Toucher de Anita J. Laulla, Les Arêtes éditions, coll. Les cahiers du Cornet à Voix, 2014 – 40 pages, 7 €
Approcher sa main plus près que papillon virevoltant, plus déliée qu’éventail tenu à figurer les larmes, à montrer devant soi la colline, la girouette et tout autour à montrer le paysage, le déroulement en posant ses doigts sur le coton
Toucher.
Verbe ou nom, simplement. Le titre réduit se prête au glissement grammatical suggérant une action, s’il est un verbe, un des cinq sens exacerbés, s’il est un nom commun. Mise en demeure infinitive d’un acte de découverte ou d’appropriation ?
Sur la page des textes en prose égrènent une poésie d’une seule phrase qui approche comme on apprivoise. Anita J. Laulla, dans Toucher, joue avec notre souffle (respirer). Dès l’abord, elle lie le toucher à la vue par la comparaison explicitement picturale qui cerne les couleurs « comme à peindre la joue, du silence les lèvres ». Contiguïté établie entre les sens, poème du contour tremblé, « l’impression des vagues », la photographie à l’assaut de « la lumière changeante ». Quelques pages (trente-deux poèmes en prose) pour que les doigts s’approchent, envisageant les éléments (terre, mer, ciel) dans une approche rudimentaire, celle qui renoue avec les origines de la perception, « c’est montrer le revers de l’étoffe » (leitmotiv, ce dernier mot disséminé dans le livre), ce qui masque et couvre avant la vérité de la peau.
Les paysages se cherchent, l’on voit « s’approcher les doigts de la terre », les gouttes d’eau réveillent leur capacité à toucher comme les nuages ou la « pluie dans la main fermée »invitent à lire les feuillets du livre noués par un cordon1. Le recueil se découvre, se déploie à travers les infinitifs nombreux alliés au présent, enracinement au jour actuel autant que leçon de chose, ou sagesse éternelle, narratrice liée à ce qu’elle perçoit comme à ce qui est perçu d’elle par l’autre personnage, en filigrane, être mystérieux qui touche, est touché (quelle grâce ?).
Les infinitifs semblent indiquer un inventaire ou une recette. Ils sont parfois précédés de la préposition « à », comme dans les ordres donnés dans la marine, dans un souci de rapidité et d’efficacité : « À traverser le carreau, le bleu du jour, à voir le ciel […]. » Mais peut-être faut-il ici comprendre « à force de traverser »… ou « en traversant »…
Puis vient la préposition « pour » qui désigne le but, l’intention : « Pour voir le ciel au-dessus du mur et du ciel […]. »
Dans le dernier poème, apparaît le présentatif « c’est » pour répondre aux questions précédemment posées : « C’est soulever le sable, la pluie de la couleur du sable et de la pluie […]. »
Les matières, celles du tissu, « étoffe », « nid d’abeilles » et ses reliefs, rendues blanches car nettoyées « à la craie » offrent l’attendu et la surprise d’une sensation perdue pour retrouver « la paume entière, les yeux, la bouche cent fois coloriés, mêlés à la pierre ». Synesthésie (fondu des êtres et des choses), elle se révèle dans les mots du poète, glissant du jour à la nuit « sans détacher le lierre » d’une nature vivante qui reproduit « du tissu l’écho ». L’enfance et sa « marelle » où est passée la craie, « la déchirure presque effacée, la figure comme noyée, inconnue, presque blanche ».
Quelque chose se rapproche : « [s]’avancer à frôler le mur », « touchant le moindre lambeau », une connaissance partielle et sensorielle cerne « le bord » du souffle, une main écrit. Elle élabore un itinéraire fait de suggestions, nul ordre (« sans rien changer aux nuages »), une saisie progressive, à l’estime.
Les couleurs se chevauchent et se touchent, blanc, bleu, retour du blanc toujours comme un signe majeur dans la partition du jour. Toute part, l’univers personnifié devenu élément de soi comme la main serait paysage :
« La peau comme blanche effacée, comme infusée, pâlie à la lumière, et le bras barrant le front, la trace réapparue, est-ce la peau qui boit le jour à même la peau, au creux du cou et de l’épaule. »
Chaque souffle au vent confié « arrêt[e] l’oubli ».Le questionnement « est-ce » en bercement dans le texte, formule initiant « la peau qui demeure », le toucher l’actualise et la change en trace. « [M]oindre » préservé.
« [A]spérité », bruit, autant de reliefs où se joignent les sensations : gamme fleurie et endolorie, une éraflure sur le temps (l’oubli ?). Bleu décliné, autant que les veines et le cœur, contiguïté avec la glycine en cette proximité de couleurs, le « mauve » confond le cœur et les fleurs. La peau devient le conducteur du texte, à sa surface, le toucher révèle la possible douceur. Les doigts sur la grappe de glycine « violacés de la caresse ».
Autour du corps et du visage, passant par les doigts, les cils, la lumière et le feu glissent. Sensuel effleurement « à tacher » ce qui ainsi approché devient. Ce mouvement perpétuel se fonde sur les failles et fêlures traversées, « bégaiement » puis poème dont la profération suit la perception accrue du jour, « le fil de commencement ». Alors, la répétition (ritualisation) entre dans le texte. Pour se dire, les mots aussi tournent autour de la page. Se croisant, chassant le blanc pour la couleur : « autant de pas » pour toucher. Ce qui est atteint peut-être par la litanie, le chant reprenant en refrain fécond, modifié, les mots parés de nouveaux compléments qui les déplacent et les ajustent. Ainsi le poème, de ce tâtonnement, naît. Les mots « déplacent la pierre » d’une stèle autant appréhendée qu’apprivoisée. Caisse de résonnance, la cloison : le ciel devenu page, écrire au silex une fois l’éraflure atténuée, ce seront des signes lus.
Pour les déchiffrer, franchir une torpeur, un espace flou, « le sol cimenté et flottant de la cour », un lieu privé de tout (les privatifs, de « sans » à « pas », « aucun », rebondissent de poème en poème), une sorte de toile vide sur laquelle glissent puis se fixent les mots, comme sur chaque partie du corps qui serait un fil à tisser, empruntant les perceptions pour la lecture. Robe sensuelle (rouge, elle voisine le coquelicot et le feu), sur les épaules le tissu bouge « passant par toutes les couleurs », « comme un oiseau cacherait le ciel en volant ». La grille de lecture se déplace suivant le mouvement des êtres et des sens. Retour en état d’enfance « petites tasses et soucoupes sur l’allée », la dînette invite à la dégustation de l’écriture (ou « dans la boîte, les trésors de nacre »). Parfois le texte énonce le nécessaire comme une recette de cuisine maintes fois tentée, « il faut les prés et la main à mélanger les feuilles, les papiers, à les jeter en l’air dans le tourbillon ». Réunir les conditions nécessaires pour l’alchimie peut-être.
Tout ce que peuvent les mains : découvrir, explorer, reconnaître, caresser, consoler, frapper, griffer, égratigner, garder, donner, retenir…
Revenir à toucher, toujours, s’assurer de la présence pure, fonder l’envol, s’enraciner. Ou compter ce qui fait défaut, « manque un océan, une vague à rejoindre la vague, un océan pour recouvrir les figures », de ce qu’il faudrait à ce qui est soustrait, entre les deux la faille ou fente, le désir. C’est une autre mesure, intuitive et sensuelle, qui s’établit pour lire le jour. L’effleurement devenu mode de création et de consolation : « il suffit » revient à la fin comme une formule pour conjurer la perte. Réassurance d’une présence en filigrane que le toucher ancre et dont le poème tire sa gloire éphémère et nue.
Isabelle Lévesque
1 Dans cette collection, les livres sont formés de feuillets reliés par une ficelle nouée.