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Repaires, repères, Françoise Delorme (avril 2024)

samedi 13 avril 2024, par Cécile Guivarch

Jusqu’au dernier trait d’hirondelle
le soir tombe d’un battement d’ailes
François Migeot

Le poids d’un mot comme un oiseau vivant / Claire Krähenbühl , éditions Les troglodytes, Genève 2023

Extraits d’une citation de Gilbert Trolliet inscrite en exergue à ce livre les mots qui composent ce beau titre, en fragilisant la ressemblance en comparaison, donnent une sorte de légèreté empreinte de gravité (dans tous les sens du terme) à ce qui va être lu. Il faudra prendre soin des mots, pour ne pas qu’ils meurent. « Oiseau » et "vivant » dévoilent déjà que les poèmes de Claire Krähenbühl que nous lirons ici, comme souvent, seront très délicats, très retenus, cependant intenses, irrigués par des questions, un doute, des désirs jamais satisfaits, mais toujours repris, renoués par une sorte d’intrinsèque mélancolie tenue en retrait :

être toujours
en retard d’une image, en avance d’un rêve
[...]
le regret te regarde et se tait entre le trop tard
le déjà passé le trop tôt le pas encore et le plus
jamais                comment savoir ?

Comme des variations musicales qui s’entremêleraient les unes dans les autres, la lectrice ou le lecteur peut suivre celles sur la notion d’enfermement, d’appel ou d’envol, ou alors, peut se laisser dérouter, dans un jeu de pleins et de vides, par celles sur le divers surprenant du monde, légèrement chaotique, que traversent (un des mots qui revient sans cesse) d’autres variations sur toutes sortes d’oiseaux, d’ailes, de plumes, de petits corps volants ou tombés par terre, de désir de légèreté que le choix des mots et des sonorités transforme en une musique fluide qui se relance sans cesse, qui veut se survivre :

Il y a dans l’arbre une femme qui me rappelle
une image enfantine
Il y a des aiguilles, des sphinx, des branches
et tout à coup : je ne veux pas qu’on tue cette femme
Figure familière
Il y a des pistons, de l’orage, des étamines
des leçons obscures
[...]

Pourtant, tout reste très clair, très net, sans plus de pathos qu’il n’en faut. Celui-ci, qui peut se faire poignant, reste simplement suggéré, offert à l’imagination vivante des lectrices et lecteurs. Toutes ces variations, ces mouvantes lignes de fuite créent une perspective qui n’en est pas vraiment une et ne s’ouvre sur aucun abime. Elle s’ ancre dans un présent dont la profondeur vient justement et paradoxalement de son éphémère passage, une profondeur qui existe et n’existe pas, simultanément :

[...]
Et dites-moi où est la vraie vie ? La vraie.
Pas le reflet qui bouge et tremble, la fleur immobile,
éphémère, parfaitement blanche, ses contours clairs.

Elle ? S’est-elle penchée une seule fois sur l’eau ?
Les mots ne bougent pas assez, ne tremblent pas assez.
Que faire du mot trouble ?

Elle était mouvement pur.

La poète, qui tient à ne pas se prendre trop au sérieux, mais accorde quand même de l’importance à ce qu’elle fait, s’interroge, parfois avec humour, sur la langue, les langages, la poésie quand elle rate le réel, l’invente ou le touche par les mots, bien avant qu’on l’ait rencontré :

Pour la première fois de ma vie j’ai claqué des dents,
Je croyais que c’était une figure de style.

Claire Krähenbühl, qui semble toujours passer sans rien toucher ni altérer, révèle l’étincelante et mystérieuse matérialité lumineuse de ce que nous vivons par un choix de mots qui riment en de savants entrelacs selon une pesée souvent très juste, souvent aussi réévaluée, le poème toujours remis sur le métier d’écrire. Le dernier poème du livre me semble mettre en valeur la plus importante des variations du livre, cette réflexion moirée toutes en questions et « réponses obscures » sur le désir de poésie, sur ce qui pousse poète et lecteur à tenter de l’assouvir en écrivant, lisant, accomplissant une intransivité aimée et ténue qui s’effacera dans une dernière question :

[...]
Ma poésie n’est pas poétique.
Je joue avec les mots plutôt qu’avec la langue,
les détourne à mon profit d’écureuil.
Des tics : points à la ligne, rimes cachées,
trucs et tricherie. Jeu compulsif.
Manière d’écrire le jour avec les mots de la nuit.
Ce qui scintille et meurt. Ce qui se dérobe.
Pourquoi pas de robes, des abeilles. L’écume
à la surface des rêves juste avant l’effacement.
[...]

Poésie plane / Pierre Garnier, éd. L’herbe qui tremble, 2024

l’oiseau

               ne vole pas

il s’espace

Pierre Garnier a débuté en poésie à la fin des années 40 au sein de l’École de Rochefort. Il fonde le mouvement de poésie spatiale, qu’il fonde avec sa femme Ilse Garnier, mouvement vite devenu international (Etats-Unis, Allemagne, Japon entre autres). Il cultive une véritable passion pour les oiseaux, oiseaux de toutes sortes que l’on retrouve évidemment au détour de nombreux poèmes de Poésie plane, recueil inédit écrit à la fin des années 60 et que les éditions L’herbe qui tremble publient avec bonheur :

ce matin le chant du merle

est le centre

d’une petite civilisation

Poésie spatiale, oui, beaucoup de blancs, beaucoup d’espace sur chaque page dans lequel les vers naviguent ou volent, en tous cas toujours en suspens. Souvent, un simple mot fait poème, transformé en autre chose par une typographie joueuse qui l’accointe à son référent, toujours enchantée. Parfois revient un sentiment d’enfance, l’envie d’applaudir tellement cette métamorphose sonne juste, si évocatrice du référent ressenti du mot, de sa manière d’être qu’on a aussi envie de rire, d’un rire joyeux, soulevé d’évidence. Je ne sais lequel choisir pour faire exemple, allez, celui-ci à cause de la musique et du mouvement du musicien qui surgit en même temps que je le lis :

h       )       arp       (       e

Je sens la corde pincée, j’entends un son au-delà des mots. Parenthèses à l’envers et ouvertes, je deviens les sons d’une corde. Il me semble que la lecture de nombre de poèmes de Pierre Garnier soulève une sorte de jubilation, une sorte de plaisir d’enfance toujours renouvelé, celui d’inventer des mots, de nouveaux mots à l’intérieur des anciens, de les faire vibrer, chante, danser, voler et même s’acclimater à toute métamorphose...

les poteries tournées
                      où vers le bas sans cesse s’arrondit

ce qui fut l’homme
               devient terre

Les poèmes de Pierre Garnier agrandissent le monde, élargissent les mots, leur donnent mouvement à l’intérieur d’un grand mouvement général qui les entraîne, infiniment. Oui, c’est le mot « infini » qui vient, exact ici, à tel point que quatre mots dans la page seulement convoquent tout ce qui nous tient lieu et nous rend vivants, à chaque fois, à chaque oscillation quand l’on passe d’une page à l’autre :

tourne

                      courbe du ciel

L’économie de moyens et l’élégance des poèmes de Pierre Garnier, preuve à l’appui avec un nouveau livre déjà ancien, sidère la lectrice fidèle que je suis. L’appartenance des humains à la terre et notre capacité de la dire, de l’écrire, de la sublimer sans jamais la détacher de ce qui la fait naître, est portée à bout de mots, toujours très simplement. Quelques mots suffisent, comme une respiration, pour entraîner aussi l’imagination vers une fine réflexion philosophique :

nos os descendront vers la craie
leur grand amour

nous ne cesserons jamais d’aimer

Pierre Garnier initie dans ses poèmes une joie extrêmement contagieuse, qui m’emporte et me rend soudain souveraine quelques heures dans ma vie par leur élan, leur passion. Curieusement, dans ces poèmes si légers que certains en deviennent diaphanes, voire transparents, à travers ces géométries qui, à partir du plan de la page (le titre peut ainsi être compris), finissent par tramer plusieurs dimensions, se ressent un amour prenant et passionnel pour la vie, la vie terrestre et mouvante dans le cercle d’un ciel qui tourne inlassablement, un monde « qui apparaît suspendu », mais aussi se recrée dans les gestes des hommes vers la terre :

le jardin reflue

le jardinier

                      monte

               parfois redescendant la Terre

reverse tout dans le monde

Quelle belle idée que d’éditer ces poèmes endormis quelque part pour qu’ils dansent volontiers sous nos yeux éblouis. Merci à Violette Garnier. Merci aux éditions L’herbe qui tremble. Il faut lire et relire Pierre Garnier, se souvenir de sa tendre et légère sollicitude pour tout ce qui se meut (aussi à vélo !) et s’émeut :

la roue reprend

                      lâche

               reprend

                      adoucit la courbure de la route :

                      douceur de l’univers

Dans un livre plus récent, dont le titre me semble définir à lui seul toute l’œuvre du poète, Perpetuum mobile (L’herbe qui tremble, 2020) n’écrivait-il pas ces quelques mots d’appartenance qui les rattachent à ce qui les a fait naître, à ce qui nous fait naître en ce monde et nous rend peut-être un peu compréhensibles à nous-même :

Un poème
que la sauterelle, la mésange, le lézard
puissent comprendre.

Des graines et des paroles / Denise Mützenberg, éditions Les Troglodytes, Genève, 2023

Drôle de livre. Tout en fraîcheur, comme écrit par une enfant, qui apprendrait le nom des choses avec étonnement et délectation, les donnant ainsi à sentir, à voir, à aimer, à manger aussi, comme dans ce poème d’ailleurs intitulé « Comptine », liste devenue aussi carte de géographie dessinée par des humains depuis si longtemps :

Tomate jaune de Thoune
pour les année difficiles
[...]
Rose de berne
Noire de Crimée
Ô cucurbita pepo
(courgette sans amertume)
Qui vous attribue ces noms ?
Haricots beurre or du Rhin

Il y a aussi les fleurs, les Nigelles de Damas, les Gaillarde et la Julienne des Dames. Et tant d’autres noms littéralement enchantés. Il suffit de les écrire pour faire apparaître dans la part sensible du lecteur couleurs, formes, manières d’êtres végétales et lumineuses. Ce petit livre jardinier évoque avec sensibilité jardiniers, jardinières, cuisinière, repas et travaux faits en commun, tout un renouveau terrestre et terrien, une aventure qui commence, qui recommencerait une part oubliée du monde réel et fécond, on l’espère :

Bruissement des voix
Joël met la table
Chicorée, maïs doré, tomates de Chancy, concombres
et le vin rouge (on fête quoi ?)
Federico le nouveau stagiaire me raconte son histoire
Après des études universitaires d’environnement
le voici apprenti maraîcher
pour mettre les mains dans la terre

C’est comme si la poète plantait des mots, elle met aussi les mains dans la terre. Une poésie très littérale, qui ne demande qu’à être appréciée, savourée, chaque mot pour sa musique, sa forme, chaque mot limpide et nettoyé, chevillé à son référent pour une meilleure écoute, une plus grande appréhension du réel merveilleux dans lequel nous vivons (ma mélancolie a envie d’écrire « dans lequel nous aurions pu continuer à vivre" ). En tous cas, le monde se révèle, divers, luxuriant, plutôt convivial, splendide. Et c’est bien agréable de grignoter ces graines de poésie et de se laisser faire par ce bonheur simplement terrestre :

Ce poème
j’en ai rêvé la nuit dernière
[...]
le titre je l’ai reçu quand Joël en plantant dans la terre
le tranchant de la bêche a dit : mesures d’approche »
Approche
j’en aime le goût dans la bouche
comme chez Baudelaire la douce nuit qui marche

Ce petit livre, où l’on entend aussi de la musique et des chants est accompagné de très légers dessins (Joël Mützenberg) qui racontent le quotidien, on peut les regarder longtemps et s’y reconnaître. En simplicité. Ils sont si fins qu’on ne sait s’ils sont en train d’apparaître, en train de disparaître. En tous cas, comme les mots et leurs listes de fruits et légumes à venir (plus ou moins en abondance, car il fait bien chaud et souvent trop sec !), les pages les retiennent dans leur belle couleur écrue pour partager la vie tranquille de ce qui se passe entre les tomates et les jardiniers qui les aiment, ce qui se passe et nous donne, à tous, notre nourriture tangible et notre présence manifeste :

Tu vas et viens entre les plants de tomates
racontant leur histoire sur un cahier que tu tiens à la main
[...]
Tu me dis qu’il arrive que les graines s’expriment
d’elles-mêmes
Le silence est ton élément naturel
Je m’y repose
[...]
En sortant de la cuisine tu dis
Je suis là

Dans le souffle / François Migeot, éditions L’atelier du Grand Tétras, 2023

« S’en sortir sans sortir ». Ces mots de Guérasim Luca trottent dans la tête. Le titre du livre de François Migeot les a réveillés.
Et le premier poème du premier chapitre « Étonné de lueur », tout en posant une question qui ne fait qu’approfondir la question et la rendre sans fin (ou un peu plus poreuse), les attise :

Entre
le début
et la fin
suspendu

le cœur balance

Est-ce entrer
ou sortir
il frappe
il se tait

Qui parle, alors, dans les poèmes ? Dans le jeu de lumières et d’ombres d’un feuillage dans un vent ensoleillé, tout bouge, s’envole, mobile et frémissant. Nécessaire forme d’un envol rêveur et rêvé, mais tout pétri d’imagination matérielle, ici l’encre des mots sur la page invoque Gaston Bachelard. Le poème, Envol de lumière / dans l’ombre des mots, peut développer l’étrange oxymore de nos existences que j’ai encore l’élan de trouver merveilleux, malgré tout. Il me semble que c’est aussi le cas du poète :

On attend sur la branche le monde
Poème
Et soudain on le tient à bout d’ailes

Mais il s’envole tout aussi vite, nous échappe et c’est tant mieux !

Dans ce livre fait de nuit et de lumière mouvantes qui se révèlent l’une l’autre, sans jamais interférer, mais sans jamais se séparer non plus, une sorte de fraîcheur s’installe, celle d’un petit matin léger, toujours renaissant, toujours menacé, d’une lueur persistante. Dehors et dedans, espaces imaginaires, échangent leurs manières d’être, jusqu’à nous rendre plus jamais tout à fait sûrs de leur définition et de leur place respectives. Extériorité et intériorité ne se discernent plus si bien. Ou plutôt, discerner pousse à devoir ne plus être sûr, à faire vibrer telle une membrane chaque mot, chaque tournure, chaque vers, chaque évocation, chaque envol. Traversés d’oiseaux et de papillons, toute une gent ailée, ces poèmes sont pourtant aussi des poèmes de marcheur (souvent au pluriel, car les marcheurs sont souvent deux, qui s’aiment d’amour). D’où le sentiment d’un cheminement qui traverse tout le livre, crée le livre. ls sont le fait de quelqu’un qui sait que respirer se gagne en chemin et que le chemin se gagne en respirant dans une sorte de réciprocité absolue. C’est ainsi que dehors et dedans s’échangent. Cette relation nous rend plus transparents à nous-mêmes, visibles à nous-mêmes, suscite l’incarnation du monde dans des poèmes au lyrisme affirmé, nous rend mortels aussi, dans une finitude consentie, à la fois aggravée et allégée :

Nos visages
à la margelle du col
achevés par midi

le regard
emporté en nuages

On le remet au vent
à son rêve d’issue

Le dernier chapitre, hommage à Chopin, se déploie comme un hommage à la musique, son mouvement si divers, qui rappelle celui qui se démultiplie dans le triptyque de Carabaï sur la couverture, réitéré presque semblable en frontispice. Il est rare qu’un poème suscite des impressions musicales, des souvenirs de sensations d’écoute avec autant de force. Il faut lire tout le chapitre sans s’arrêter dans un seul souffle pour saisir la diversité des mouvements qui tourbillonnent ou se calment, s’apaisent et reprennent leur course. Il faut aussi entendre chaque vers. Nuages et montagnes, eaux courantes, tout se meut, se transforme et nous émeut, nous appelle, nous retient, nous malmène et nous stupéfie. Plus encore qu’un hommage, il s’agit de mêler un poème à d’autres voix esthétiques, peinture, musique, et que les mots s’y agrègent et se désagrègent dans leur chant, changeant chant du monde, sans cesse renaissant, sans cesse mourant, sans cesse respirant. Il faudrait tout citer. Chaque note se suffit à elle-même et tient aux autres par mille fils invisibles que le poète a su tendre entre les chapitres, les poèmes, entre chaque mot. Parce qu’« on croirait l’éternité », chaque inspiration, chaque expiration suscite la suivante dans un surgissement brusque de villes, de campagnes, de lumières et d’ombres mêlées, de remontées obscures et d’éclats rapides qui emportent tout , nous surtout :

Mais le temps presse,
notre lueur trop brève
Vifs et brefs on enjambe le vide,
à foulées de journées, on dévale le temps,
on devient éboulis,
on arrive étonnés au bout de sa mèche,
et déjà le soir et l’accord de la fin

Ce livre n’est pas exempt d’une grande mélancolie. L’avant-dernier chapitre « Brunante » fait résonner ce beau mot à la fois lumineux et obscur dans tout le livre, ce sera bientôt la nuit. C’est presque déjà la nuit. La mélancolie teinte la plupart des poèmes, surtout ceux de la fin. Il me semble cependant que, dans ce monde duquel il est impossible de sortir ou d’entrer [1], respirer en poèmes transmet une belle invite, celle d’une sorte de joie, joie qui peut se rétracter dans un dedans prisonnier ou s’évaporer dans un dehors insensible, mais qui peut surgir entre ce dedans et ce dehors imaginaires difficiles à différencier, dans l’accueil, à la fois tacite et fait de mots, de la disparition de ce dedans qui respire le dehors (ou l’inverse), d’une mort inévitable accablée par la violence de la lumière, mais aussi par celle de la matière en furie, celle de la vie. Elle n’est peut-être que « de la poussière qui s’ennuie » ou du « vide précipité sans avoir touché terre ». Mais nous aurons cheminé, vécu, incompréhensibles, ballottés, entre sensations et sentiments. Dans ces vers que je trouve chacun très dense et très habité par la perception sensible d’une réalité humaine si étrange à nommer, si obscure et si claire ( le « soleil noir » de la mélancolie, je le sens ici briller de son feu roulant et rayonnant contradictoire ), chaque lecteur peut se laisser emporter par le mouvement, arrêter par une vision émerveillée, emplir par une forte impression sonore, s’attarder dans la douceur ou résister aux turbulences qui affluent de partout. Un grand allegro final va se perdant, jusqu’à l’expression d’une valse à peine affleurée, déjà presque envolée, disparue dans le jeu d’un mot, « air », petite mélodie et/ou espace qui nous rend vivants et n’existerait pas, peut-être, s’il n’était nommé ?

Il reste l’air qui valse et bientôt moins que l’air,
moins que l’air, moins que l’air

Dans le deuxième chapitre intitulé « Visage page lente », le long d’une randonnée dans la si belle région du Triève (mais pas seulement, on imagine toutes les autres balades), l’air que l’on respire en marchant réenchante la relation entre un dehors et un dedans qui se génèrent et se régénèrent l’un l’autre inexplicablement. Même si nous désirons que l’un et l’autre fusionnent, marcher nous en empêche et c’est ainsi que nous pouvons tenir l’écart, entre les pas, l’écart d’un poème, simple respiration reconduite qui relance cet « entre » si précieux qui nous garde suspendus (le mot revient plusieurs fois) on ne sait comment ni où, mais vivants, ni dedans ni dehors. Dehors reste inaccessible, dedans s’effiloche ou se perd. Ce serait à désespérer de la poésie, lumière « depuis toujours déjà » consumée, mais pourtant une respiration désirable, un souffle suspendu dans le souffle, une avancée dévore peu à peu le chemin et l’invente jusqu’à sa fin. « Claire / la lumière est mince » : elle se dissout en créant sa propre substance, matérielle et immatérielle simultanément, beauté vivante si éphémère, beauté stupéfaite, à peine une durée, mais une « durée éphémère », celle d’un instant que le poème ne ressuscite pas, mais qu’il exalte et reconduit dans l’œil et l’oreille attentifs du lecteur, de l’auditeur saisi lui aussi par une sorte de joie incompréhensible, mais vraie :

S’en remettre à l’instant
Le matin monte
dans le chemin
entre feuilles
et soleil

Un papillon
son écriture
à surprise

On avance
et le sentier s’épuise
feu de paille sous les pas

Changer d’air / Pierre-Alain Tâche, éditions Empreintes, Chavannes-près-Renens, Suisse, 2023

Toujours pris entre réel du lieu qu’il parcourt (ici, il s’agit de voyages vers d’autres villes ou pays) et les arts qui l’accompagnent et semblent produire l’immortalité des artistes qui ont écrit, peint, sculpté, mais aussi assurer la durée de toute société, Pierre-Alain Tâche écrit des poèmes immédiatement reconnaissables. Je me demande pourquoi je les reconnais toujours, éprouvant un plaisir certain à les lire, à en retrouver la saveur, à m’y égarer longtemps et à m’y retrouver, devenue plus généreuse et ... plus difficile à contenter soudain. Ils me paraissent à la fois un peu surannés par leur avancée rythmique somme toute assez sage (du moins en apparence) et tout à fait ancrés dans l’aujourd’hui rapetissé dans lequel nous vivons qu’ils décrient. Ces poèmes sont un peu perturbants à cause de l’ironie qui sous-tend beaucoup d’entre eux, presque tous, ironie plus ou moins mordante. Elle s’exerce sur nos rêves de grandeur, nous remet sans cesse à notre place, sans pourtant tuer ce qui nous anime, le désir d’espace, le désir que les lieux s’ouvrent et révèlent autre chose ou se révèlent à eux-mêmes, le désir que se réinvente une sorte d’harmonie ou son approche, que nous devenions plus ouverts. Au milieu des destructions et des constructions insensées, Trieste redistribue les cartes. Comme un personnage ancien, vénérable et bien vivant, la ville rencontra Joyce, salua Umberta Saba qui lui rendit la pareille, offrit un refuge à Rilke et sourit à bien d’autres eux aussi nommés. Que le poète aurait aimé deviner, mais qui semblent comme absentés. Elle peut encore parler, mais il faut être attentif, une langue qui échappe peut-être à l’énorme rouleau compresseur de la consommation touristique. Le poète marche, s’assied à une terrasse de café, contemple l’agitation d’un port, écrit des cartolines un peu désabusées à des amis, comme si les mots maintenant manquaient – oubli ou nonchalance suspecte – et comme si le monde tel qu’il fut et /ou tel qu’il pourrait être était devenu inaccessible, peu à peu, tout au long d’une vie, mais aussi dans une société, une civilisation florissante qui se désagrège, d’une civilisation auto-destructrice déjà en partie abolie.

Ainsi un voyage à Trieste qui s’annonçait rêveur et riche en retrouvailles intellectuelles et en paysages splendides s’effeuillera peu à peu en une sorte de livre de regrets. Du Bellay devient si proche qu’il est carrément cité. Et c’est vrai que le rapprochement entre les deux poètes n’est pas factice, d’autant plus que ce premier chapitre nous aura emmenés en Italie. Pour Du Bellay, il est bien question de lieux riches en souvenirs civilisationnels, de rêves après lesquels chacun court en vain puisque « tout en rien doit un jour devenir ». Après tant d’attente et de déconvenue, le désir cependant toujours sera reconduit avec une ténacité peu commune, presque une opiniâtreté. Après pérégrinations et rêves devant tant de « palais lumineux », la ville méritera de se nommer « La grande illusion », un poème qui se termine par ces mots, ceux d’un poète qui n’aura rien retrouvé et rien découvert. Son ignorance et son impuissance le hantent :

Je n’ai pas pour autant appris ou deviné,
m’en étant retourné, plein d’usage et raison »
vivre « le reste de mon âge » en mon clos,
ce qui se trame en tout cela

Reflets, chimères , leurres ? Le premier poème du premier chapitre, qui est aussi le premier du livre, intitulé « L’arrivée », s’avère très sombre et présage plutôt comme un naufrage, une perte. Une perte absolue. On ne sait à quoi il réfère, un paysage abandonné de « friches et de voies sans emploi » qui en rappelle d’autres, terribles lieux de déportation et d’extermination. Trieste fut aussi, dans un bâtiment nommé Risiera di San Sabba réaffecté à cette fonction, un lieu d’internement et de violence inouïe contre prisonniers politiques et contre de nombreux juifs pendant la seconde guerre mondiale. Le ton du poème, avec ses légères fleurs jaunes devenues des constellations « d’étoiles jaunes en fleur » étend son ombre sinistre sur l’ensemble des poèmes du livre, bien sûr, ceux qui concernent Trieste et orientent leur lecture, mais aussi, indirectement, les poèmes qui relatent par exemple un voyage en Ecosse et des voyages dans le Grand Nord, de ville en ville jusqu’à un monde naturel sans lieux de culture qui renverraient les mirages d’une histoire compréhensible.
Parfois, au milieu de désastres évoqués avec une légère ironie qui leur enlève leur aspect tragique sans les rendre moins désespérants, surgit plus loin un rêve, la vue d’un lieu dont l’harmonie apaise, rêve très vite effacé qui revient plusieurs fois, paysages naturels et culturels renouant une relation humaine et désirante. Vision qui illumine cependant le lecteur, allège la douleur, fait oublier toute l’incompréhension qui accable si souvent :

Se fondre dans la lande
et retrouver le pas d’antan
pour pénétrer dans l’ancien temps !

Oh ! Nul ne peut avoir mémoire
du vide qui l’attend là-bas
et déjà sourd à sa rencontre
au ras d’une herbe humide et rare
pour lui murmurer à l’oreille
que rien ne pourrait avoir cours
sans la jubilation de l’aulne en fleur :
en veille à l’angle de la ruine,
il est en gloire et la distrait
de la tentation du néant.

Changer d’air est un livre étrange, tout en nuances, lumières, couleurs, variations sonores et frémissantes, à la fois douloureux et presque léger. Les paysages du Grand Nord, qui rappellent au poète la lumière et la force des glaciers suisses, apportent avec eux leur miraculeuse intensité, leur blancheur bleutée à force d’être blanche. Leur puissance souveraine n’est plus pourtant garantie, bien au contraire :

Car s’il en allait autrement,
« glaciers bleus », dirait-on,
pour tant de lèvres transparentes !

Et les mots tricheraient
avec l’effarement de la bouche,
avec la froide emprise
d’une sérénité souveraine
que la fonte certaine ou la cassure
ont seules pouvoir d’entamer.

Mais n’est-il pas écrit, devant le Magdalenafjord , que toute beauté qu’un paysage fait apparaître, plus forte que n’importe quel doute, se survivrait ?

Elle fait d’un paradis perdu
où toute vie est survivance
la coupe d’un feu sourd
et ranime ma foi de charbonnier
en cette insatiable beauté
qui, semblable à la mort,
ne peut se regarder en face

Mais peut-être pas. Malgré tout, rien n’est moins sûr. Comme un rêve que la brume – ou la lumière – efface, celui d’atteindre une inaccessible beauté, persiste, remontera dans un temps défait pour déjà disparaître à nouveau. Elle surgira à la faveur d’un phénomène cosmique, d’une intuition poétique. Mais elle ne relève plus (ou jamais ?) des forces humaines. Sa puissance est sans commune mesure et révèle la fragilité des aspirations des hommes toujours si ambiguës, désignant la vanité peut-être d’une telle recherche :

Le temps passe, a passé.

Mais qu’est-t-il advenu
des mille dômes éclatants
que la navigation faisait lever
sur la sereine opacité de la mer ?

Le soleil de minuit les détruit.

Je suis consciente qu’il y a mille manières de résonner avec les poèmes de Pierre-Alain Tâche. Il serait loisible de réagir tout à fait autrement. Les vers de chaque poème acquièrent une sorte d’indépendance qui leur permet de résonner avec d’autres dans le livre, avec les autres vers des poèmes de Pierre-Alain Tâche dans d’autres livres, de résonner aussi avec les préoccupations esthétiques ou socio-économiques de chaque lecteur, d’interroger toute prétention à comprendre, de réorganiser de nouvelles interférences entre les mots, plus fécondes et de relancer une sorte d’étonnement ... toujours aussi perspicace, aussi réceptif à ce qui nous émeut et nous anime. Une statue entrevue en Norvège, élevée il y a longtemps ou un paysage écossais où s’ouvre on ne sait pourquoi le « je ne sais quoi » qui nous invite au désir d’exister et de poursuivre, nous voilà sensibles soudain au moindre changement d’air, émerveillés par la moindre nuance de toute respiration. Et pour longtemps.

Terres déclives / Thierry Raboud, éditions Empreintes, 2023, Chavannes-près-Renens, Suisse

Lukas Bärfuss écrit dans Le carton de mon père, réflexions sur l’héritage (éditions ZOÉ, 2024), « Il semblerait que nous ne laissions pas seulement à nos descendants les ruines et les déchets du passé mais que nous intervenions aussi dans leur avenir. ». Avenir en héritage extrêmement menacé aujourd’hui. Je me dis que le livre de Thierry Raboud est écrit aussi pour ceux qui viendront, puissamment, car il parle adossé au désastre et devant un « devenir catastrophe ». En exergue à un premier livre Crever l’écran, le poète citait Cioran : « Nous avons été dépossédés de tout ». J’ai rendu compte de ce livre lui aussi court et dense qui essayait de poser le poème en un lieu sûr, au-delà de la destruction numérique et de la perte de sensibilité humaine (https://www.terreaciel.net/Repaires-reperes-par-Francoise-Delorme-janvier-2021). Le poète poursuit sa route.
Terres déclives a été composé pendant un séjour dans un musée, le musée Jenisch (Vevey, Suisse), sur les bords du Lac Léman. Il a été écrit à la machine à écrire et le « dactylogramme » original, en un rouleau de plusieurs mètres de long, est conservé à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne. Les musées sont des lieux où l’on conserve les œuvres d’art et où se continuent les civilisations :

quelque chose ici s’ébroue
l’homme console l’homme
de son insignifiance
en inventant la foi
en l’homme
et la collection permanente
de ses élévations

Il n’est plus question d’élévation et la foi est fort ébranlée. Mais plutôt de chute anthropocène. « Tout penche », comme un leitmotiv reflété aussi dans le titre par l’adjective « déclive », se répercute à l’infini. Voilà qui est clair et refuse toute position de déni. Il serait même question de devoir.

Tomber de haut
et il le faut

Tous les temples de la culture où elle s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui, lieux de pouvoir, « enclos sacré » aux cariatides et colonnades imposantes, ne s’érigent plus vers nulle part et ne pèsent plus rien, tout, peu à peu, se dérobe :

je dévale encore
dans l’extinction des feux
sous la pluie battant
comme un cœur inquiet
les déluges s’amoncellent
à l’étranglement du ciel
où croupissent tous les possibles

J’ai peu lu de textes aussi clairs sur la situation actuelle non seulement de l’art en général, mais aussi de toute vie menacée sur la terre. Vers libres, anaphores, rimes internes, jeux de mots légers, tout concourt à cette clarté. Les pages du livre sont même curieusement numérotées à l’envers, comme un compte à rebours qui donnerait le désir de lire le premier poème comme le dernier et nous lirions alors comme une métaphore de la perte ces derniers vers habités par un étrange oxymore « immobile pèlerin » qui donne au musée une force symbolique particulièrement ironique :

je suis l’immobile pèlerin
des édens révolus
j’ai passé la nuit
dans un musée

Ici plus seulement une chute, mais presque pire : l’impossibilité d’un recommencement que pourtant le premier vers désirait. Plus d’avancée. Plus rien, que le silence d’une nuit muséale, d’une nuit totale, dans un « crépuscule éternel ».

Etuvée
Toute
Utopie
Habitable
Chute

D’un lyrisme sans pathos trop appuyé, ce poète, plus que dans ses précédents opus, ne répugne pas à l’emploi de mots forts et pas facile à conduire quand le « désarroi » se teinte d’un « désormais » très douloureux, qui taraude. Les adverbes, les adjectifs, les noms, plus rien n’offre de refuge tranquille :

le désormais m’inonde
l’incandescence du bientôt
avive ma peau
nue
caresse le veinage
de l’angoisse
les ruisseaux pulsatiles
de la crainte
à la boussole du désarroi
je lévite dans le pire
et j’ai peur

Je suis émue par l’aveu simple de cette peur, sûrement parce qu’elle rejoint la mienne, alors que trop peu d’entre nous abordent frontalement les dangers qui s’amoncellent, jusqu’à l’étouffement. Comme une sorte de manifeste, en italiques qui chantent une sorte de refrain révolutionnaire, d’une nature opposée à tous ceux qui l’ont précédé au cours des siècles, deux pages palpitent d’un souffle différent du reste du livre. Du « je » revendiqué, Thierry Raboud passe délibérément à un « nous » qui s’encourage à vivre découragés, mais solidaires dans une « tremblante tâche commune ». Il n’y a plus rien à conquérir, mais ... plutôt en rabattre, décroître, se contenter de moins, voire de peu, curieusement condamnés à « l’utopie » dans le sens originel de ce terme, car il n’y a pas d’autre lieu où aller ni d’autre temps où se réfugier, continuer à exister avec d’autres coordonnées :

Le trop tard sera notre foyer L’irrévocable notre vocation La sobriété notre ébriété Nous acclimaterons nos joies sabordées Au devenir catastrophe Dans la consumation Nous chanterons dans l’effondrement Nous grandirons

[...]

Nous héros du dévers

Bien sûr, la Suisse, comme la France, est un des pays les plus riches du monde. Elle n’est pas atteinte aujourd’hui aussi directement que d’autres pays déjà directement exposés aux sécheresses et aux famines, aux conflits délétères dont parfois elle peut même être jugée responsable. Les secousses qui agitent maintenant l’Europe se font plus intenses. La vie sur la terre entière ploie, se brise et/ou s’essouffle. Personne n’échappe à ce qui arrive, à ce qui est en train d’arriver. Thierry Raboud accepte, et c’est un courage que je salue, d’écrire des poèmes dans l’orbe de cette ombre et ce tourment qui s’installent durablement, pour tous, sans naïveté, je crois :

une tuile glisse
d’un toit
puis d’autres
pluie d’autres
en bouquet final
sur le pavé vertical
tout penche
plus rien ne teint
debout
seul mon chant
qui lui aussi
descend
vers le profond
devenir

Françoise Delorme


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Notes

[1Me reviennent alors ces vers désenchantés de Jean Rousselot : Nous sommes les petits électrisés du monde / Nous n’entrons pas



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