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Hep ! Lectures Fraîches ! par Cécile Guivarch (Décembre 2024)

dimanche 15 décembre 2024, par Cécile Guivarch

 
Leaving Tulsa, Jennifer Elise Foerster, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Béatrice Machet, Æncrages & Co
Jennifer Elise Foerster est née d’une mère amérindienne et d’un père allemand et hollandais, elle a grandi entre l’Europe et les Etats-Unis où elle allait passer ses étés chez ses grand-parents, membres de la nation Muscogee dans l’Oklahoma. Leaving Tulsa est son premier livre publié en France grâce à Béatrice Machet qui l’a traduite. L’écriture est originale, on y sent la double identité et l’attachement aux racines. En lisant Leaving Tulsa, j’ai souvent eu l’impression que les vers pouvaient se désolidariser du précédent et du suivant, tant chacun touche. Pourtant, il convient bien de les lire réunis en poèmes, ils font unité. Des vers percutants, comme : « Nous avons écouté Dieu jusqu’à ce que la radio meure ». L’importance Terre / Ciel est notable avec une communication forte entre les deux et le rite de passage dans l’autre monde : « nous serons plus riches que n’importe qui au ciel, dis-je ». Des morceaux de dialogues, l’implication du je, l’importance des pronoms je, tu, nous. Une manière d’écrire la folle folie du vivre et du monde avec un rythme qui nous affole, le soleil qui s’éteint, la montagne qui courre, les chevaux en fuite. Leaving Tulsa est avant tout un hommage à la famille amérindienne, à l’importance de garder les rituels, notamment la communication avec les morts, avec communion et respect pour eux : « Le vieil homme sur la pointe des pieds marche parmi les morts ». Retour vers l’enfance, avec l’évocation des étés dans la famille amérindienne qui se traduit comme un retour vers une vérité nue. Jennifer Elise Foerster, les mains dans la terre, fouille ses racines, rend hommage à sa culture, parle de sa grand-mère, de scènes de vie. De ce qui se disait, de ce qui se taisait. Elle évoque le vivre en communion avec la nature, sans se laisser atteindre par les dangers du monde. Car est rappelé la déportation des indiens au XIXème siècle pour les installer à l’ouest du Mississipi provocant beaucoup de morts et des cérémonies funèbres. Sorte de poèmes-chansons, parsemés de mots amérindiens couplés à des images particulières, propres à la double culture de l’auteure. Il est question de langage des oiseaux, des carapaces des tortues, d’être une vraie indienne tout en étant aussi allemande. Ce qui demande un réel apprentissage des gestes et des coutumes.

« Les mots ne sont pas des os
Nous sommes ce qui vient avant les mots,
Ce qui vient entre eux quand la lumière change dans la forêt »

« Sois fière de l’endroit d’où tu viens
D’où viennent les oiseaux ? »

Jennifer Elise Foerster fait comme les oiseaux migrateurs qui chaque année reviennent. Elle mène cette quête de soi-même, de savoir d’où l’on vient, quête importante pour qui se sent déraciné et voudrait « retrouver son nom ». Être d’une nation sans y être.

Disparues les lucioles
le jour après que notre mère a rêvé
de brûler sa maison.

Disparu le soleil
dans la canopée de pins quand j’étalais
ma couverture en dessous.

Disparue notre grand-mère
quand notre famille a dit
Ce n’est pas le pays

de Dieu. Notre histoire :
inscrite sur des feuilles,
enterrées sous les cèdres –

avec un fil de fumée
je couds une forêt
au long de l’ourlet de ma robe cendrée.

 
Rafales, Béatrice Machet, Lanskine
Ecrire le vent rencontré l’hiver en marchant sur les berges du lac Michigan : une façon pour Béatrice Machet de célébrer les cultures amérindiennes. 55 rafales ponctuent ce beau recueil où le vent circule autour de nous et nous visite. Ce vent qui « à défaut de voir on entend », « résonne dans les os ». Capable de chuchoter, gronder, voir de se taire ou de siffler mais aussi de « déraciner un vieil arbre », le vent est un principe de vie pour les amérindiens. Béatrice Machet en marchant le long du Michigan, l’entend et à travers lui entend la « mémoire de ce territoire ». La marche autour du lac, également « expérience de la rotondité et du rayonnement », ainsi que le vent provoquent des rencontres, par exemple avec le gardien du parking mais aussi avec des galets, plumes, coquillages, rochets… Mais il est surtout question dans Rafales de ce qui nous relie et du rôle du vent dans ce travail. Au fil du temps, les amérindiens ont changé mais leur culture profonde demeure. Beaucoup de légendes et mots amérindiens figurent dans Rafales et cela ne pouvait être autrement, le vent témoin de ces langues, et des mots venus du vent, de son souffle. Ce vent « grave dans l’esprit » et provoque de l’intensité, rythme les existences, fait partie du rituel. Bonheur de lire un tel livre qui nous parle de la langue du vent et de « la lumière qui se trouve en chacun » ?

Rafale N° 10

Ici l’on dit « poplar trees ». Ils peuvent
plier. Une simple brise suffit. La simple
haleine du lac et la neige tombe
des branches : staiidzee staiidzee est
le chant que j’entends qui signifie merci.

Pour les indiens d’Amérique, l’hiver est
la saison des histoires. Car il suffit
d’écouter le vent. Il est la mémoire de
ce territoire. Il l’a balayé tant de fois.
Tant de fois parti et revenu…

 
Le Semainier, poèmes & calligraphies, Siméon Lerouge, La plume de Léonie
Un vers de sept syllabes par jour pendant sept jours, cela donne un poème de sept vers par semaine et cinquante-deux poèmes sur une année. Ainsi s’est contraint à cette rigueur Siméon Lerouge qui chaque semaine a également calligraphié ses poèmes. Ce au jour le jour est poésie dans son état le plus pur. Poésie du quotidien, le plus souvent les vers de Siméon Lerouge lui viennent lors de son trajet à vélo à travers la campagne de son domicile à son travail de jardinier. Une poésie qui n’est pas sans rappeler le film Paterson de Jim Jarmusch ou encore Perfect days de Wim Wenders tant l’attention aux petites choses du quotidien est présente, ajoutant à cela un peu d’Oulipo, on pense aussi aux haïkus japonais. Le Semainier demeure singulier car le regard que Siméon Lerouge porte sur le monde est le sien. L’écriture, d’apparence simple, est touchée par la grâce. Les saisons passent au fil des semaines, et s’écrit ainsi une sorte de journal des choses les plus simples du quotidien. Cela permet à l’auteur de vérifier un constat de Jules Laforgue : « Ah ! Que la vie est quotidienne ». C’est un livre vraiment très intéressant et qui fait grand bien. Constitué de simples observations, de nature, de furtives pensées, de l’état d’esprit du jour, de gestes simples du quotidien comme le désherbage ou pétrir une pâte à pizza. Siméon Lerouge prouve que le quotidien est poésie. Que la poésie est quotidienne. Que « Tout me tient compagnie seul ». Les phrases ne sont pas vraiment construites, il s’agit plutôt de consigner ce qui a fait sens dans la journée. Le lecteur peut par ailleurs s’amuser à prendre un vers d’un des poèmes et l’associer à des vers de différentes semaines et cela peut créer de multiples autres poèmes. Le détail des petites choses : une attention particulière portée au monde, une manière d’être au monde qui ne peut faire que du bien. Un vrai bol d’air ce livre ! On retrouve par ailleurs le travail de Siméon Lerouge sur son blog : https://vie-generale.blogspot.com

Semaine 13

Points verts des bourgeons naissants
Projections bleues du printemps
Ciel au matin immobile
Pelage épais des champs d’herbes
Toit tambouriné de pluie
Seul à seul le temps s’étire
Le goût piquant de l’air frais

*

Semaine 36

J’ai désherbé deux parterres
Nettoyé toute une allée
Pétri la pâte à pizza
Fait du tri, classé mes notes
Pris dans un fossé des poires
Trouvé un vinaigrier
Aménagé mon bureau

 
Mirouault / les murs seuls nous écrivent, Serge Prioul, La plume de Léonie

Tailleur de pierre, maçon et poète. Ouvrier aussi bien des mots que de la pierre. Ouvrier, tout comme l’était le poète Thierry Metz à qui Serge Prioul dédie ce recueil. Travailler la pierre comme on écrit un poème. Eriger un mur pour la maison de sa fille à Mirouault est aussi de la poésie pour Serge Prioul. Monter un mur, c’est comme tailler les mots et ériger un poème. « Penser mur, penser poème. » Touchée par l’importance des mains dans ce livre, celles qui érigent, celles qui écrivent… Eriger un mur mais laisser le temps au poème quand « il n’est que l’heure de tenter le poème », car « Ecrire et lire / (sont des) compagnons de chantier ». Ecrire et lire… Ecrire et bâtir… Toucher de vieilles pierres, en élever d’autres avec tout le soin accordé aux mots. « Maçonnerie un mot encore / presque un vers une rime en poésie. » Eriger un mur en lisant, relisant, le Journal d’un manœuvre, compagnonnage, en ouvrage, en poésie. Poser un mot, comme poser une pierre. Ce livre est une belle réflexion sur le fait de poser, tailler les mots – sur le travail de la matière et celui des mots.

Quand tu ne maçonne pas
     tu ranges
Tes pierres dans la tête
     tu tries

Ton envie de faire
Avant la taille
     c’est défi

Un joint c’est silence
Le garni les informes les éclats
     c’est non-dits

Tu penses mur
Jusqu’au moment où
Te parvient
     poème.

 
Le double été, Ariane Dreyfus, Le Castor Astral

Le double été est écrit à partir de deux autres œuvres qui ont profondément marqué et inspiré Ariane Dreyfus. La première est cinématographique : Ce sentiment de l’été, film de Mikhaël Hers. La seconde est littéraire : Une autre Aurélia de Jean François Billeter paru aux éditions Allia. Deux œuvres qui ont en commun d’aborder la mort d’une compagne et de la vie qui doit continuer pour celui qui reste. Ce qui est intéressant dans ce livre, c’est la capacité de traduire une autre œuvre en poésie, ici en poésie narrative, pour retracer, rendre compte des émotions ou d’une réflexion générées par un film ou un livre de notes prises suite à la disparition de l’être aimé. Ici retracer le réveil d’un dernier matin, puis l’effondrement et les souvenirs qui affluent. Traduire une émotion en poésie déjà traduite par un cinéaste ou un écrivain, c’est tout de même un sacré défi qu’Ariane Dreyfus accomplit avec grâce. Une expérience pour évoquer la mort mais aussi la vie qui continue à travers les gestes du quotidien. « Ainsi je suis plus en toi qu’en moi-même » : écrire sur les personnes disparues mais qui continuent de nous hanter, de nous habiter et vivent toujours en nous chaque jour. « Dis-moi, pourquoi ne cesses-tu pas de mourir ? » Il est aussi question de liens entre les personnes, de celles qui restent après une disparition et comment des liens se tissent à travers la vie et la mort. Poésie, cinéma, notes littéraires… Comment parvenir à réunir ces trois arts dans un livre ? C’est ce qu’Ariane Dreyfus propose ici.

RÊVE (du 3 au 4 juillet)

La tombe où j’ai dormi était ouverte

Un moment j’ai pu soulever un bras, la serrer contre moi
Son ventre était si nu que je l’ai vue

J’étais dans un malheur qui voulait être heureux
Un malheur qui fait des efforts, heureux
De faire des efforts, si rare de vivre

*

Un ronronnement lui fait ouvrir les yeux

A part le corps du chat, immense vraiment,
Il n’y a personne, la tête sur l’oreiller

 
Flottement sur la rive / Narcisse parmi les eaux suivi de Manifeste des cailloux, David Dielen, Les Haleurs Editions

En parallèle du n°1 de la revue d’éco-poésie dédiée à l’eau, les Editions Les Haleurs publie ce recueil d’éco-poèmes de David Dielen. Vous pourrez d’ailleurs lire un entretien dans ce même numéro de Terre à Ciel que j’ai mené avec l’auteur et éditeur. Flottement sur la rive / Narcisse parmi les eaux est un texte en trois mouvements : Enfance, Adolescence et Âge adulte. Dans ce texte il est question de l’eau et de notre rapport avec elle dès la naissance. Le moi-eau, cet élément qui nous fascine l’enfant et nous accompagne tout au long de notre vie. Nous grandissons avec elle et David Dielen évoque ce lien mystérieux que nous entretenons avec elle. Nous essayons de retenir l’eau qui s’écoule dans l’enfance, en fabriquant par exemple des barrages. Mais l’eau fuit, nous traverse et nous y sommes intimement lié. « Qui me dira les raisons de cette attirance singulière (…) ». « L’eau véhicule » et circule, fait partie d’un grand tout. La partie sur l’adolescence montre une période de la vie où l’on se cherche et où on tend à s’éloigner de ce qui nous fonde. S’écarter de l’eau, flotter dans la vase. « Je ne vis plus » et pourtant l’eau est toujours là. Tantôt fleuve. Tantôt torrent. Faut-il craindre un éloignement de la source ? Non, l’eau nous accompagne jusque dans le deuil et dans la mort. Et lorsqu’à l’âge adulte, on a étanché notre soif, l’eau s’écoule toujours, de manière plus sereine. On trouve un apaisement du vivre auprès d’elle. « Un suintement d’eau a suffi à ma joie ». Une attention à la beauté, un retour à la nature, à l’eau-nous.
Le deuxième texte qui compose ce recueil, est Manifeste des cailloux et donc à la pierre qui contient « les fibres des humanités passées ». En cela la pierre est fascinante, témoin du temps, elle y résiste et en même temps s’érode un peu. Ce livre, n’est pas qu’un livre de poème, il s’approche de l’essai, car l’écriture y est davantage réflexive que poétique par moment. La partie sur l’enfance avec quelques anecdotes sur les cailloux lancés dans l’eau et la construction de barrages, va très rapidement vers une réflexion d’adulte, j’aurai aimé y trouver davantage de sensations d’enfance autour de l’eau, peut-être pour y retrouver une sorte de retour à la source et mieux sentir comment nous sommes constitués d’elle. Ce livre reste toutefois très intéressant à lire pour revenir à l’essentiel dont nous sommes nés.

PREMIER ECHO

Dans le lit visible des flots,
contournant les gouffres,

l’eau véhicule passe

mais l’été venu, il ne reste
qu’un filet de matière fraîche et périssable.

Puis plus rien.

La substance effacée.

Ma plainte,
son écho.

 
Lucarnes, Jacques Goorma, Arfuyen
De petites lucarnes qui tiennent sur quatre vers, à lire dans l’ordre, le désordre, à picorer. Parfois des maximes à s’imposer pour une paix intérieure : « écoute en soi », « admire », « n’impose rien ». Et des vers d’une grande force : « je me retourne / le chemin // s’est vidé / de mes pas ». La grandeur d’une montagne côtoie une main ridée, un chemin ou un ciel. Une attention particulière est accordée aux petites choses tout comme aux grandes, toutes liées à la nature. Être présence, à soi, à l’autre, à la nature… Ce sont aussi des poèmes du silence. De ce qui s’offre au jour sans avoir besoin de beaucoup de mots. Juste « donner le temps / à l’image de fleurir ». Le regard est très présent, proche de la parole. « Je cherche / dans les mots // les indices / du silence ». Ou encore « Un mot / plus léger que l’air // soulève des montagnes ». Et « écoute / ce qui ne fait // aucun bruit / est toujours là ». Dans ce livre : des pépites. Jacques Goorma a besoin de peu de mots pour embarquer le lecteur et l’emmener à s’interroger sur le sens de l’être, le silence et la vie. Il évoque aussi « l’autre ciel », la mort. Et il « nous invite / à être là », car « la vie / n’a / de désir / que vivre ».

sourire
pour s’offrir

le plaisir
d’un sourire

*

la joie est perdue
si tu la refuses

la peine
lorsque tu l’acceptes

 
Töölönlahti, la baie d’Helsinki, Anja Erämaja, traduction de Marja Nykanen (finlandais), Les Carnets du dessert de lune, collection LUA

Un livre sur le temps qui passe avec ses saisons, sur le temps qui s’arrête sur des images, des sensations. Un livre sur ce qui demeure quand tout est passé. Les poèmes se disposent sur la page en créant des formes, des vagues. Ce livre est une vague qui parfois se range. « C’est comme ça ma vie », une « course » qui « avance jusqu’à la fin ». Quelque chose est aussi très ancré au sol dans cette poésie, dans ce qui nous fonde, ce qui nous poursuit. Il y a le monde et notre époque mêlés à notre quotidien. Il y a la femme qui elle « aussi continue ». Tout cela Anja Erämaja nous le propose en nous entrainant dans sa course dans la baie d’Helsinki, dans ce footing qui favorise l’observation et la pensée. Tout ce qui défile en courant et impossible à retenir. Les choses vont et changent. Le « soleil nourrit l’humanité de sa lumière », « personne ne souhaite de chagrins ». C’est une poésie baume. Sans oublier les peurs qui nous traversent : « la peur est une pensée. La peur est un mot. » Une course à travers la ville, à travers le texte, comme s’il y avait une urgence à tout dire, tout déballer ce qui traverse l’esprit et le corps. Ce corps traversant la ville et le temps. Ce livre est très complet car sont également abordés les gens, les objets, mais aussi l’économie, l’histoire. Un livre qui évoque notre monde contemporain où tout va très vite.

Tout passz, comme passent les voitures
ici à Helsinginkatu, comme passent
les petites voitures dans la chambre des enfants
et les enfants. Et l’homme avec son vélo et da
doudoune et sa casquette et cet autre qui
pousse une poussette vide – eh oh ! Tu n’aurais
pas oublié quelque chose ?
Et cette femme qui parle, s’excite au rouge.
Le présent passe, la température change, le
journal conseille de porter un bonnet,
l’humain a priori n’est pas en danger.
On est protégé contre les
conditions climatiques à -20°,
ça passera comme les taxis passent

et les ambulances, on trouvera des
solutions contre les déchets et
concernant le transport public.
Les populations et les chiffres changent
autant que les périodes de productions et les offres.
Ces jours-ci on trouve des pâtisseries
en hommage au poète Runeberg.
J’en prends deux même si tu n’es pas là,
je les mange toutes les deux, les
observe dans le miroir tout en m’observant moi-même,
ai-je l’air bien, est-ce que j’ai encore la
langue bien pendue et est-ce que quelqu’un
viendra dans ma vie ?

 
Là où nous ne sommes pas, Guéorgui Gospodinov, traduction Marie Vrinat (bulgare), Les Carnets du dessert de lune, collection LUA
Lauréat du International Booker Prize en 2023, ce livre est un bijou dans lequel j’ai trouvé quelque chose qui pourrait s’approcher de la poésie de François de Cornière. Le titre Là où nous ne sommes pas, n’est pas anodin et d’ailleurs Guéorgui Gospodinov a une façon d’écrire des choses anodines mais qui ne le sont pas. Ce livre évoque l’ici, l’ailleurs et l’au-delà avec à la fois une simplicité et une profondeur et c’est ce qui fait poème. Peut-être suffirait-il d’être , dans un espace-temps. Peut-être faudrait-il profiter de ce avant qu’il ne s’échappe. Les poèmes vont au rythme de la vie, nous situent dans une géographie, questionnent les époques, évoquent la fragilité du corps et la fragilité des relations. Une recette de cuisine devient poème. Là où nous ne sommes pas, comme le paradis, mais tous ces autres lieux où nous sommes et évoluons, à travers l’Histoire et le quotidien.


où nous ne sommes pas,
c’est éternellement l’après-midi
et l’été
mouche et ciel,
et tout ce qui
n’a pas été,
mais a tout de même été,
est là.

Là est la coupe
qui s’est cassée,
maintenant – entière
comme par miracle,
Là est maman à vingt ans,
qui ne se rappelle pas,
là est la robe qu’elle
n’a pas osé s’acheter
et qui maintenant lui va bien,
là est mon père,
grand et beau,
là je jette un œil moi aussi
l’espace d’une seconde,
mais il est trop tôt,
je n’existe pas encore,
je n’existe pas
là.

 
Quatrains au goût populaire, Fernando Pessoa, traduit du portugais par Danièle Faugeras et Lorena Vita Ferreiera, érés - Po&Psy

325 quatrains écrits entre 1905 et 1935 au cœur de la ville de Lisbonne, ici traduits en français par Danièle Faugeras et Lorena Vita Ferreiera. Chaque page commence par la version portugaise, suivie de sa traduction, ce qui nous permet une entrée par la langue du poète pour chaque quatrain. Des poèmes d’amour, tantôt tristes, tantôt inquiets. Des quatrains où l’on ressent la solitude de l’être, la fragilité des sentiments, de la vie. Beaucoup de fleurs et même des bouquets. Comme des bouquets de vers. Une ode à la femme, et notamment le prénom Marie qui revient souvent, en référence à la Vierge.

Ton éventail est déplié
Sans que tu t’en serves pour t’éventer.
Cet amour qui pense sans arrêt,
Il commence ou il va s’achever ?

*

Toute la nuit j’ai entendu
Dans le lavabo l’eau goutter.
Toute la nuit j’ai entendu
Dans mon âme que tu ne peux m’aimer.

 
Paysage d’herbes folles, Santōka, poèmes traduits du japonais par Danièle Faugeras et Azusa Kurokawa, érés - Po&Psy
Le poète japonais SANTōKA (1882-1940), se présentait comme un moine mendiant passant sa vie à déambuler « comme les plantes aquatiques qui dérivent de rive en rive ». Entre voyages à pied et vie en ermitage, Santōka, a laissé sept recueils de haïkus écrits en vers libres, dont Paysage d’herbes folles est le quatrième. On y lit des pépites. Il évoque beaucoup les feuilles mortes mais se réveille chaque matin ou chaque nuit avec lune ou soleil pour l’éclairer. Le temps passe. Les herbes fanent. L’hiver revient de nouveau. Les années s’achèvent mais se renouvellent et le poète va et s’épanouit dans ce temps qui passe à bourgeonner, fleurir, flétrir et mourir. Le poète, comme la nature, passe son temps à s’épanouir pour disparaitre.

j’ai beau y réfléchir
c’est toujours la même chose
je foule les feuilles mortes

*

feuilles mortes enfouies
je puise de l’eau
une eau si transparente…

*

      malade, j’ai écrit 2 poèmes
que je sois couché
ou levé
les feuilles tombent

*

me réveillant soudain
juste au-dessus de moi
je sens la lune

 
Les cendres de l’envol, Chams Langaroudi, poèmes traduits du persan par Farideh RAVA, érés – Po&Psy

68 poèmes publiés sous forme de feuillets, idée originale. Ils pourraient s’éparpiller sur une table et se lire au hasard. Cela ne retire rien à la force de ces poèmes. Chams LANGAROUDI est l’une des figures les plus importantes de la littérature iranienne contemporaine et il s’agit ici d’un choix de poèmes écrits entre 1976 et 2021. Une langue entourée de silences pour dire la fragilité de la vie, la mort qui rôde, la terre qui tremble. Une langue où le lecteur ressent une certaine « honte » d’être soldat, ce soldat sur le passage duquel les fleurs s’écartent. Mais la langue ne peut sûrement tout dire. Je retiens, un message d’espoir : trouver la paix au bout du chemin.

faut-il que je me consume sans un mot
jusqu’à me perdre dans les ténèbres
jusqu’à devenir une étoile filante ?

je suis une flèche ardente
en vie grâce à mes cendres
avec pour seule joie
de blesser
les ténèbres

Cécile Guivarch


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