marcher, d’apprendre à marcher comme le fait l’enfant, d’apprendre à parler, comme le fait l’enfant :

le poème est une claudication
pensais-je
et j’avais cherché
aussi bien dans l’immersion
que dans le mouvement perpétuel
[...]
je voulais non pas écrire
mais être le poème
je voulais en moi
l’écriture première
et le signe effacé
je voulais en finir
pour entrer
dans l’une et pureté
d’une langue de feu
j’étais à présent
comme la vague
échoué
apparaissant disparaissant
et dans la ruine
et la tempe solaire

Le cœur élémentaire / Véronique Gentil, éd.Faï fioc, 2019

aujourd’hui, quand je regarde les tableaux,
ce ne sont pas les tableaux que je regarde mais une vie entière
qui n’est plus la mienne
et je suis bien

extrait de Fers

Le dernier poème du livre de poèmes en prose de Véronique Gentil Le cœur élémentaire (titre dans lequel il est difficile de ne pas entendre le mot « terre », qui privilégierait cet élément-là plutôt qu’un autre si l’on n’entendait pas aussitôt le mot « air » où s’anime la lumière et qui se laisse traverser par la beauté de tous les gestes, de toutes les voix) porte sur « le chant de l’ortie », écouté avec une grande attention, non sans une certaine tendresse. Cette plante envahissante en général peu aimée éveille une volubilité, « un chant dans lequel l’homme a sa part » et ce chant réveille ce qui dort dans la multiplicité des noms, ce qui se cache dans les friches, les décombres « sur la terre durcie », une sorte d’arborescence généalogique et cosmique. Le poème est introduit par un extrait assez long d’un conte d’Andersen, sûrement un des plus émouvants : « Les cygnes sauvages ». Je l’ai toujours vécu, dès l’enfance, comme un enracinement de la parole dans les gestes difficiles et comme la métaphore de l’humanisation, pas complètement réussie puisque que l’un des frères devenus oiseaux par ensorcellement gardera la mémoire de son animalité sous la forme d’une aile - souvenir aussi de la capacité de voler. Lorsque la jeune fille lancera sur eux, dans l’urgence, les tuniques faites avec des fibres d’ortie, il manquera une manche ! Le travail auquel elle est astreinte consiste d’abord à écraser la plante, fabriquer du fil, puis à élaborer des tuniques avec le fil obtenu. Elle doit le faire dans un silence absolu : « de ta langue, dépend leur vie ». Elle doit conquérir en quelque sorte la parole, gagner une langue capable d’exprimer. Et ce sera pour tous. Mais elle ne pourra parler qu’après avoir péniblement travaillé à filer jusqu’à s’en brûler la peau, tresser le fil, puis tisser un vêtement, qui me semble être aussi l’apanage des noms : ils nous habillent, mais pas complètement, ils nous donnent le monde, mais il est nécessaire qu’ils se souviennent du silence vivant d’où ils viennent, (re)naissant à chaque fois à la lecture, à l’apparition de chaque mot prononcé. Ainsi du papillon évoqué dans le poème éponyme :
[...]
sur une herbe un papillon mort s’accroche encore par ses griffes. Ses couleurs ont passé et son pauvre poids d’écailles il l’a abandonné en se frottant aux fleurs

qu’y a-t-il dans ce triangle d’ailes repliées qui m’atteint autant qu’un événement majeur ? Dans cette vie qui délivrera si peu d’épaisseur et de force ’

un angle par lequel on perçoit l’éphémère très simplement, et même très brutalement, une vue par où se forment des pensées sur des nuances d’existences, par où elles trouvent leur sol sans abus de symboles et d’analogies

près du goudron désert et familier le papillon n’est pas comme une feuille, il ne figure pas la brièveté de sa vie. Il est un papillon mort à la vie brève

ainsi la vie n’est-elle plus agrégée artificiellement à une autre vie mais révélée dans sa part commune et sa part singulière

Véronique Gentil est aussi peintre. Ses travaux cherchent à révéler le monde dans son instantanéité - mais aussi sa continuité corollaire, même paradoxalement discontinue - plus qu’à le magnifier ou lui construire une durée sans réalité, comme dans les poèmes de ce livre que je trouve particulièrement sensibles et prenants, émouvants :
[...]
je n’ai guère de mémoire, pourtant ce que j’ai vécu d’images, d’êtres et de terre repose en moi comme des chantiers dormants, non comme des choses mortes

le présent me semble à l’instant l’instant d’une onde qui vibre un peu plus fort qu’à son origine

Les images, les « choses vues » ou entendues rameutent de fines perceptions et leurs traces - leurs cheminements- vibrant de toutes leurs couleurs, de tous leurs mouvements légers ou plus violents. Elles pensent toutes seules d’être rêvées si juste et ravivent chez le lecteur mais aussi chez la poète une adhésion au monde, une réceptivité qui nécessite et relance une perpétuelle curiosité (« une ardeur enfantine a demeuré ») une exactitude et peut-être aussi un souci toujours renouvelé :
[...]
dans la durée du soleil l’ombre se resserre autour des arbres, le ciel pèse d’un poids blanc et nos corps pensent à leur manière. Des geais gras volent à hauteur d’homme. Des éperviers se laissent tomber. L’air se divise par les oiseaux. et comme eux par paliers nous glissons, nous descendons et nous glissons, nous nous lions aux feuilles, nous formons des brassées de rêveries
[...]
Les poèmes de Véronique Gentil donnent à embrasser par la mémoire du regard mais aussi par une belle musicalité - toute en longues tirées d’aile - une cosmogonie qui lui est propre, très terrienne, végétale, animale, humaine, une sorte d’écosystème toujours changeant, toujours menacé dans sa fragilité, qui nous affecte et nous rend comme intelligibles à nous-mêmes, en tous cas assez heureux d’exister, et ce par la langue, par l’écoute sensible des noms associée à une observation très contemplative du réel autour du corps, une expérience vécue par un corps parlant :
[...]
les herbes folles ont des noms formidables (agrostide stolonifère, vulpin fauve, mélique uniflore, brome confondu, sétaire verte) qui hors des livres nous les font regarder soigneusement et aimer de les connaître mieux

Et c’est vrai, ce qui surgit de ces poèmes à la fois très objectifs et très subjectifs, c’est la certitude que les mondes humains (à la fois communs et singuliers) naissent d’un étrange tissage entre ce qui est et ce qu’une fine perception saura en dire, en montrer, perception née de ce que la poète regarde, de ce qu’elle sent , de ce qu’elle est capable, comme la jeune fille du conte d’Andersen, de broyer, de filer, de tisser :
[...]
(il y avait dans ces fleurs un œil fixe qui les représentait et enseignait que ce que l’on voit des choses est ce qu’elles font de nous - par extraction)

Figures de silence / James Sacré, éd. Tarabuste, 2018,
Un pays mal continué / James Sacré, éd Méridianes, 2019
Sans place / Antoine Emaz et Je s’en va / James Sacré, éd. Méridianes, 2019

« Descriptif, émotif, réflexif, narratif : quatre registres alternent d’un poème à l’autre et à l’intérieur de chaque poème » écrit Antoine Emaz dans la préface de Figures qui bougent un peu de James Sacré, réédité en Poésie/Gallimard l’année 2016. La multiplicité mouvante de ces registres, pensive, souvent teintée d’ironie et de mélancolie, joue aussi entre chaque livre, dès le premier livre paru il y a longtemps, mais aussi aujourd’hui entre quelques livres qui paraissent, apparaissent au même moment : Figures de silences, Un pays mal continué (avec des peintures vives de Vincent Bouliès) et Je s’en va en réponse à Sans place d’Antoine Emaz dans le même opuscule. Je s’en va suivrait plus la veine émotive, affective même, montrant l’intimité d’une amitié dans les mots - mots et amour des mots, mais pas seulement - qui fut partagée vivement et se rompt soudain avec la mort de l’un, continuée par l’autre dans une solitude comme accrue. Ce court livret à deux voix pèse le poids de tant d’instants, qui importent, que le lecteur essaierait de ressentir pendant un infime instant partagé aussi. Un pays mal continué développerait particulièrement l’élan tranquille d’une subtile narration-description , comme sans fin, pour faire paysage, paysage aux couleurs peut-être nouées pour dire un pays vivant et menacé plus qu’à l’ordinaire par une industrialisation pas assez bien pensée et une urbanisation trop poussée, pays sillonné pour aller voir des amis dont les noms dans la dédicace accompagnent celui qui lit et qui ne les connaîtra pourtant probablement jamais. Mais il reconnaîtra leur crainte devant une montée des eaux qui détruirait le jardin, la maison et tout le pays environnant raconté avec une minutie infinie, tel que le poète l’a observé avec assez d’attention, ce qui lui fait dire que c’est le paysage qui lui donne les mots et non l’inverse. Et on pourra s’imaginer qu’avec Figures de silence (dont le deuxième chapitre est intitulé « On imagine un paysage » !) le poète laisse et fait miroiter plus particulièrement une mouvante méditation sur toutes sortes de figures inventées, étranges et familières, et plus encore sur des masques, longuement décrits avec force détails, formes aux mystérieuses et troublantes fonctions. Par analogie James Sacré réfléchit aussi sur le poème, déploie en fins réseaux une toile d’araignée, selon une géométrie très organisée mêlant prose et poésie ou au contraire en écheveau bien serré et très entremêlé, difficile à défaire. C’est finalement comme si chaque livre était des masques les uns des autres. Chaque élément renvoie à plusieurs éléments dans le vers, dans le poème, dans le livre, dans les livres, dans les entretiens à propos des livres, jouant de l’écart impossible à cerner entre les mots - leur apparence et leur musique, à la fois silence et son modulables à l’infini - et ce dont ils parlent. Tout cela ne rend pas très facile de réfléchir et de résonner, d’autant plus que la note critique réduit inévitablement le propos et laissera forcément échapper la plupart des aspects changeants - pourtant très distincts les uns des autres - et émerveillants de ces poèmes.
    Un paysage de tête / autant qu’un lieu / sous les yeux / c’est pour cela qu’il tient / avec de très légers bougés dans la couleur, écrit Antoine Emaz dans Sans place. Est-ce réponse à des propos partagés avec James Sacré et aussi à d’autres poèmes d’autres poètes, plus sourdement se disséminant depuis l’aube des temps humains dans nos vies de poètes et de lecteurs ? Réponse continuée pour encore un peu de temps dans une nouvelle question de James Sacré :

Le cœur, la pensée calés
Dans le confort de ton poème

Quelle brillance d’une vie passée
Crois-tu saisir
En seulement quelques mots, quel présent soudain
Qui en serait plus vif ?
    Je s’en va

Qu’est-ce qui aura tenu ? Qu’est-ce qui tient ? Qu’est-ce qui se tient, qui continuerait ? Qu’est- ce qu’on retient ? Qu’est-ce qu’un poème ? Qu’est-ce que vivre ? Qu’est-ce qu’écrire-vivre ? Les questions du temps et de la mort, de l’apparition et de la disparition, de l’amitié avec le monde et entre les êtres humains, se répètent sous de multiples formes dont la mobilité et la transformation permanentes figureraient le mouvement de la vie, formes qui « bougent un peu », formes qui bousculent le silence jusqu’à le rendre lui aussi indécidable, jusqu’à ce qu’il devienne une affirmation et une question, « effrayant » et « amical » simultanément ou presque :

Poème ou peinture
pour cacher ou montrer, tu sais pas.
On regarde, on entend, difficile
De savoir ce qu’on voit, et quels cris
Ou quel silence amical effrayant
Dans le fond du temps ? Ou là seulement
Sur la toile et le papier blanc ?
    Figures de silences

Et le singulier se fragmente en pluriel, sans que chaque morceau, sans que chaque sorte de silence cependant se détache complètement d’un silence inconnu, radical, celui du dernier mot de Figures de silences, silence dans lequel rien ne pourra plus résonner, à qui on ne peut plus répondre, et qui ne sollicitera plus - ni nos questions, ni notre accueil - parfois avide - à son existence bigarrée et profuse :
Quelqu’un devient du silence
    Figures de silences

Mais « Un silence n’est pas forcément la mort ». Certains silences, désirables, ponctuent, définissent des espaces en les pointillant, ouvrent des marges de manœuvre aux mots, aux impressions, aux sentiments. Ils rendent possible et l’espace et la durée, dessinent une distance qui permet, sinon de voir mieux, du moins d’imaginer - grâce à un chassé-croisé d’ouvertures et de fermetures - ce que les mots voir, écouter, toucher, aimer, pourraient donner à entendre :

On ne voit pas le silence,
Et croit-on l’entendre ?
On le sait
A cause de la distance qu’il met
Entre le vivant de quelqu’un d’autre
Même quand l’autre est là. et même
Touchant ton corps
    Figures de silences

Souvent, en lisant les poèmes de James Sacré, quel que soit le livre, je me souviens du plaisir vécu et si intense des jeux de cache-cache et aussi du plaisir que je vois chez les enfants très petits que rassure la réapparition de ce qui est caché, au point de les faire rire à gorge déployée et, surtout, de désirer recommencer sans cesse ce jeu excitant. Perdu, retrouvé. Perdu. Dans l’émotion renouvelée, j’éprouve un fort bonheur à les lire - souvent avec des larmes au bord des yeux, à les relire, comme si je partageais le plaisir que le poète prend sûrement lui-même à ces tours de prestidigitation qu’il réitère obstinément comme on respire, non sans une inquiétude mêlée, peut-être celle de ne pas savoir lire ce qui se passe, ce qui s’est passé, de ne pas savoir, de ne pas pouvoir faire réapparaître dans le poème ce qui est apparu-disparu, ni même ce qui apparaît-disparaît - et cette ignorance est bien sûr en partie vraie, pas seulement feinte :

Une image parfois surgit (on dirait
Que c’est dans la pensée - le mot rêverie peut-être
Conviendrait mieux, mais rien de plus précis pour autant)
En général il y a une couleur vive
Ou quelque forme qui a surpris l’œil
Une image, quelques autres, c’est
Comme un pointillé de vie dans le temps
Quelque chose de fort mais qu’on ne sait plus lire
Alors que le plaisir est grand. On voudrait qu’un poème
Continue ce pointillé du temps
Dans la vie qui n’aura rien dit.
    Figures de silences

Le cheminement des poèmes semble n’aller nulle part et n’être assuré de rien, creusant comme le ver du bois dans le noir un dessin qu’il ne verra pas. Mais peut-être pouvons-nous tenter de nous les faire voir les uns aux autres, ce qui sous-entend de s’y ouvrir, de laisser agir les poèmes, les peintures, les masques ? Le fil grignotant-grignoté des poèmes de James Sacré est particulièrement compliqué, poèmes pleins de retours sur eux-mêmes, traversé d’élans et de retenues, entortillés en boucles dans tous les sens - comme sont représentées les oreilles sur certains masques - jusqu’à brouiller l’entendement. Comme un vertige. Si on devait le dessiner, il apparaîtrait vraiment comme une « loque brodée ». En même temps lève un fort sentiment d’évidence : ce qui est dit est vraiment dit et a été extrait, avec une obstinée et rare ténacité, d’un silence qui semble plutôt alors détourer en facettes ce qu’on voyait d’abord comme un effet moiré, volontairement flouté, dédoublé en ombres et lumières presque réversibles, démultiplié avec opiniâtreté, masqué en somme : mais pour narrer au plus près de sa réalité concrète une expérience singulière, un moment vécu et dans le même temps mouvoir, par l’agencement précis des mots dans un poème, des strates de sens possibles sur fond de perte :

Je croyais n’avoir pas trouvé le chemin pour la plage des Aresquiers
Mais c’était bien cet endroit où j’arrivais tout à l’heure,
ce bord de mer sans nom
Et beaucoup de sa plage a disparu,
L’usure du tout dans la montée battante des eaux
    Un pays mal continué

Dans Un pays mal continué, James Sacré pose moins de questions qu’à l’ordinaire. Est-ce pour cela que les peintures de Vincent Bouliès semblent affirmer avec encore plus de vigueur qu’elles seules l’existence d’une joie d’exister sur la terre, même endolorie ? En tous cas, les échos entre mots et couleurs invitent à plutôt se sentir bien, dans la modestie des matériaux du peintre et par le goût fabuleux d’un seul grain de raisin, par exemple, cueilli dans une vigne qui ressemble à s’y méprendre à la forme ouverte - ce qui ne veut pas dire en désordre - d’un poème tel que le rêverait le poète :

Ni piquet ni fil pour tenir les pampres :
On peut marcher librement, suivre les rangs, les traverser.
J’ai dans la bouche ce goût prononcé de muscat (un seul grain de raisin que j’ai pris)
Qui répond aux grappes fleuries des lauriers-roses, au parfum des prunes reines-claudes.
    Un pays mal continué

Les questions ne réapparaissent que dans les dernières pages et me semblent susciter des affirmations, montrer un vif désir d’« efficacité » avivé du mot « convaincre », un désir de rendre sensible la fragilité de la terre en son « visage dévasté », de réactiver le goût des jardins que nous avons su y cultiver, jardins pas encore perdus. Jardin comme un poème, poème comme un jardin, lieu de rencontres favorables entre culture et nature, qui défie depuis toujours la nette et peu féconde distinction entre ces deux catégories. Dans ce dernier poème « Le poème continuerait quel pays ? », le lecteur retrouve tant des mots déjà vus, déjà entendus, venus, revenus, plus ou moins aimés - jardin, mort, oubli, mal ou plutôt pas trop bien arrangé, vivant, amitié, caresse, main, corps, visage - peut-être jusqu’à ce que nous les entendions mieux et suffisamment longtemps : ils nous rappelleraient que c’est bien ici et seulement ici que nous vivons, lisons et écrivons, dans le même geste, partagé nécessairement, même si ou parce que solitaire, dans les pronoms personnel et adjectif possessif « on » et « nos » :

En quelques mots comment dire
Avec un rien d’efficacité pour convaincre
Que toute contrée meurtrie
Cache un jardin ?
[...]
Pas forcément qu’on y voudrait
Quelque chose de bien arrangé
Pas forcément de la beauté,
Non plus du laid,
Mais du vivant .

Guérir la terre en ses endroits les plus atteints,
retrouver l’amitié de nos mains
Pour caresser le plus enfoui de son corps
Sous le visage dévasté.
    Un pays mal continué

Avec une certaine inhabileté, qui n’est ni « la cime » rêvée d’Yves Bonnefoy ni absolument fatale comme le crut Rimbaud, nous habitons sur la terre et avec elle. Elle nous nourrit, nous donne pays (et aussi des paysans), puis nous donne les noms, nous donne des paysages. Et même, cuite et devenue céramique, la terre nous offre la possibilité d’inventer des masques qui auront fait peur, plaisir ou rire, qui traverseront un peu le temps, même devenus figures muettes. Argile sur le chemin, la terre offre à l’enfant sa malléabilité pour modeler des objets de peu, ni parfaits, ni éternels, plutôt vivants, au moins un peu :

un semblant de forme qui fait matière soudain tas de boue dans le chemin bas j’y modelais je sais plus, mal gardant mes vaches, matière du monde ou des mots c’était qu’un jeu rien de conséquent
J’étais content
Si maintenant c’est pareil, les mots tassés petit muret de boue sèche et pas pour durer ? Je saurai jamais pourquoi ça contente et pas.
   Figures de silences

Françoise Delorme


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