Entre mer et montagne : des Hublots et de Boire à la source, entretien croisé
Terre à Ciel : Comment avez-vous décidé de travailler ensemble pour vos deux livres récemment édités Hublots et Boire à la source ?
Caroline François-Rubino : C’est en 2014, exactement le 13 juin, lors de notre seconde rencontre à Paris, que nous avons décidé John Taylor et moi de travailler ensemble. C’était au Marché de la Poésie, Place Saint Sulpice, dans l’après-midi ensoleillée, je me rappelle de l’ombre d’un arbre, de l’ombre de ses feuilles au sol, il y avait peut-être un banc, mais nous discutions debout...
Le regard de John s’est perdu au loin pendant quelques secondes, juste après que nous ayons évoqué la possibilité de cette collaboration. Et puis il m’a dit : « Tâchons de faire quelque chose, même modeste, ensemble. Je n’ai plus écrit « pour moi » depuis un bon moment, étant si pris avec des projets de traductions. Et ça continue. Mais peut-être pourrions-nous trouver une suite de tes œuvres pour laquelle je pourrais écrire des petits textes en prose, des évocations. Aurais-tu déjà une idée ? »
John Taylor : Effectivement, je n’avais plus beaucoup écrit de textes personnels, et ce depuis plusieurs années. Tarabuste a publié en 2013 La Fontaine invisible, c’est-à-dire la traduction française d’un livre qui est paru aux États-Unis en 2004, et si j’ai également publié en 2012 un nouveau livre américain, If Night is Falling (non encore traduit), l’écriture en remonte à 2003-2004. Mais pendant les années qui suivirent une période plutôt fertile entre 1999 et 2004, j’ai été complètement absorbé par mon travail de critique littéraire et de traducteur. D’ailleurs, je pensais à l’époque qu’If Night is Falling serait peut-être mon dernier livre personnel, d’autant plus qu’il finit par une image qui semble « clore » une certaine relation littéraire avec mon enfance, l’un de mes thèmes principaux. Cette discussion avec Caroline sous l’arbre a ainsi été déterminante, car j’avais déjà longuement regardé son travail sur son site et me sentais « appelé » par sa manière de dessiner et de peindre le monde.
C. F-R. : Je me souviens avoir dit à John que je serais vraiment très heureuse de travailler avec lui, que j’allais y réfléchir... que je pensais que je ferai quelque chose de nouveau... à moins que la série des Hublots, visible sur mon site, ne l’inspire ? Série que je n’avais encore jamais exposée... mais qui m’était chère car je l’avais réalisée à la suite d’un voyage en Grèce où, sur une île, se trouvait une petite maison de pêcheur percée d’une multitude de hublots par lesquels je pouvais entrevoir non seulement la mer mais aussi des lieux imaginaires...
J. T. : Je suis bien plus « montagne » que « mer », comme on dit, mais les peintures que Caroline regroupe sous le titre Hublots m’ont particulièrement frappé car j’ai vécu en Grèce en 1976-1977. Je suis arrivé sur l’île où j’ai résidé, Samos, par bateau et en regardant par un hublot. Le voyage même, entre Le Pirée et Samos, a été décisif car il a signifié ma décision de ne pas retourner aux États-Unis — j’avais étudié en Allemagne pendant l’année universitaire précédente — et de me consacrer à l’écriture en Grèce. Dans les peintures de Caroline, on devine — à travers les hublots, justement — d’autres îles, des montagnes, des nuages, des vagues, les lumières lointaines pendant la nuit... Toutes ces apparitions mystérieuses mais réelles, je les ai vécues profondément pendant mon voyage en bateau car j’étais en train de prendre de grandes décisions. Chaque détail du monde extérieur, et non seulement le monde intérieur, se revêtait d’une intensité particulière. Cette intensité, je l’ai retrouvée quatre décennies plus tard, dans les évocations picturales de Caroline. Ses peintures ont provoqué l’écriture d’une suite de poèmes où je cherche à retrouver cette ambiance du voyage, et surtout les questions existentielles qui s’y attachent.
Terre à Ciel : Si Hublots évoque donc la mer, dans Boire à la source il s’agit d’une évocation des montagnes ?
J. T. : Lors de ma discussion avec Caroline sous l’arbre, nous nous sommes mis d’accord sur la possibilité d’un projet autour de cette série des Hublots, que j’ai imprimée d’ailleurs, pour pouvoir regarder les images à mon aise, un peu n’importe où. De mon côté, j’avais une petite suite de textes très courts (au fond, des aphorismes ou des évocations) écrite dans les Alpes autrichiennes en 2004 et puis une deuxième suite, plus longue (mais avec des textes toujours très courts, presque des « fragments » comme dirait Pierre-Albert Jourdan), écrite dans le village de Bessans en Haute-Maurienne et dans le parc de la Vanoise en juillet 2008. Au moment de ma conversation avec Caroline au Marché de la Poésie, ces deux suites n’existaient qu’en anglais et en italien — mon ami Marco Morello les avait traduites pour un site littéraire italien — et elles allaient ensemble sous le titre Drink from the Source. Je les ai proposées à Caroline ce jour-là, mais je craignais qu’elles ne soient un peu trop précises (noms de lieux, endroits précis dans la Vanoise) pour accompagner un travail artistique qui devait être mené librement.
C. F-R. : J’ai aussitôt dit à John que ses textes écrits dans les Alpes m’intéressaient, que j’étais très « montagne » moi aussi dans mon travail, inspirée par les paysages où j’avais vécu ou que je connaissais... (Alpes – Pyrénées – Norvège – Canada...). Je lui ai dit : « Nous n’avons pas besoin d’être dans un système illustratif, les noms précis de lieux peuvent répondre à des évocations de paysages... »
Voilà comment durant l’été 2014, nous avons mutuellement travaillé sur le travail de l’autre, John écrivait à partir de ma série des Hublots réalisée à la suite d’un voyage en Grèce en 2012 et je me lançais dans une série d’aquarelles pour la suite de Drink from the Source qu’il avait écrite dans les Alpes en 2004 et 2008.
Nous avons surnommé cette première collaboration « nos devoirs de vacances ». Mais nous ne pouvions imaginer que deux ans plus tard nous aurions la joie de voir ces travaux publiés sous la forme de livres.
Terre à Ciel : Voilà pour la genèse de ces deux livres. Mais comment une telle collaboration se passe-t-elle dans la pratique ?
C. F-R. : À présent, il me semble que tout s’est fait très simplement, naturellement, comme si nous savions depuis toujours comment nous allions procéder, comment nous allions avancer ensemble en empruntant les chemins de l’autre, sans pour autant mettre nos pas dans les mêmes traces. Le processus de la traduction, que connaît John parfaitement, est exactement celui qui préside à la collaboration entre poète et artiste. Pas de mot à mot, pas de traduction littérale, pas de mimétisme ni d’illustration. Alors comment fait-on ? Il y a tout d’abord la confiance, l’assurance, comme celle d’un marcheur et l’envie de parcourir, de traverser les terres de l’autre ; c’est comme entreprendre un voyage avec sa part d’inconnu et sa part de rêve, il faut accepter de se laisser guider tout en restant maître à bord. Je lis les textes, je les laisse provoquer des images, mais ce ne sont pas ces images que je vais reproduire. Je n’ai pas les textes sous les yeux en travaillant. Les images qui naissent sont le résultat d’une sorte d’alchimie entre ce que j’ai ressenti à ma lecture et ce que mon expérience du paysage me dicte. Tous les paysages déjà éprouvés font partie des nouveaux paysages qui émergent, la lecture ne fait qu’en accentuer certains aspects, c’est comme si je connaissais déjà ces paysages que John évoque alors que je ne les ai jamais parcourus. Ses mots, ses phrases, ressurgissent pendant le travail, ils sont comme les notes d’une partition, mais je connais leur son, leur timbre et la partition (le texte), je ne la regarde plus, je n’en ai pas besoin, tout se joue sur le papier avec l’eau et la couleur, les vides et les pleins, l’espace et la lumière.
J. T. : Pour moi, c’est un peu pareil. Je regarde les peintures ou les dessins de Caroline, souvent sous la forme d’une dizaine de photocopies numérotées que je « feuillette » quand j’ai la concentration requise, m’arrêtant ici ou là et étudiant telle image longuement. Cette image qui « m’arrête » va probablement m’inciter à « répondre », et, si oui, j’écris aussitôt des mots, des fragments, voire des vers entiers qu’elle m’inspire, dans un petit cahier que je garde toujours avec moi. Je note dans ce cahier le numéro du dessin ou de la peinture qui m’a inspiré. Plus tard dans la journée, je retape ces bribes de textes à l’ordinateur et je les imprime. En les retapant, je les révise déjà. Je corrige ensuite les textes imprimés, souvent en faisant des ajouts ou des coupures ou de plus amples changements, mais toujours en regardant l’image de temps à autre. Mais pendant ce processus de révision où il y aura plusieurs brouillons retapés — il me faut toujours un texte propre, sans ratures —, l’image va progressivement être mise de côté : elle n’est pas oubliée, mais le texte va prendre de plus en plus son indépendance, en quelque sorte. Les poèmes — la série écrite pour Hublots en offre un exemple — vont chercher une cohérence entre eux, parfois presque un discret fil narratif, car certains leitmotivs vont devenir plus visibles et je tâche de les mettre en écho d’un poème à un autre. D’ailleurs, pour Hublots, comme pour Boire à la source, j’ai organisé après coup — après l’écriture des poèmes individuels — les textes selon un léger fil narratif et aussi selon certains cheminements thématiques, associés aux leitmotivs. Drôle de coïncidence, j’ai écrit la série Hublots à Bessans, le village évoqué dans Boire à la source. Il pleuvait quasiment tous les jours pendant la semaine où mon épouse Françoise (qui a traduit tous mes livres en français) et moi avions réservé un gîte à Bessans ; les randonnées dans les alpages (évoquées, justement, dans Boire à la source) ont été impossibles à cause de la pluie et du brouillard. Dans le gîte, par la fenêtre (un peu comme à travers un hublot), je regardais les montagnes embrumées au loin et puis je me repenchais de nouveau sur les peintures de Caroline, cette fois plutôt en les regardant sur son site, et écrivais mes poèmes d’abord dans un carnet et puis directement à l’ordinateur.
Terre à Ciel : Vous avez donc tous deux un intérêt manifeste pour le paysage. Comment avez-vous procédé pour que vos perceptions respectives s’accordent entre elles ?
C. F-R. : Le paysage, l’expérience du paysage, est sans doute ce qui catalyse cette collaboration. Chacun à notre manière nous refaisons le chemin qu’a emprunté l’autre, tout en y ajoutant nos propres sensations, notre propre histoire aussi. Le plus intéressant, c’est la juxtaposition ensuite de notre travail respectif, la résonance qui en émane, la magie qui a opéré à notre insu. En réalisant les maquettes de nos deux livres, j’ai été chaque fois surprise de voir comment texte et image se complétaient sans que cela ait été prémédité, sans aucune difficulté. Devant la série des vingt cinq aquarelles de Boire à la source, je ne me suis jamais demandé avec quelle partie du texte elles pourraient s’accorder, chacune d’elles a trouvé sa place tout naturellement.
J. T. : En utilisant mon système de numérotation, j’ai envoyé à Caroline les « correspondances » — telle image, tel poème —, mais en fait il ne s’agit que d’une vague indication. Certains poèmes restent associés à deux ou trois images ; certaines images ont donné naissance à deux ou trois poèmes. On cherche un dialogue en équilibre, où il y a bien dialogue mais où chaque participant garde sa personnalité entière. Quant au paysage comme « matière » pour l’écriture, je dois avouer que mes livres précédents ne comportent que peu de descriptions de paysages. Les paysages, notamment ceux des montagnes, m’ont souvent captivé, mais j’avais tendance (en tant qu’écrivain) à ne pas les privilégier en tant que paysages. Ce sont les peintures et les dessins de Caroline qui m’ont donné envie d’approfondir cette « expérience du paysage », comme elle le dit si justement.
Terre à Ciel : Avec tes peintures des Hublots, Caroline, suite à ton propre voyage en Grèce, qu’as-tu cherché à exprimer ?
C. F-R. : Ces hublots m’avaient fascinée, j’y voyais des univers clos dans un espace circulaire parfait, ils faisaient office de fenêtre d’où je voyais la mer et la terre. Ces perceptions sises comme dans un tondo sont restées ancrées dans ma mémoire. Afin de les transposer sur le papier, j’ai dû réapprendre à tracer un cercle dans un rectangle. Oui, tout simplement, trouver le geste et son ampleur, vaincre cette appréhension d’esquisser une mappemonde à main levée. Le cercle n’est pas toujours parfait, il se cherche, il est interrompu ou parfois trop marqué. Ce qui surgit à l’intérieur ou aussi à l’extérieur ce sont des mondes possibles, tantôt visibles, tantôt imperceptibles, tantôt en devenir. Je n’ai pas cherché à reproduire ce que j’avais réellement vu, ni à avoir une image réussie du hublot. J’ai avancé à travers les hublots pour déceler de nouvelles terres et tenter de voir loin. Toute cette série s’est réalisée comme une recherche du « vrai lieu » et je pense là à Yves Bonnefoy.
J. T. : Ce que Caroline vient de dire me touche au plus haut point. D’abord, quand j’avais devant mes yeux sa série de peintures, quand j’ai vu comment elle a mené sa propre quête par cette recherche picturale, celle de « tracer un cercle dans un rectangle » (avec toutes les résonances que cette image produit), je me sentais aussitôt aux prises avec une dichotomie qui paraît parfois dans mes écrits : les mathématiques « pures » d’un côté — je viens d’une famille où il y avait plusieurs mathématiciens et j’ai fait moi-même des études de mathématiques — et la poésie de l’autre. Je viens d’évoquer deux « côtés », mais je pense surtout aux « ponts » entre ces deux activités créatives. Dans l’un des poèmes de Hublots, j’évoque « la quadrature du cercle / du hublot // à jamais / entre // les possibles ». Et puis Caroline vient de mettre en évidence ce va et vient entre l’intérieur et l’extérieur qui rend ses peintures si fascinantes. Le hublot — cette vitre, ce vitrail — est bien la frontière entre intérieur et extérieur. Le hublot peut sembler nous retenir d’un côté, mais il nous permet aussi de traverser cette limite, cette séparation, ce seuil, et accéder peut-être à quelque chose d’autre. Mais qu’est-ce « peut-être » et qu’est-ce « quelque chose d’autre » ? Ce sont là les questions que nous nous posons, chacun à sa manière, dans ce travail.
Terre à Ciel : Et en ce qui te concerne John, pourquoi, face aux montagnes dans Boire à la source, une écriture fragmentaire ou aphoristique plutôt que descriptive ?
J. T. : Mes premiers livres, Tower Park, Présence des choses passées, Au cœur des vagues, Quand l’été fut venu, ce sont des récits ou des recueils de proses courtes. Mais déjà ma prose de cette époque (1980-1990) se focalise sur un événement qui ne peut être connu que de façon fragmentaire — la plupart des éléments qui le constituent restent invisibles ou ont été oubliés — ou bien sur un moment privilégié qui semble en dehors de tout enchaînement chronologique, qui n’appartient pas à quelque suite d’événements définissables. Je ne suis pas alpiniste, je n’ai pas vécu ces expériences-limites que sont les ascensions sur les glaciers, jusqu’aux pics, mais les longues randonnées dans les hauteurs nous mettent déjà en face de la Nature de façon aiguë, de façon essentielle, beaucoup de choses deviennent « simples » dans le sens plotinien du terme. C’est ainsi que je me suis intéressé dans Boire à la source à la perception, à la pensée, à l’émotion devant cette Nature — l’être de l’homme face à cette Nature « simple ». Et quelquefois, même souvent, je n’ai qu’une bribe de pensée, comme une intuition ; il s’agit d’un moment privilégié où je suis également conscient que je suis en train de penser, de ressentir, de « vivre » une intuition. J’appelle ces moments des « apperceptions ». Les paysages peints ou dessinés par Caroline — et non seulement ceux inclus dans Boire à la source — montrent une recherche tout à fait semblable.
Terre à Ciel : Caroline, dans Boire à la source, tu utilises uniquement l’aquarelle, dans Hublots une technique mixte. Quels sont les éléments, les facteurs, les analyses, voire les intuitions qui sont déterminants pour ces choix techniques ?
C. F-R. : J’ai parlé de recherche à propos des Hublots, elle a été d’ordre technique également, je ne cherchais pas à obtenir une belle image, je cherchais à transposer des perceptions et un espace régi par la circularité. La vision kaléidoscopique, les impressions fugaces, les ombres mouvantes du pourtour, les points lumineux, je ne pouvais les traduire que par une technique multipliant les essais, les approches et les médiums comme encre, aquarelle, gouache, crayon. Il s’agit bien de peintures dans la mesure où des mélanges et des superpositions ont eu lieu sur le support papier.
Pour répondre aux textes de Boire à la source en revanche, après de très brèves hésitations sur le plan technique, l’aquarelle s’est imposée à moi comme la manière la plus appropriée pour travailler. Le choix du gris de Payne aussi, pour ses nuances bleutées et sa presque noirceur. C’était comme une évidence. Je savais ce que j’avais à faire, je savais parfaitement où j’allais.
J. T. : Et ce choix de Caroline dans Boire à la source, celui d’employer le gris de Payne, m’a immédiatement semblé si juste, si approprié à ce « simple » que je viens d’évoquer.
Terre à Ciel : John, dans le même esprit, pourquoi la prose, certes fragmentaire, dans Boire à la source, et le vers libre dans Hublots ?
J. T. : Au début, c’était assez mystérieux car cette forme m’est venue spontanément. Je n’avais jamais écrit de cette façon-là, à l’exception de quelques poèmes inclus dans La Fontaine invisible, qui, d’ailleurs, tournent eux aussi autour des thèmes comme celui de l’intérieur par rapport à l’extérieur, ou celui d’« ici » par rapport à « là ». Cette forme s’est imposée à moi dès le début, forme encouragée par les peintures de Caroline — toujours cette quête du cercle dans le rectangle. Avec du recul, il me semble que les textes de Boire à la source sont des notes où je tâche de fixer une impression, un fait, une apperception, tandis que les poèmes courts de la série Hublots cherchent chacun à suggérer un mouvement, ou des mouvements au niveau thématique, ainsi qu’un mouvement tous ensemble à travers le jour et la nuit, vers une conclusion qui, d’ailleurs, si l’on songe au dernier poème, n’en est pas une. Les fins de lignes, les enjambements, soutiennent ces mouvements.
C. F-R. : Je souhaiterais ajouter que l’écriture de John, que je connaissais à travers ses ouvrages plus anciens, m’a toujours émue et qu’avec Drink from the Source, je cite ici le titre volontairement en anglais, car c’est dans cette langue que j’ai découvert cette suite de poèmes et aussi que j’ai travaillé pour elle avant qu’elle ne soit traduite en français, je me suis sentie tout de suite en pays connu. Chaque mot, chaque phrase, chaque silence aussi, sonnaient juste, ma lecture était presque audible comme si j’entendais ces poèmes lus par une voix portant de loin, derrière les montagnes sans doute...
Je n’ai eu qu’à rendre écho à ces apperceptions dont parle John avec l’aquarelle dont la fluidité et la rapidité d’exécution correspondaient au côté léger de ses notes brèves et à leur immédiateté.
Quant aux poèmes que John a écrits pour ma série des Hublots j’en ai été très profondément touchée et ils m’ont permis de mieux comprendre cette série exécutée dans un esprit de quête et de doute et dont le caractère inachevé de certaines peintures me semble à présent aller de soi. C’est comme si l’écrit était venu illustrer, au sens de donner de la lumière, ce qui demeurait obscur dans cette série. Ce qu’a exprimé John est tout ce qui me préoccupe en tant que peintre et plus spécialement, concernant la peinture de paysage, ce que je recherche inlassablement à traduire. Les horizons, les lointains, les lumières et les couleurs dans leur incessant changement, les différents plans, l’espace vu ou l’espace qui se dérobe à la vue, les lignes affirmées ou celles qui s’estompent, les reflets et leur fugacité, le continu et le discontinu qui rythment notre perception, ce que nous sommes en réalité face à un infini qui nous submerge. Les thèmes de la mer et de la terre dans Hublots sont donc aussi ceux d’une quête de soi, d’une quête intérieure face à l’immensité et au temps.
J. T. : Il m’est difficile d’ajouter quelque chose à cette belle explication, qui désigne si précisément ce que je cherche à exprimer par les poèmes de cette série. Les peintures de Caroline m’ont incité à revenir sur ce voyage décisif et à tâcher de le comprendre plus profondément. Et puis le travail de l’écriture, c’était de donner à cet événement autobiographique, somme toute anecdotique, une forme et une expression qui pourraient toucher un autre être humain qui, à son tour, trouverait des parallèles ou des analogies en sa propre vie. Pour les deux livres, et je ne l’attendais pas, l’écriture me poussait vers les seuils qui parfois semblent juste au-delà du réel, même si Boire à la source finit ainsi : « Bois à la source au pied du rocher, en imaginant qu’elle est autre chose. Elle n’est pas autre chose. »
Terre à Ciel : Et toi Caroline, cherches-tu à exprimer une métaphysique ou un sentiment métaphysique dans ta peinture ?
C. F-R. : Je pense que ce sentiment métaphysique est certainement présent dans ma peinture mais dire que je cherche à l’exprimer serait exagéré, je crois vraiment que le peintre ne sait pas à l’avance ce qu’il cherche à exprimer. Ce qui se passe sur le papier ou sur la toile est bien plus important que l’idée qui préside l’acte de dessiner ou de peindre. Il y a bien une idée, un message, une émotion bien sûr à l’origine, mais ce qui va advenir pendant le travail relève d’une logique qui nous échappe, qu’il est impossible de maîtriser. C’est le lieu même où tout se crée et où la surprise de voir est bien réelle, ce qui a été vu auparavant ne compte plus, comme ce qui a été lu pour ce qui nous préoccupe ici. C’est pour cela que le savoir-faire n’est pas primordial et que la volonté d’exprimer et de restituer une impression ne peut suffire.
Et ce qui va se passer ensuite entre poésie et peinture est encore plus subtil, rien de l’ordre de la narration, de la description ou de l’illustration mais bien plutôt une lecture et une perception enrichies ouvrant grandes les portes de l’émotion.
J. T. : Je pense à ce que Caroline vient de dire, à savoir que le peintre « ne sait pas à l’avance ce qu’il cherche à exprimer ». C’est bien cela qui s’est passé pour ce travail en commun. Nous nous sommes lancés dans l’aventure de ces deux livres sans savoir ce qui allait advenir et où elle nous mènerait...
(Propos recueillis par Roselyne Sibille)
Boire à la source / Drink from the Source, Éditions Voix d’encre, 2016, 20€, ISBN : 978-2-35128-117-8
Hublots / Portholes, Éditions L’Œil ébloui, 2016, 13€, ISBN : 978-2-9541432-6-2
BIO-BIBLIOGRAPHIES
CAROLINE FRANCOIS-RUBINO est née à Argentan en 1960. Après des études supérieures d’arts plastiques et d’histoire de l’art, elle a enseigné les arts plastiques de 1983 à 2000. Elle vit et travaille dans les Pyrénées Atlantiques.
Sa collaboration avec l’écrivain, traducteur et poète américain John Taylor a débuté en 2014. Depuis, ils ont réalisé de nombreux livres d’artistes, ils participent à la collection de Livres pauvres de Daniel Leuwers et deux de leurs ouvrages ont été publiés en 2016. Leurs diverses collaborations on fait l’objet d’une exposition à la Bibliothèque de Bordeaux en septembre 2016.
Elle travaille également avec les poètes Michaël Glück, Sabine Huynh, Luis Mizón, François Rannou, Roselyne Sibille, Luigia Sorrentino, Salah Stétié et Sanda Voïca.
Le paysage façonne son langage pictural. Elle dit « peindre ce qu’elle ne pourrait photographier » : un nouvel espace aux multiples sentiers invitant à découvrir des itinéraires imprévisibles et à percevoir le temps qui passe.
Ouvrages édités :
Kvar lo, de Sabine Huynh, encres de Caroline François-Rubino, éditions Æncrages & Co, coll. Écri(peind)re, février 2016
Boire à la source / Drink from the Source, de John Taylor, aquarelles de Caroline François-Rubino, éditions Voix d’encre, mars 2016
Hublots / Portholes, de John Taylor, peintures de Caroline François-Rubino, éditions L’œil ébloui, août 2016
Site :
www.caroline-francois-rubino.com
JOHN TAYLOR est l’auteur de neuf recueils de proses courtes et de poèmes, dont huit ont été traduits en français (par Françoise Daviet) :
Tower Park (Éditions de l’Aube, 1988)
Présence des choses passées (Éditions de l’Aube, 1990)
Au cœur des vagues (Isoète, 1994)
Quand l’été fut venu (Dumerchez, 1996)
Une certaine joie (Tarabuste, 2009)
La Fontaine invisible (Tarabuste, 2013)
Boire à la source (Voix d’encre, 2016) — avec les aquarelles de Caroline François-Rubino
Hublots (L’oeil ébloui, 2016) — avec les peintures de Caroline François-Rubino
En tant que critique littéraire, John Taylor est considéré comme l’un des plus actifs “passeurs” de la littérature française contemporaine et, plus généralement, de la littérature européenne. Il collabore au Times Literary Supplement (Londres), à l’Antioch Review (où il écrit la chronique « Poetry Today ») et à d’autres publications anglo-saxonnes. Il est l’auteur d’un grand ouvrage en trois volumes sur la littérature française (Paths to Contemporary French Literature, 2004, 2007, 2011) et de deux recueils d’essais sur la poésie européenne : Into the Heart of European Poetry (2008) et A Little Tour through European Poetry (2015).
John Taylor a traduit de nombreux poètes de langue française, dont Philippe Jaccottet, Jacques Dupin, Pierre-Albert Jourdan, José-Flore Tappy, Pierre Chappuis et Louis Calaferte.