Dans son premier recueil, À tire-d’os, Éléonore de Monchy nous retient avec des vers ardents en quête d’absolu, nés à la croisée des chemins tortueux de la soumission et de la dépendance à l’amour, à l’aimé, dans une lutte entre la nuit et l’évidence, le désespoir et l’espoir – et me reviennent ces mots dits par Violette Leduc pour répondre à un journaliste qui lui avait demandé ce qu’elle pensait de l’amour : « Beaucoup de bien et beaucoup de mal ». Mais restons pour l’instant avec la poésie. J’ai lu celle de veine « confessionnelle » (cœur douloureux, sacrifices et extases) d’Éléonore de Monchy avec la même soif et empathie que celle d’Ingeborg Bachmann. Je suis ressortie de son inferno d’amante avec la même fièvre, le même désir de continuer à vivre, me battre, aimer, écrire et lire, et nous savons que ces verbes sont plus ou moins synonymes.
En lisant À tire-d’os d’Éléonore de Monchy, et en découvrant sa « solitude aimante » (p. 42), j’ai donc beaucoup pensé à Bachmann, j’ai pensé notamment aux incendies et aux implorations de son poème « Notturno », à l’écriture face au silence et au ravage ; l’écriture après le feu, renée des cendres (« de ma main brûlée, j’écris sur la nature du feu », Bachmann, dans son roman autobiographique Malina) ; l’écriture après les blessures et la dévastation infligées par l’amour, qui rend à la fois fort et fragile, fort parce qu’il unit les forces, fragile parce qu’il conduit à l’abandon, à la solitude, et réduit à l’état de « bête / Que quelqu’un a blessée au ventre » (Marina Tsvetaïeva, citée par Monchy p. 31 : une autre grande amoureuse, « la seule abandonnée » (Monchy, p. 43), qui vivait dans la tourmente du feu et de l’eau).
Les poèmes d’Éléonore de Monchy, dont les « entrailles ont brûlé » (p. 21), se placent entre deux souffles : l’extatique et le dernier (p. 63). Elle connaît la même compassion pour la passion qu’Ingeborg Bachmann, mais, contrairement à son aînée, pour qui l’amour n’était plus ni une consolation ni une protection (« Je suis ce qui sans cesse pense à la mort », le dernier vers de « Derrière le mur »), et qui désespérait des mots, devenus incapables d’empêcher l’irréparable (il est vrai que son rapport à la langue allemande était particulier, proche de celui qu’entretenait Paul Celan), la poète d’À tire-d’os, malgré la souffrance toute aussi poignante qu’elle exprime face à la violence du sentiment amoureux, semble croire encore à la force unificatrice et rédemptrice du langage. En effet, ses textes, adressés à « tu », restent des déclarations d’amour qui s’accrochent au désir : « Mes lèvres / à nouveau s’ouvriront / que jaillisse le chant » (p. 96) – chant d’amour, chant d’espoir. « J’attends j’attends » (p. 54) : le cœur est « encore vert » (p. 103) malgré les traumatismes qui ont tordu et déchiré le corps. Ainsi, non pas uniquement papillon de nuit s’enivrant de lumière et se brûlant les ailes au feu de la vérité, mais aussi colibri hyperactif vivant à tire-d’aile et d’os, assoiffé, affamé, menacé de mort incessante s’il ne trouve pas de nectar/d’amour au bout d’un quart d’heure, Éléonore de Monchy livre une mythologie personnelle tourmentée, constituée aussi bien de feu que d’eau, de vent que de sang, de corps secoués, blessés, noyés, se débattant dans des textes « sans air » (p. 13) et des territoires incertains, « aux franges du sang » (p. 13), faits de reflets, de marées, de ressacs, de sous-bois, de bas-côtés, « où les montagnes sombrent » (p. 49).
Cependant, même si elle lègue sa peau à ses poèmes, Éléonore de Monchy ne se complaît pas dans la souffrance, elle convertit son chagrin en questions, dont elle frotte les mots-os avec dévotion et obsession, pour raviver les étincelles de joie : « Mes mots sonnent-ils si creux ? / Je les frapperai à mort » (p. 43). Elle revient de loin, elle a « marché sur la bouche » (p. 18), une bouche qui « cherchait le vent au milieu de la boue » (p. 13), pour pouvoir dire ces mots égrenant inlassablement une quête de sens vitale pour l’Ophélie exsangue qu’elle est, ces mots qui ramèneraient à la rive. « L’eau coule sur ta robe » (p. 70) : elle coule abondamment dans À tire-d’os, elle est à la fois vent porteur et mots qui nagent seuls (p. 13). « La terre est liquide » (p. 20), tout se dérobe, les mots sont pleurés (p. 47) après le départ de l’« homme-poisson » (p. 16), l’aimé insaisissable, « bel oiseau » (p. 24) tantôt tracasseur, tantôt prétentieux, voleur, décharné (p. 26). « Ne bouge plus // S’il te plaît », implore la poète (p. 99). Malgré les prières et l’« amour acharné », tout tombe, tout fuit.
D’ailleurs, le recueil se tisse autour de « mouvements » (p. 21), de déplacements sans fin – « et même s’il faut marcher toujours » (p. 74) : nager, chercher, remuer, glisser, naviguer, voyager, danser, voguer, avancer, marcher, suivre, courir, frayer, etc. Il s’agit de partir à la recherche du chemin (« connais-tu le chemin ? », p. 21), de « dessiner la carte » (p. 22), de « frayer rouge et perdre piste » (p. 40). Il s’agit de quête de sens au sein d’un labyrinthe d’émotions suffocant, de création de sens grâce au poème. Errer pour avancer, pour écrire, pour se retrouver enfin : « Oh oui marcher longtemps si c’est se rapprocher » (p. 74). Dans son recueil, la poète cite des vers extraits de Mémoire du vent du poète Adonis : « Je marche et derrière moi marchent les étoiles / vers des lendemains d’étoiles ». Terminons alors notre article avec ceux-ci, également d’Adonis, qui répondent bien à la poursuite poétique d’Éléonore de Monchy : « Celui qui bâtit le monde est celui / qui active son errance // Vis lumineux crée un poème et va ».
Éléonore de Monchy, À tire-d’os (Revue Nunc/Éditions de Corlevour, 2017. Avec une préface d’Emmanuel Moses et des gravures d’Hélène Damville)